Précarité et surpoids: quels liens?
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Les liens entre précarité et surpoids restent peu étudiés. La précarité étant un déterminant du surpoids, ce dernier est étroitement lié à une situation précaire. Cet article présente l’imbrication de ces deux phénomènes.
Par Corentin Pannatier, étudiant Master HES en travail social
Comment se répartit l’indice de masse corporelle (IMC) au sein de la population lausannoise ? Une équipe de recherche de l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) et du Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV) s’est emparée de la question dans une étude récente (Joost et al., 2016). Ce travail montre que les personnes génétiquement prédisposées à l’obésité la développeront davantage si elles vivent dans des conditions socio-économiques difficiles (ibid.), rejoignant ainsi les constats que l’IMC est influencé par des facteurs tels que la génétique, la nutrition, le mode de vie ou encore l’environnement de la personne (EPFL, 2017). Ainsi, les habitant∙es des quartiers ouest de Lausanne, plus exposés à la précarité [1], présentent un risque plus élevé d’être en surpoids qu’à l’est de la ville (ibid.).
L’excès de poids constitue un enjeu majeur de santé publique, ses coûts s’élevant à près de 8 milliards de francs en Suisse en 2012 (Schneider & Venetz, 2014). Toutefois, ce sujet reste peu traité dans le champ du travail social, bien qu’il soit intimement lié au statut socio-économique des individus (Bennett et al., 2008 ; Office fédéral de la statistique [OFS], 2020).
Quand l’excès de poids révèle la précarité
En Suisse, près de 43% de la population adulte est en surpoids et 12% sont obèses (Office fédéral de la santé publique, 2024). Ces mesures se basent sur l’IMC, qui établit un rapport entre le poids d’une personne et sa taille ; ainsi, une situation de surpoids correspond à un IMC compris entre 25 et 29,9 tandis que l’obésité renvoie à un IMC plus élevé (OFS, 2020). Si l’excès de poids n’est pas forcément synonyme de mauvaise santé, il peut néanmoins engendrer des effets négatifs sur la santé physique et psychique, notamment une détresse psychologique plus grande et un risque accru de maladies cardiovasculaires (ibid.).
Le surpoids et l’obésité ne s’avèrent toutefois pas répartis équitablement dans la société et révèlent les inégalités de statut et de santé (De Saint Pol, 2013). Par exemple, en Suisse, une femme ayant uniquement fréquenté l’école obligatoire compte 3,5 fois plus de risques d’être obèse, et 1,9 fois plus de risques d’être en surpoids qu’une femme ayant achevé une formation tertiaire (OFS, 2020). Sachant que le niveau de formation est très fortement lié au risque de pauvreté et de privation matérielle (Crettaz, 2018), cette donnée démontre un premier lien entre surpoids et précarité, avec le niveau de formation comme dénominateur commun.
Quand la précarité favorise le surpoids
À l’exception de la génétique, les pratiques alimentaires et la sédentarité représentent les principales causes du surpoids. Or, les pratiques alimentaires et l’activité physique sont fortement influencées par les ressources socio-économiques à disposition des individus (Bennett et al., 2008). Par exemple, la précarité économique peut influencer directement les choix alimentaires, les personnes précarisées se tournant souvent vers des régimes alimentaires moins onéreux, mais aussi moins sains (Darmon & Drewnowski, 2008).
De plus, un statut socio-économique plus faible (Stamm & Lamprecht, 2009) et une insécurité économique liée à une situation d’endettement (Turunen & Hiilamo, 2014) seraient associés à davantage de stress. Par ailleurs, il a été montré qu’une forte exposition au stress pouvait résulter en une plus grande consommation de comfort food [2], hautement calorique et néfaste pour la santé des consommateur·rices (Bennett et al., 2008). Ainsi, les personnes en situation de précarité sont davantage exposées au stress, lequel les rend encore plus enclines à consommer une alimentation calorique.
La pratique de l’activité physique se révèle aussi influencée par l’accessibilité aux infrastructures sportives et par le sentiment d’insécurité ressenti dans un quartier (Darmon & Drewnowski, 2008). Les inégalités spatiales, dont le manque de services de santé et de proximité, d’infrastructures sportives et de transports publics peuvent expliquer l’impact du lieu de résidence sur la santé ainsi que la dimension cumulative des inégalités sociales (Joost et al., 2016).
Une double stigmatisation
La minceur constituant la norme de beauté prédominante en Europe, les personnes en surcharge pondérale sont souvent victimes de stigmatisation et d’exclusion (De Saint Pol, 2013). Cette stigmatisation est particulièrement forte, car la personne obèse est considérée comme directement responsable de son état et réduite à un label disqualifiant (Bichsel & Conus, 2017). Elle peut se traduire par une perte d’estime de soi, des symptômes dépressifs et une moins bonne qualité de vie (ibid.).
Une situation de précarité renforcerait la stigmatisation vécue par les personnes obèses. Aux discours grossophobes viennent notamment s’ajouter ceux de la culpabilisation des personnes financièrement précaires (Paugam & Martin, 2009). Lorsque la précarité affecte plusieurs sphères de l’existence, telles que la situation économique, la participation politique et sociale, et l’emploi, elle peut persister et conduire à la pauvreté (Bodenmann et al., 2009). Sans nier le pouvoir d’agir des personnes précaires, la stigmatisation et l’exclusion sociale vécues pourraient donc précipiter leur entrée dans la pauvreté et renforcer les inégalités sociales (ibid.).
Le rôle des déterminants commerciaux de la santé
Le réseau social des individus constituerait également l’un des déterminants essentiels des comportements favorisant l’obésité (Joost et al., 2016). L’alimentation se présente en effet comme une forme de participation à la société de consommation et répond à un besoin d’intégration sociale (Régnier & Masullo, 2009). Ainsi, « la valorisation en milieu populaire des produits de l’industrie agroalimentaire ou… de restauration rapide… [est] la preuve d’une participation à la société de consommation, dont les membres des catégories modestes sont exclus par bien d’autres aspects » (Régnier & Masullo, 2009, p.757). Dès lors, les personnes confrontées à la précarité maintiennent une forme d’intégration sociale en se retrouvant autour de la table d’un fast-food, une forme de restauration financièrement abordable, mais nutritionnellement délétère.
Afin d’avoir une meilleure compréhension du contexte économique dans lequel les pratiques alimentaires s’inscrivent, il est utile d’étendre l’analyse aux déterminants commerciaux de la santé. Ces derniers renvoient aux « stratégies et approches utilisées par le secteur privé pour promouvoir des produits et des choix qui sont préjudiciables à la santé » (Kickbusch et al., cité dans Lee & Freudenberg, 2020, p.128).
Les personnes en situation de précarité seraient particulièrement sensibles aux stratégies commerciales mises en place par le secteur privé (Friant-Perrot & Garde, 2014). En effet, la précarité entraîne souvent une vulnérabilité accrue aux comportements à risque tels que la consommation de tabac, d’alcool ou de comfort food (Bennett et al., 2008 ; Zürcher & Sadowski, 2014). Ce constat s’expliquerait par le stress important que génèrent des conditions socio-économiques défavorables et la relégation de la santé au second plan face à d’autres préoccupations (Zürcher & Sadowski, 2014), mais également par le fait que la consommation de ce genre d’aliments stimule les centres du plaisir dans le cerveau, contribuant ainsi à réguler l’excitation induite par le stress (Bennett et al., 2009). Cette approche holistique permet de dépasser une vision libérale de la santé insistant uniquement sur la responsabilité individuelle pour l’élargir aux secteurs privés et publics.
Quelles implications pour le travail social ?
Pour gagner en efficacité, les politiques publiques doivent adopter une approche sanitaire de la précarité considérant les déterminants sociaux et commerciaux de la santé. En postulant que les politiques publiques sont définies par les actions de celles et ceux qui les implémentent, les travailleurs et travailleuses sociales pourraient fortement contribuer à cet objectif (Tabin, 2022).
La précarité étant multidimensionnelle, il est nécessaire de mieux étudier ses causes et effets sur la santé. En tant que témoins de première ligne de la précarité, les travailleurs et travailleuses sociales ont pour mission de documenter et d’identifier ses différentes facettes afin de proposer un dispositif d’intervention adapté. Il s’avère alors utile de mobiliser l’expertise des usager·ères sur leur propre état de santé et de valoriser leurs connaissances (Parent & Bourque, 2016).
Des liens sociaux forts, la création de groupes de soutien et la participation active des individus jouent un rôle crucial dans la prévention de l’obésité, et la lutte contre la stigmatisation et l’exclusion sociale qui en résultent (Bichsel & Conus, 2017 ; Parent & Bourque, 2016). L’intervention communautaire peut donc favoriser le succès de programmes de promotion de la santé et contribuer à la réduction des inégalités sociales de santé (Parent & Bourque, 2016).
L’excès pondéral lu comme une inégalité sociale
En touchant particulièrement les personnes précaires, l’excès de poids s’inscrit dans le large spectre des inégalités sociales en Suisse. Ainsi, sans une intervention sur les conditions socio-économiques et les causes de la précarité, l’épidémie d’obésité et l’augmentation des inégalités sociales de santé sont difficilement évitables (EPFL, 2017). En plus de mesures de prévention nutritionnelle, un meilleur soutien à la formation par l’octroi de bourses d’études et un financement public d’abonnements de fitness sont des pistes prometteuses (ibid.).
La limitation du trafic routier, la mobilité douce ou un accès facilité aux infrastructures sportives et socioculturelles pourraient aussi diminuer l’exposition à l’obésité et réduire les écarts interquartiers (EPFL, 2017). De quoi inspirer de nouvelles pratiques pour le travail social communautaire.
Bibliographie
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- Bichsel, N., & Conus, P. (2017). La stigmatisation : un problème fréquent aux conséquences multiples. Revue médicale suisse, 13(551), 478-481.
- Bodenmann, P., Jackson, Y., Bischoff, T., Vaucher, P., Diserens, E. A., & Madrid, C. (2009). Précarité et déterminants sociaux de la santé : quel(s) rôle(s) pour le médecin de premier recours. Revue médicale suisse, 5(199), 845-849.
- Chauvin, P., & Estecahandy, P. (2010). Inégalités sociales de santé et précarité. Actualité et dossier en santé publique, 73, 17-18.
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[1] La précarité renvoie à un état d’instabilité sociale résultant de l’accumulation de diverses conditions de vie instables ou d’insécurités économiques, sociales ou familiales (Bodenmann et al., 2009 ; Chauvin & Estecahandy, 2010).
[2] La comfort food ou nourriture réconfortante renvoie aux aliments qui procurent un sentiment de réconfort compte tenu de leur association à des souvenirs et moments heureux. Les aliments sont souvent riches en calories, matières grasses et en glucides (Locher et al., 2005).
Cet article appartient au dossier Sport et mouvement
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Corentin Pannatier, «Précarité et surpoids: quels liens?», REISO, Revue d'information sociale, publié le 28 novembre 2024, https://www.reiso.org/document/13405