L’intimité met les institutions au défi
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Déjà multiple et parfois délicate à appréhender, la notion d’intimité prend encore une autre dimension pour les personnes en situation de handicap, dont les possibilités de vivre une intimité affective et sexuelle se trouve toujours dépendante d’autres.
Par Julien Bürki, travailleur social, Delphine Morend, travailleuse sociale, Loïc Oggier, travailleur social, et Victorine Zermatten, neuropsychologue et responsable pédagogique, Fondation Foyers Valais de Cœur, Sion
« Un territoire que chacun·e tente de garder, afin de préserver son identité propre » : telle est la définition de l’intimité selon Denis Pelletier, professeur des sciences de l’éducation à l’Université Laval, au Québec, dans son ouvrage consacré à cette notion. En conséquence, « lorsque l’on permet à l’autre de traverser ce territoire, on accepte de baisser les barrières, de se dévoiler à l’autre » [1]. Le terme d’intimité se laisse difficilement appréhender, tant il recouvre à la fois un champ large, tout en étant propre à chaque personne et à chaque situation.
Deux champs spécifiques de l’intimité seront abordés dans cet article, à savoir la sexualité et les relations amoureuses des personnes en situation de handicap physique vivant en institution. Plusieurs interrogations émergent en lien avec l’expérience des personnes résidentes aussi bien qu’avec celle des professionnel·le·s qui les accompagnent. Cet article se propose d’aborder trois questions : Quelles sont les limites d’accès à la sexualité et aux relations amoureuses pour une personne en situation de handicap physique ? Que deviennent ces limites lorsqu’une vie en institution s’avère nécessaire ? Comment se positionnent les professionnel·le·s lorsque des situations d’intimité sont en jeu ?
Dans une vie menée de façon indépendante, la sexualité constitue un champ privilégié de l’intimité. Celle-ci peut alors mener à un épanouissement et à une satisfaction de besoins essentiels, lorsqu’elle est désirée et réalisée selon les choix de la personne. Or, la situation de handicap physique engendre d’importantes contraintes et de nombreuses interventions s’effectuent dans les champs de l’intime, comme les soins d’hygiène ou la sexualité.
La manière d’appréhender et de vivre la relation d’aide au cœur de l’intimité est également propre à chaque résident·e. Cet espace intérieur et subjectif appartient à chacun∙e et le partager ou non constitue un acte volontaire, sensible et profond. Être touché·e physiquement durant les soins d’hygiène n’est pas un geste anodin et la perception de ce touché diffère : il peut aller d’un acte perçu comme légitime par la personne en situation de handicap, dans un contexte d’aide et de soins, jusqu’à un sentiment de malaise prononcé. Parfois, la gêne est telle que la personne en situation de handicap ne verbalise pas sa difficulté et préfère la subir plutôt que de la partager.
Être touché·e durant des soins touche à l’intimité du corps, mais diffère significativement de la recherche d’expérience sexuelle, de sensualité, d’affectivité et de tendresse. Ces besoins constituent une part de l’évolution de toute personne, de son accomplissement et de ses besoins. Dans notre société, l’engagement dans une relation affective et sexuelle est souvent lié à l’image du corps, lequel devrait pouvoir plaire et provoquer l’envie de toucher chez la personne avec qui l’intimité est partagée. Ces injonctions peuvent soulever des questions auprès des personnes concernées : comment parvenir à construire une relation affective et sexuelle si les personnes en situation de handicap ne correspondent pas aux standards privilégiés, soit le beau, l’harmonieux, le paraître, l’aisance, la performance sexuelle ?
Reconnaître les besoins de chacun·e
L’intimité et la sexualité constituent donc incontestablement des besoins de base de tout être humain, y compris des personnes vivant avec un handicap physique. Marcel Nuss, essayiste français atteint d’amyotrophie spinale [2], déclare à ce sujet : « Non, les personnes handicapées ne sont pas des anges privés de sexe. Assurément non. Il faut le dire et le redire encore. Le clamer même. Ils sont hommes, ils sont femmes, habités d’esprit, pourvus d’âme, enveloppés de chair, traversés par les flux et reflux sanguins et les humeurs de leur espèce humaine. » [3]
Outre les dimensions physiques de la relation amoureuse, de nombreux autres espaces relatifs à celle-ci peuvent être explorés en matière d’intimité, par exemple le plaisir d’être ensemble, la tendresse, la complicité ou encore le dialogue. La vie en institution peut être perçue comme un lieu propice à l’intimité désirée du fait de la présence d’autres personnes vivant des situations similaires. Dans la réalité, l’institutionnalisation contient son lot de contraintes propres à la vie en communauté où ne se trouve pas uniquement l’individu avec sa sexualité et son intimité mais de multiples autres acteurs∙trices, comme les professionnel·le·s, le réseau de la personne ou encore sa famille.
La situation de handicap cumule donc de nombreuses entraves à vivre la dimension affective et sexuelle de l’intimité, tant physiques que sociales. En plus, l’accès à l’information peut être restreint, alors que les besoins sont importants [4]. Il s’agit aussi pour la personne en situation de handicap de parvenir à oser formuler ses besoins, posséder les compétences de les expliciter et accepter d’être aidée pour les réaliser.
Répondre aux attentes
Les professionnel·le·s tel·le·s que les infirmier∙ière·s ou les assitant∙e∙s en soins et santé communautaire, dont le travail d’encadrement touche à l’intimité de la personne accompagnée, jouent un rôle essentiel dans l’aide proposée en matière d’intimité. Il s’agit dès lors pour elles et eux de questionner leurs représentations. En effet, leurs limites et valeurs en tant qu’individu, déterminent leurs actions et leurs comportements, lesquels exigent un savoir être particulier, au-delà des compétences techniques demandées par le cadre institutionnel. Même si les gestes sont quotidiens, ils ne deviennent pas banals et reposent notamment sur le respect de la sphère privée des personnes, ainsi qu’une posture d’écoute et de non-jugement.
Répondre correctement au besoin d’intimité d’une personne vivant en institution représente donc un processus complexe. En plus de la difficulté à comprendre les besoins de l’individu en situation de handicap, les professionnel·le·s sont confronté·e·s à un potentiel manque d’outils pour y répondre et à leurs propres tabous. L’institution a ici également un rôle clé à jouer en proposant des formations et des espaces d’écoutes et d’échanges sur des situations vécues.
La Fondation Foyers Valais de cœur a pour mission l’accueil et l’hébergement de personnes en situation de handicap et/ou victimes de lésions cérébrales. Celle-ci met à disposition de ses collaborateurs et collaboratrices une charte et un guide d’accompagnement spécifique à l’intimité des résident∙e·s. Ces documents les aident à répondre aux différents besoins des personnes accompagnées.
La réflexion sur les besoins d’intimité des résident∙e·s a toujours été un point d’attention au sein de la Fondation, et a été concrétisée sous la forme d’une charte et d’un guide d’accompagnement à la suite de l’apparition de comportements sexuels problématiques (exhibitionnisme) chez une résidente cérébrolésée. Face aux réactions, parfois fortes, des collaboratrices et collaborateurs ainsi qu’aux besoins de la personne concernée, une commission a été créée, avec pour mission de réfléchir à un concept tenant compte des différents aspects de la vie affective, sexuelle et relationnelle des résident·e·s.
Clarifier le cadre
Quatre étapes de concrétisation de ce projet institutionnel ont été déterminées. La première a consisté à former l’ensemble du personnel sur le thème de la vie affective, sexuelle et relationnelle des personnes en situation de handicap. Cette formation [5] aborde des aspects théoriques tels que l’approche intégrative de la sexualité et ses multiples composantes. Les ateliers pratiques ont offert aux professionnel·le·s un espace pour s’exprimer et mener une réflexion sur leurs représentations de la sexualité des résident·e·s, leur vécu au quotidien avec des personnes accompagnées et leurs propres besoins. Ils ont mis en évidence la nécessité de clarifier le cadre institutionnel et le besoin de disposer de personnes ressources au sein des foyers.
Pour clarifier le cadre institutionnel, une charte intitulée « Vie affective, sexuelle et relationnelle des résident·e·s vivant au sein de la Fondation Foyers Valais de Cœur » a été rédigée. Ce document détermine les droits et les devoirs de l’institution et des personnes accompagnées concernant leur intimité. Les aspects en lien avec le cadre éthique et juridique sont précisés et les engagements de l’institution sont explicités. Il est décrit que la vie affective et sexuelle fait partie des droits fondamentaux de chaque être humain, et que les personnes en situation de handicap ont droit à des réponses concrètes et adaptées face à l’obstacle majeur que le handicap peut représenter pour leur épanouissement affectif et sexuel. Ces réponses concrètes et adaptées figurent dans un guide d’accompagnement spécifique à l’intimité des résident∙e·s, qui pose un cadre et définit les règles en matière de vie affective et sexuelle des bénéficiaires dans les différents foyers de la Fondation. Ainsi, lorsqu’une situation touche à l’intimité, le collaborateur ou la collaboratrice est encouragé·e à chercher la solution dans le guide.
Une commission « ressources » est également à disposition des professionnel·le·s. Composée de quatre membres [6], elle endosse plusieurs missions, à commencer par le soutien dans le processus de compréhension et d’explications des besoins et des comportements des résident·e·s : si un·e professionnel·le s’interroge sur le sens à donner à une demande ou à un comportement de nature sexuelle, la commission l’aide dans la recherche d’explications, en lui fournissant des moyens d’observation des besoins et/ou des comportements. Des grilles d’observation sont parfois utiles pour clarifier la fonction d’une conduite. Par exemple, les outils proposés par la commission ont aidé à déterminer qu’un comportement inapproprié d’exhibitionnisme d’une résidente n’était pas une recherche de relations sexuelles, mais une demande d’attention. Cette commission est actuellement uniquement destinée aux professionnel·le·s, mais une réflexion est en cours pour permettre aux résident∙e·s d’y faire appel.
La deuxième mission consiste à approfondir les étapes concrètes de réalisation d’un projet individuel en lien avec l’intimité contenues dans le guide d’accompagnement. Ainsi, si un besoin et/ou un comportement touche effectivement la sphère de l’intimité, la commission peut aider à la définition des étapes pour une intervention d’un·e assistant·e sexuel·le. Finalement, la commission accompagne les professionnel·le·s face à une situation difficile à gérer, dans le but de les aider dans la gestion de leurs propres émotions.
Différentes situations ont été soumises à la réflexion de la commission depuis sa création en 2015. Des comportements problématiques de nature sexuelle nécessitant une compréhension plus fine de la situation, des interventions d’assistant·e·s sexuel·le·s, ou encore la gestion des relations intimes entre résident·e·s en font partie. Ses multiples interventions démontrent la nécessité d’un tel soutien dans les institutions sociales accueillant des personnes en situation de handicap, tant pour les résident·e·s que pour les professionnel·le·s, pas forcément à l’aise sur le sujet de l’intimité.
[1] Pelletier D. (1987). Ces îles en nous. Propos sur l’intimité, Editions Québec-Amérique Montréal, p. 138.
[2] https://www.marcelnuss.com/
[3] Nuss Marcel (2008). Handicap et sexualités : Le livre blanc, Editions Dunot Paris, p.44
[4] Sur le blog d’INSOS, Samuel Häberli indique : « Les professionnels ne doivent pas partir du principe que les personnes accompagnées possèdent les connaissances et les compétences nécessaires en matière de sexualité ». Häberli S. (2019, 31 juillet). Sexualité autodéterminée dans les offres d’habitations institutionnelles. INSOS Suisse.
[5] Cette formation a été construite avec la collaboration des centres SIPE.
[6] Les quatre membres de la commission « ressources » sont : un·e représentant·e de chacun des trois foyers de la Fondation et la neuropsychologue.
Lire également :
- Catherine Agthe Diserens, «Lire la nature du désir au-delà des mots», REISO, Revue d'information sociale, publié le 3 octobre 2022
- Lisa Genoud, «Sexualité féminine et handicap: désir d’autonomie», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 4 octobre 2021
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Julien Bürki et al., «L’intimité met les institutions au défi», REISO, Revue d'information sociale, publié le 2 novembre 2023, https://www.reiso.org/document/11543