Vers un nouveau modèle de protection sociale?
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Questionner le modèle suisse d’assurances sociales est crucial pour garantir qu’il réponde aux problématiques sociales présentes en respectant les principes d’égalité et de solidarité [1].
Par Eric Zbinden, sociologue ayant travaillé en psychiatrie sociale
Chaque pays a un modèle de protection sociale différent avec ses lacunes et ses avantages. Ces modèles sont inévitablement liés au système légal du pays. C’est le cas pour la Suisse, un modèle qui est façonné à partir des problèmes sociaux existants, à des moments donnés, et étendu jusqu’à nos jours. Une des idées maitresses consistait et consiste encore de nos jours à chercher, pour les personnes dans le besoin, au plus vite un emploi rémunéré, afin de les sortir de leur situation peu enviable. Toute solution trouvée est en règle générale un avantage pour le client et le service d’assistance lui-même. Est-ce vraiment une logique implacable et immuable en vue des situations actuelles avec des réfugié·e·s de multiples pays ? En plus, si nous prenons l’exemple des migrant·e·s en situation irrégulière qui n’ont pas de contact avec les services sociaux et qui pour des raisons diverses ne le souhaitent pas, ou d’autres personnes en situation régulière qui redoutent de contacter les services sociaux parce qu’elles craignent de prendre des risques dans leurs recherches d’emplois. En vue de ces situations et bien d’autres, ne vaut-il pas la peine de revoir la protection sociale dans sa globalité ?
Capacité d’adaptation aux changements
De nouvelles situations sociales ont donc vu le jour, d’une part avec le Covid, et d’autre part avec l’arrivée des réfugié·e·s des pays européens et surtout d’autres régions du monde (Kurdes du nord de la Syrie et d’Iraq par exemple). Pour les Suisses, la protection sociale couvre déjà une bonne partie des problèmes sociaux, mais il y a néanmoins de graves lacunes. Une partie des travailleurs et des travailleuses n’est pas ou très insuffisamment couverte — les femmes en général et les mères cheffes de famille en particulier, les indépendant-e-s, les travailleurs aux bas salaires, précaires et au noir. La durée de la prestation d’assurance est souvent limitée et le montant est variable. Diverses aides sociales peuvent, au besoin, être sollicitées. Leurs montants sont bas et varient d’un canton à l’autre. L’accès à ces aides est laborieux et souvent humiliant. En outre, la couverture de la perte de salaire par suite d’une maladie n’est pas obligatoire en Suisse. Seules une partie des employeur·euse·s et certaines conventions collectives de travail (CCT) l’assurent. Tout compte fait, cela fait une partie assez importante de la population du pays qui est dans les faits mal couverte voir pas du tout.
L’aide sociale actuelle (anciennement assistance) couvre, à titre subsidiaire (après épuisement de tous les autres droits), le minimum vital à un niveau très bas, actuellement 1'006CHF pour les besoins de base d’un ménage d’une personne. Les frais de logement, de santé et divers compléments, accordés au cas par cas, s’y ajoutent. Ce montant est déterminé par un organisme national, la CSIAS, qui recommande un barème. Plusieurs cantons et communes se situent néanmoins en dessous de celui-ci, qui a d’ailleurs été baissé à plusieurs reprises ces dernières années. De plus, recevoir l’aide sociale peut impliquer le retrait ou la rétrogradation du titre de séjour et l’expulsion des personnes sans nationalité suisse.
Le modèle suisse de protection sociale se base logiquement sur la législation suisse. Le modèle français (SECU) — quant à lui — a donc une autre base légale, mais a cherché, contrairement au modèle suisse, de couvrir la totalité des situations sociales demandant une aide. Elle ne la couvre pas non plus à 100%, mais bien plus que le système actuel suisse. Ainsi il n’y a pas de comparaison possible, à part l’idée d’une couverture générale qui, elle, peut être facilement reprise en Suisse. C’est la proposition faite par le « Réseau de réflexion » — en allemand « Denknetz » — donc un « thinktank » suisse fondé sur les principes d’égalité et de solidarité, qui y travaille depuis plus d’une décennie.
Assurance générale de revenu
Ce nouveau modèle — qui sort du commun des réflexions dans ce domaine qui restent en général très ponctuelles — propose aujourd’hui une réforme globale fondée sur les lois existantes, à savoir une assurance générale de revenu [2]. Il met fin à l’imbroglio des prestations sociales créées en Suisse tout au long du 20e siècle. Le modèle propose, d’une part, une assurance sociale unique, indépendante de la cause de la perte de revenu. D’autre part, il élargit les prestations complémentaires AVS-AI actuelles à l’ensemble des situations de besoin. Elles remplaceront notamment l’aide sociale.
Plus concrètement, cette assurance :
- Couvre l’ensemble des causes de perte de revenu pour l’ensemble des habitant-e-s de Suisse avant l’âge de la retraite. Des prestations — indemnités journalières ou rentes — sont versées tant que le revenu fait défaut.
- Remplace, après l’âge de la retraite, les prestations actuelles aux personnes rentières AVS-AI et s’étend également à l’ensemble des personnes sans revenu ou assurance suffisants. Elles sont identiques sur tout le territoire suisse. Les besoins vitaux sont couverts dans toutes les situations.
- Offre des possibilités de formation et des soutiens personnels sur une base volontaire par un service unifié, public ou privé non lucratif, ouvert à toutes les situations, simplifiant grandement la gestion actuelle, très complexe et coûteuse.
- Génère un nouveau droit de la migration qui redevient indépendant du droit aux prestations sociales. La protection sociale ne dépend plus du passeport.
Les coûts seront portés par la Confédération. Des calculs détaillés font partie du livre et permettent une comparaison avec la situation actuelle. Il n’y aura plus de différence de coûts et de règles selon les régions.
Il ne faut pas rêver, un tel projet bouscule bien des idées reçues, mais le débat est lancé et le sujet vaut la peine d’être discuté. Pendant de longues années, il n’y a plus eu de débat au niveau global.
[1] Cet article a initialement été publié en mai 2023 sous le titre « Vers un nouveau modèle de protection sociale ? » dans ActualitéSociale, la revue spécialisée en travail social de l'association faîtière AvenirSocial avec qui REISO entretient un partenariat rédactionnel. L'article repose sur le modèle proposé dans le livre « Reconstruire la protection sociale. Pour toutes et tous ».
[2] Ce modèle a été décrit en détail dans le livre édité d’abord en allemand : Ruth Gurny et Beat Ringger, «Für alle und für alle Fälle » Edition 8, Zurich, livre qui a été traduit en français : « Reconstruire la protection sociale. Pour toutes et tous ». En savoir plus
Lire également :
- Lucile Franz et Maëlle Meigniez, «Pour une sociologie des politiques sociales», REISO, Revue d'information sociale, publié le 25 septembre 2023
- Jean-Pierre Tabin, «Pauvreté: la douteuse stratégie du Conseil fédéral», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 20 décembre 2021
- Jean-Pierre Tabin, «Politique sociale en temps de crise», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 31 août 2020
Cet article appartient au dossier Durabilité
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Comment citer cet article ?
Eric Zbinden, «Vers un nouveau modèle de protection sociale?», REISO, Revue d'information sociale, publié le 23 novembre 2023, (Publication originale: ActualitéSociale, mai 2023), https://www.reiso.org/document/11664