De la pression d’entrer dans le monde du travail
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Les jeunes quittant l’école subissent de nombreuses pressions pour entrer rapidement en formation duale et devenir autonomes financièrement. Conscientiser ces enjeux représente un élément essentiel à une meilleure insertion professionnelle.
Par Mathilde Appia, directrice, Fondation Qualife [1], Genève
À la question « que faites-vous dans la vie ? », il s’agit d’entendre en réalité « quelle est votre activité lucrative ? ». Dans la société contemporaine, chacun·e se trouve en effet souvent résumé∙e à son identité professionnelle. En être dépourvu∙e équivaut donc à être en échec, à n’être pas tout à fait quelqu’un·e, à être un poids pour la société : il faut travailler ou être en formation pour être un∙e citoyen∙ne reconnu∙e. Cette injonction à « faire quelque chose de sa vie » s’avère source de pression immense pour les jeunes en rupture, dans la mesure où elle est portée par la société et relayée par leur entourage, même inconsciemment.
Une pression multidimensionnelle
Pour les jeunes qui visent le monde du travail, les pressions sont multiples. On l’a dit, la société n’accorde de statut qu’à celles et ceux qui disposent d’une identité professionnelle. Il y a ensuite les ami∙es qui, les un∙es après les autres, s’inscrivent dans un projet professionnel, laissant malgré eux∙elles pour marginalisé∙e celui ou celle du groupe qui n’y parvient pas. Il y a bien sûr les parents, qui poussent leurs enfants à s’activer, à entrer dans la norme et à devenir financièrement indépendant∙es. Les institutions ajoutent de la pression avec des outils tels que le CASI (contrat d’aide sociale individualisé), un surplus d’aide sociale « au mérite », accordé à condition que la personne s’engage activement dans son projet d’insertion.
Le temps qui passe représente une autre grande source de pression dans une culture qui porte un regard réprobateur sur l’échec et les parcours atypiques. Plus une personne tarde à rejoindre le monde du travail, plus elle aura du mal à le rejoindre car son dossier sera suspect. Un cercle vicieux dont les jeunes ont conscience et qui les enjoint à y arriver au plus vite. Et pour celles et ceux qui vivent dans l’immédiateté d’une génération ultraconnectée, le temps long qu’implique la construction d’un projet professionnel peut être source de frustration.
La montée des exigences scolaires se révèle une autre source de pression encore. Que ce soit pour trouver une entreprise formatrice ou entrer dans une école du secondaire II, un certain niveau scolaire est exigé. Lorsqu’on est sorti de l’école obligatoire en ne maitrisant pas les exigences fondamentales requises, la pression est aussi forte que le soutien est faible.
De manière moins connue, les jeunes sont mis sous pression par la nécessaire gestion administrative, surtout une fois majeur·es. Il y a les documents à réunir et les échéances à respecter pour l’obtention d’une aide ou le renouvellement d’un permis. Cela bouscule leurs priorités. Ils∙elles ne savent plus si chercher un apprentissage reste prioritaire ou si ces démarches administratives doivent prendre le dessus. Comment faire face quand tout est important, mais rien n’est facile ?
Céder aux pressions, quels enjeux ?
Ces injonctions à s’insérer professionnellement et à atteindre une indépendance financière peuvent mener à prendre les mauvaises décisions. Par exemple, choisir le gain rapide du salaire d’un petit job est un mauvais calcul à moyen et long terme par rapport à s’engager dans une formation certifiante. Cette seconde voie assurera non seulement de bien meilleurs revenus à long terme, mais permet surtout de se prémunir de la récurrente précarité que connaissaient les personnes sans diplôme.
Pire encore, ces pressions peuvent parfois conduire les jeunes à gagner de l’argent de manière illégale, ou à fournir de faux documents pour se faire engager, ce qui peut leur porter préjudice pendant de nombreuses années.
Accepter la première place d’apprentissage qui s’offre à soi pour apaiser l’entourage et se libérer de sa pression est un autre piège. Il en va de même quand on débute le collège pour faire plaisir aux parents. Il y a très peu de chances que le∙la jeune mène sa formation à son terme s’il∙elle s’engage dans une voie qui ne lui correspond pas, ou alors au risque de mettre en péril sa santé physique ou mentale.
Quelles perspectives d’accompagnement dans ce contexte ?
L’accompagnement socio-professionnel proposé aux 18-25 ans en recherche de formation doit prendre en considération ces enjeux.
La première étape est de faire prendre conscience au jeune les pressions dont il est l’objet. Ainsi, il peut conscientiser ce qui se joue et distinguer ce sur quoi il a une prise, et ce avec quoi il va devoir composer sans possibilité d’action. Il est toujours plus facile de gérer une situation que l’on comprend.
Faire diminuer la pression en discutant avec le réseau qui entoure le jeune s’inscrit comme une deuxième étape clé : en parlant de ce que chacun·e fait et en s’alignant sur des buts et des moyens, tout le monde se tranquillise et fait davantage confiance à ce qui est en cours. Une étape essentielle pour le·la jeune est de rassurer les parents sur le fait que leur enfant ne reste pas sans rien faire, qu’il ou elle est au contraire engagé·e dans un processus d’insertion professionnelle, qu’il est normal que cela prenne du temps et qu’ils peuvent lui faire confiance.
Offrir un meilleur accès aux informations est un autre axe efficace : lorsque un·e jeune est, par exemple, au clair sur les critères d’accès à un CFC et sur les moyens à sa disposition pour les atteindre, la pression diminue et celle résiduelle est mieux gérée. Il s’agit de laisser le moins de place possible à l’incertitude, laquelle se nourrit de la pression, et la nourrit en retour. Dans la même veine, défricher la situation administrative et poser un cadre avec des priorités claires réduit la pression et permet à la personne d’investir plus efficacement son énergie.
Pour finir, un enjeu central de l’accompagnement se joue sur les représentations : la perception des échecs et des réussites, la représentation de l’apprentissage dual par rapport à d’autres voies, la notion du gain à court et long terme. Dans un monde où les perspectives s’avèrent particulièrement incertaines — que ce soit vis-à-vis de la viabilité de la planète, des conflits armés ou de la disparition des métiers en lien avec l’intelligence artificielle —, donner du sens aux actes et l’envie de se projeter dans le futur ne coule pas de source. Pourtant, c’est une condition indispensable pour mobiliser les ressources nécessaires à rejoindre ce sacro-saint marché du travail.
[1] La Fondation Qualife accompagne depuis dix ans des jeunes de 18 à 25 ans dans leur recherche d’un apprentissage dual, puis durant toute la durée de leur formation. En octobre 2023, elle a participé à Genève à la journée du collectif aiRe d’ados. Cet article est issu de l’atelier qu’elle y a animé : Jeunes visant le monde du travail : pressions et perspectives d’accompagnement.
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Mathilde Appia, «De la pression d’entrer dans le monde du travail», REISO, Revue d'information sociale, publié le 24 octobre 2024, https://www.reiso.org/document/13256