Caractériser les recherches-actions collaboratives
© C D/peopleimages.com / Adobe Stock
Depuis une dizaine d’années, la recherche-action se trouve davantage valorisée dans le milieu académique. Parmi les diverses formes que peut prendre ce type d’approche, focus sur les recherches-actions collaboratives.
Par Stéphane Rullac, professeur en innovation sociale, Haute école de travail social et de la santé (HES-SO), Lausanne
Quelles sont les caractéristiques des « recherches-actions collaboratives » ? En 2015, un collectif international francophone a proposé une définition qui pose les contours de cette approche, tout en laissant de larges possibilités d’adaptation aux contextes de mise en œuvre :
Il ne s’agit pas d’un label, d’un projet scientifique, mais plutôt d’une appellation totalement non contrôlée, expression valise pour embarquer avec nous des acteurs d’expériences différenciées qui cherchent à comprendre et/ou agir, en pratiquant des pratiques collaboratives singulières qui se cherchent et qui ont besoin de s’éprouver et de s’évaluer. (Les chercheurs ignorants, 2015, p. 12)
Cette démarche hybride, entre la recherche et l’action, relève de la recherche développement [1]. Elle intègre des approches dont le point commun est de simultanément viser à comprendre, agir, transformer, former et associer. En 2023, le soussigné a participé à l’atelier-forum « La recherche-action… relier pour innover », de la plate-forme recherche-action.ch [2], dont la qualité des débats l’a incité à rédiger ce texte, en articulation avec ses propres recherches.
Une finalité sociale
Les recherches-action collaboratives (RAC) présentées durant cette journée possédaient en commun de proposer une approche orientée vers le développement de solutions (outils, dispositifs, politiques sociales, etc.), dans un contexte toujours situé. Il s’agit donc d’une logique alternative, qu’il est aussi possible de considérer comme alter/native, autrement dit un « autre ici ». Le projet ne consiste pas à changer les autres, dans un ailleurs, mais bien l’environnement des personnes concernées, dans une volonté d’appliquer à soi-même un changement plus ou moins radical.
Pour permettre l’évolution nécessaire, toutes les personnes concernées doivent donc être mues par un désir intense de modifier les choses, tant les défis soulevés par les recherches-actions collaboratives sont exigeants. Tentons de les passer synthétiquement en revue.
- Les RAC réunissent une multiplicité d’acteurs et d’actrices, lesquel·les constituent un réseau se trouvant en interaction. Ces personnes peuvent appartenir aux champs politique, scientifique, professionnel et d’expertise d’usage [3].
- Elles traitent toujours de plusieurs objets, dans une articulation étroite entre une dimension explicite et implicite. La dimension explicite est un objet social, comme le harcèlement de rue subi par les femmes (HETS-FR et Ville de Lausanne [4]), ou la déficience auditive qui limite la possibilité de trouver un emploi (HETSL-VD [5]). La dimension implicite est le processus démocratique mis en œuvre pour trouver une solution à la problématique sociale. Dans une recherche classique, la méthode est un moyen, alors que dans une RAC, la méthode est la finalité, et la problématique sociale est un moyen.
- Les RAC visent ainsi moins à étudier le social qu’à le modifier et à le façonner. S’il s’agissait de médecine, la démarche ne viserait pas à étudier le cerveau pour le comprendre, mais à le comprendre pour développer de nouvelles connexions neuronales, en mobilisant les réseaux préexistants qui souffrent d’une manière ou d’une autre de dysfonctionnements limitant l’activité cognitive.
- Les acteurs et actrices des RAC sont les équivalents d’artisan·nes qui travaillent collectivement dans leur atelier sur un objet forcément unique, selon une forme d’art de bricolage.
- Ce bricolage collectif vise à façonner le social dans ses processus divers et variés, mais dans une finalité commune visant à équilibrer les pouvoirs et à réduire les formes de dominations. Les RAC représentent ainsi des micro-révolutions démocratiques, non violentes et pacifistes, dont l’idéal consiste à ce que le ou la dominée le soit moins.
- Si les RAC sont des projets non violents, elles peuvent néanmoins devenir hautement conflictuelles, tant elles contribuent à casser des murs, des allants de soi, des habitudes et des dominations.
Une épistémologie citoyenne
Les références mises en œuvre, d’un point de vue éthique, conceptuel et méthodologique, sont interdisciplinaires et dépassent les frontières académiques classiques. De ce point de vue, il s’agit d’un syncrétisme entre les sciences humaines et sociales, l’ingénierie sociale et le design. Cette caractéristique peut poser d’ailleurs de grosses difficultés pour les scientifiques impliqué·es, qui perdent une forme de pureté disciplinaire et une cohérence théorique, notamment dans leur CV, au moment des multiples évaluations entre pair·es qui émaillent une carrière académique.
Sur cette base interdisciplinaire, les RAC amènent à une approche transdisciplinaire qui articule étroitement des savoirs n’étant pas, a priori, alliables au regard des normes scientifiques de l’expertise. Cette caractéristique pose également de nombreux défis, notamment dans le financement des projets, dont potentiellement l’un·e des responsables est un·e expert·e d’usage. A contrario, les dispositifs de financements publics de la recherche appliquée requièrent exclusivement un encadrement par des chercheur·ses statutaires, avec beaucoup d’expérience et de reconnaissance, qui plus est.
Ainsi, si les RAC visent à l’affutage du jeu social pour réduire les pics de dominations, leurs caractéristiques scientifiques sont souvent mises en cause selon les canons académiques classiques en sciences humaines et sociales, qui soutiennent davantage la Recherche Appliquée et l’étude critique. Ainsi, dans leurs approchent de co-développement, les RAC renouvellent la définition même de la recherche en sciences humaines et sociales, en s’inscrivant dans le paradigme de citizen science (Dias da Silva et al., 2017), notamment basée sur l’expertise d’usage (Heijboer, 2022).
Si les méthodologies des RAC commencent à être bien documentées, des enjeux éthiques se font jour, notamment en ce qui concerne l’évaluation. En ce sens, l’une des interrogations est de savoir qui doit évaluer, dans quelle temporalité et avec quels critères le fait d’avoir permis un impact social, principal critère des RAC.
D’autres questions émergent encore. Par exemple, si les RAC participent à renouveler les normes, comment prévenir que les dispositifs mis en œuvre ne créent pas de nouvelles dominations ? Un code déontologique ne devrait-il pas établir un principe de non-institutionnalisation de l’implication des promoteurs professionnels des RAC ?
Une conceptualisation du lien social
Les RAC permettent de renouveler le lien social, selon cinq modalités complémentaires (Rullac et al., 2023), qui s’intègrent au concept de reliance. Celui-ci consiste à « créer ou recréer des liens, établir ou rétablir une liaison entre une personne et, soit un système dont elle fait partie, soit l’un de ses sous-systèmes. » (Bolle de Bal, 2023, p.103) :
- La reliance psycho-sociale : une relation renforcée entre les personnes mobilisées ;
- La reliance psycho-logique : une relation renforcée avec soi-même ;
- La reliance sociale : une relation renforcée au sein de la norme ;
- La reliance socio-numérique : une relation renforcée avec une outil de médiation ;
- La reliance socio-logique : une relation renouvelée entre normes et déviances, au profit des secondes.
Finalement, il convient de relever que si les RAC possèdent l’énorme avantage d’être une appellation « non contrôlée », leurs développements nécessitent cependant une catégorisation accrue pour en démontrer l’efficacité sociale. Cet article est une tentative d’avancer sur ce chantier collectif qui ne fait que commencer.
Bibliographie indicative
- Bolle De Bal, M. (2003). Reliance, déliance, liance : émergence de trois notions sociologiques. Sociétés, 80, 99-131.
- Dias da Silva, P., Heaton, L. & Millerand, F. (2017). Une revue de littérature sur la « science citoyenne » : la production de connaissances naturalistes à l’ère numérique. Natures Sciences Sociétés, 25, 370-380.
- Heijboer, C. (2022). À quoi sert l’expertise usagère ?. Sociographe, 77, 149-155.
- Les chercheurs ignorants (dir.) (2015). Les recherches-actions collaboratives. Rennes : Presses de l’EHESP.
- Rullac, S., Maeder, P., Gey, N. (2023). Réduire le chômage de très longue durée en Suisse occidentale par un matching entre offre et demande d’emplois. LHUMAINE, (2).
[1] Les recherches habituelles relèvent de la recherche appliquée qui étudient le fonctionnement social, sans chercher à le modifier directement, si ce n’est grâce à la formalisation de préconisations adressées aux acteurs et actrices de terrain.
[2] Voir le site recherche-action
[3] Les expert·es d’usage sont les personnes qui développent un savoir parce qu’elles sont concernées par les phénomènes sociaux abordés et font usage du dispositif élaboré.
[4] https://www.hets-fr.ch/fr/recherche-et-prestations-de-services/projets-de-recherche/harcelement/; Lire également : Myrian Carbajal et Emmanuel Fridez, «Une étude chiffre le harcèlement de rue à Fribourg», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 8 février 2021
[5] https://www.hetsl.ch/laress/catalogue-des-recherches/detail/franchir-le-mur-du-son-une-plateforme-numerique-dinformation-et-de-coaching-pour-favoriser-lemploi-au-dela-de-la-deficience-auditive-7478/show/Research/?_gl=1*xg3wf3*_ga*MjEwMjUxNTE1MS4xNjI2OTYwNDQ2*_ga_H1XSEMWQKS*MTY5NDg1MTMwMC4zNy4xLjE2OTQ4NTEzNjMuNTcuMC4w
Votre avis nous intéresse
Comment citer cet article ?
Stéphane Rullac, «Caractériser les recherches-actions collaboratives», REISO, Revue d'information sociale, publié le 18 janvier 2024, https://www.reiso.org/document/11907