Transactions sexuelles et prévention scolaire
Une recherche a contredit la thèse de la banalisation de la sexualité des jeunes. Même si les mots sont parfois abrupts, les vécus ne le sont pas. Ces résultats incitent à repenser la promotion de la santé sexuelle en milieu scolaire.
Par Niels Gadesaude, Empreinte, Le Tremplin, Fribourg, et Annamaria Colombo, HES-SO//HETS-FR
Le récent colloque [1] sur la sexualité des jeunes en Suisse a présenté les résultats de la recherche «Sexe, relations… et toi ?», c’est-à-dire les expériences d’ordre sexuel associées à un échange financier, matériel et/ou symbolique. Un large débat a vu la participation de jeunes, de professionnel-le-s de l’intervention sociale et de chercheuses et chercheurs. Le co-auteur de cet article, responsable de la prévention par les pairs à Empreinte, a d’abord été sceptique sur la pertinence du sujet pour sa pratique. Il explique ici, en collaboration avec Annamaria Colombo qui présente la recherche, que les résultats l’ont finalement amené à repenser sa pratique et ont ouvert des pistes pour la prévention en milieu scolaire.
Le thème des «transactions sexuelles» a trouvé son origine dans les inquiétudes exprimées par des professionnel-le-s se sentant démuni-e-s face à des pratiques associant échange et sexualité qu’ils/elles observaient chez certain-e-s jeunes. Menée de 2015 à 2017, la recherche [2] a pris ces inquiétudes au sérieux, tout en allant vérifier la façon dont cette réalité est vécue et représentée par les premiers concernés : les jeunes eux-mêmes. Elle s’est organisée autour de trois objectifs: mettre en lumière les représentations sociales des jeunes à partir d’un sondage en ligne, comprendre des expériences de transactions sexuelles vécues par certain-e-s d’entre eux/elles à travers la conduite d’entretiens approfondis, et identifier des pratiques et besoins des professionnel-le-s par le biais de focus groups menés auprès de professionnel-le-s.
Entre les mots et le vécu
Pour le sociologue Philippe Combessie [3], de l’Université Paris Nanterre, dont la conférence a introduit le colloque, il importe d’observer la sexualité sous l’angle de la négociation et de ne pas réduire les transactions sexuelles à leurs manifestations physiques, mais de prendre en compte aussi leurs dimensions relationnelles, les sentiments et l’identité. Les résultats de la recherche menée en Suisse vont également dans ce sens. Ils contredisent ainsi très nettement la thèse de la banalisation de la sexualité des jeunes et/ou de leur hypersexualisation, qui seraient liées notamment à la tyrannie de la pornographie.
Si la sexualité représente effectivement une dimension importante de la vie des jeunes, particulièrement des plus âgé-e-s, pour autant, ils et elles ne la banalisent pas. La façon parfois abrupte, voire même provoquante, avec laquelle les jeunes s’expriment sur la sexualité contraste avec la sensibilité et la pudeur, voire parfois la candeur avec laquelle ils et elles évoquent leurs propres expériences et l’importance accordée aux enjeux affectifs, relationnels et identitaires liés à la sexualité. D’ailleurs, la première réaction de la plupart d’entre eux/elles est d’affirmer qu’ils/elles ne s’identifient pas et n’approuvent pas les transactions sexuelles, qu’ils associent largement à des pratiques transgressives et stigmatisées comme la prostitution, la drogue et la pornographie. Lorsqu’elles sont analysées à partir du discours des jeunes qui les ont vécues, les expériences de transactions sexuelles surprennent par leur diversité.
Entre anonymat et intimité
Centre de promotion de la santé sexuelle, Empreinte renseigne le public sur le VIH/sida et les autres infections sexuellement transmissibles. Par ses interventions auprès de jeunes de 15 et 17 ans, notamment dans les écoles, l’équipe souhaite ouvrir les échanges sur la sexualité en général et ne pas s’enfermer dans une approche hygiéniste ou uniquement liée aux dangers que l’acte sexuel pourrait comporter.
Pour autant, ce n’est pas parce que l’on intervient en classe avec la louable intention d’ouvrir un espace de parole sur la sexualité que cela autorise les élèves à parler de leur intimité dans un groupe. Les intervenant-e-s trouvent donc des stratagèmes : les élèves sont invité-e-s à poser des questions écrites et anonymes avant l’intervention. L’équipe propose également des scénarios de rencontres amoureuses autour desquelles chacun peut donner son avis, son sentiment sans que cela soit personnel puisqu’il s’agit ici de fictions.
Une lecture de l’ensemble des questions posées par les élèves dans le cadre des interventions des deux dernières années montre que, malgré ces techniques d’animation qui sécurisent les échanges, la thématique des transactions sexuelles n’apparaît pas. D’où un certain nombre de questions : quelle étiquette allons-nous encore coller sur les jeunes ? Existe-t-il vraiment une augmentation des transactions sexuelles chez les jeunes ou est-ce l’inquiétude de l’adulte qui gagne en importance ? Sans vouloir minimiser ou ignorer les difficultés et les risques auxquels peuvent être confronté-e-s les jeunes de 15-17 ans, les professionnel-le-s entendent régulièrement des adultes considérer les possibilités qu’offrent de nouveaux médias comme quelque chose d’établi. Quelques exemples. « Il est possible d’avoir accès à la pornographie partout, tout le temps.» « Il est possible grâce aux sites de rencontres d’avoir une relation sexuelle avec quelqu’un sans connaître son prénom. » « Les jeunes aujourd’hui ont des relations de plus en plus tôt puisqu’ils sont confrontés à des publicités chargées d’érotisme. »
Entre possibilité virtuelle et réalité
Si les adultes se veulent attentifs à évaluer les risques liés à la numérisation des relations sociales, doivent-ils pour autant prendre un champ des possibles comme une réalité ? Il semble qu’il existe une part importante de peurs et de fantasmes lorsque l’on commence sa phrase par « les jeunes aujourd’hui… ».
Les résultats de l’étude montrent d’ailleurs que la plupart des expériences affectives et sexuelles sont vécues de façon positive par les jeunes et participent à leur socialisation sexuelle, même lorsqu’elles sont liées à différentes formes de transactions. Toutefois, l’enquête dans son intégralité et les témoignages en particulier ont révélé qu’une minorité de jeunes interrogé-e-s ont vécu des expériences de transaction (symbolique ou réelle) de façon négative, avec un sentiment d’être utilisé-e-s. La figure de la prostituée est apparue à plusieurs reprises dans le discours des participant-e-s à l’enquête pour exprimer une impression ou une peur d’avoir été associé·e une marchandise.
Différentes types de témoignages de transactions ont été cités, une personne évoque une relation sexuelle contre de l'argent comme une expérience isolée, une jeune fille se sent redevable qu'on la ramène en voiture après une fête et accepte que le chauffeur reste « dormir ». Une troisième participante évoque un « délire » avec un ami qui lui touchera la poitrine contre cinq francs qu'elle lui rendra aussitôt pour signifier « qu'elle n'est pas une marchandise ». Ces expériences vécues ne sont pas nécessairement traumatisantes, mais elles restent souvent un vécu difficile à partager avec autrui, un secret que l’on gardera pour soi. Cette enquête a d’ailleurs parfois été l’occasion pour certains jeunes de livrer leur histoire pour la première fois.
Au-delà de la dimension transactionnelle contenue dans ces exemples, il semble que ces expériences posent également la question du consentement, de la négociation, de l'envie et de l'impression de se sentir redevable. En effet, la recherche montre qu’il n’y a pas de logique de transaction en soi problématique. En revanche, les engagements des jeunes dans ces transactions peuvent être plus ou moins libres ou contraints. La dimension problématique apparaît lorsqu’un-e ou plusieurs des jeunes impliqué-e-s ne se sent pas complètement libre et/ou respecté-e dans ces relations.
Entre liberté et contrainte
Ces résultats amènent à repenser les pratiques de prévention auprès des jeunes. En effet, évoquer la question des transactions sexuelle en classe n’apparaît pas forcément la meilleure solution, car la peur du jugement pourrait mettre une personne concernée mal à l'aise ou faire glisser le débat vers un « pour ou contre la prostitution ». Une piste consiste plutôt à aborder le sujet de manière plus large et transversale, par exemple en débattant avec les élèves de ces sentiments de liberté et de contrainte qu'ils/elles sont amené-e-s à négocier dans leur contexte de vie, notamment dans la sexualité, mais pas seulement. Peut-il être difficile de dire « non » si on n’a pas vraiment envie ? Où se situe la limite entre la persévérance et le harcèlement ?
Le colloque « Sexe, relations… et toi ? » a ainsi représenté une invitation à échanger avec les jeunes sur la dimension de dons et de dettes qui est en jeu dans les rapports sociaux, et affectifs en particulier. Toutes ces questions méritent d’être débattues avec des adolescent-e-s en classe, pas seulement dans un souci de prévention, mais surtout afin de réfléchir à « la construction du consentement ».
Un travail de concertation sur le sujet en classe participerait à mieux faire comprendre les droits sexuels en les faisant résonner avec leur réalité afin qu’ils puissent revendiquer, promouvoir et protéger ces droits. Le faire collectivement permet par ailleurs de ne pas individualiser les problèmes et de faire émerger les logiques sociales qui contribuent à légitimer certaines violences, et notamment les attentes de comportement différenciées selon les genres.
Entre transgressif et problématique
Ce colloque a également été l’occasion de se questionner sur la manière dont les professionnel-le-s abordent la question du risque, même si c’est dans une optique positive de prévention. En effet, la tentation est grande de confondre « pratiques transgressives » et « pratiques problématiques » et de définir à la place des jeunes ce qui est risqué ou ce qui ne l’est pas. Des pratiques qui semblent banales comportent parfois une dimension problématique si on s’intéresse à la façon dont elles sont vécues par les jeunes.
Inversement, ce n’est pas parce qu’une pratique apparaît transgressive, du moins aux yeux des adultes, qu’elle est forcément vécue de façon problématique par les jeunes. Par exemple, envoyer des photos érotiques de soi à son petit copain ou sa petite copine n’est en soi une pratique ni problématique, ni nouvelle (la nouveauté tient à la modalité de partage plutôt qu’à la pratique de faire découvrir son corps à l’autre). La question est plutôt de savoir dans quel contexte se fait cet échange, s’il y a contrainte ou non et quelles pourraient être les conséquences d’une telle transaction à plus long terme. La réflexivité et la connaissance des jeunes de leurs propres réalités sont des ressources précieuses pour le travail de prévention ; il serait dommage que les adultes qui les accompagnent s’en privent.
[1] Organisé par la Haute école de travail social Fribourg, ce colloque s’est tenu le 6 septembre 2017 à Fribourg. En savoir plus
[2] Recherche financée par la fondation Oak. La synthèse des résultats et les recommandations sont disponibles en quatre langues sur www.sexe-et-toi.ch.
Votre avis nous intéresse
Comment citer cet article ?
Niels Gadesaude et Annamaria Colombo, «Transactions sexuelles et prévention scolaire», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 14 décembre 2017, https://www.reiso.org/document/2482