Pour ne plus victimiser la vieillesse
L’isolement des personnes âgées résulte souvent d’habitats individualistes et séparatistes. Avec une politique de logements coopératifs et intergénérationnels, jeunes et moins jeunes répondraient avec ingéniosité à leurs besoins respectifs.
Par Louis Viladent, chargé de projets et travailleur social, Arsanté, Genève
Ne plus pouvoir partager un café avec son voisin, perdre de vue le jeune homme qui passait régulièrement devant son balcon… Trop souvent, la solitude occasionnelle devient un isolement avéré chez la personne âgée. Petit à petit, ce sont les aidants professionnels qui constituent l'unique vie sociale de la personne à domicile. Le présent article débat sur ce qui semble constituer la cause la plus profonde de l’isolement chez la personne âgée. Loin d’être voulue, elle est souvent la conséquence d’une politique de logement trop individualiste et trop séparatiste entre les âges. En alliant fonctionnement coopératif et habitat intergénérationnel, peut-on trouver le juste équilibre entre politique de logement et politique sociale ? Les jeunes et les moins jeunes peuvent-ils trouver ainsi réponse à leurs besoins respectifs ? Une vision qui rend sa place à l’humain, à la fois unique et membre de la société.
Regroupant et proposant des services de proximité en Suisse romande à travers divers centres médicaux, maison de santé, établissements médico-sociaux et réseaux de soins, Arsanté [1] se questionne sur les besoins des individus et sur ceux d’une population à toutes les étapes de la vie. Pourquoi l’isolement, la solitude? Pourquoi les ruptures entre générations? Peut-on mêler politique de logement et politique de santé publique? Peut-on envisager un domicile qui favorise le contact quotidien entre les âges? Le nom désigne une personne, le domicile la situe et c’est trop souvent la solitude qui frappe la personne âgée qui vit encore chez elle. En redéfinissant ce que signifie «habiter ensemble», il est possible de créer un environnement sain et équilibré, permettant à différentes générations pleines de ressource et d’ingéniosité d’obtenir ce dont elles ont besoin. Ensemble, il faut travailler à construire des réseaux communautaires centrés autour de logements coopératifs intergénérationnels. Seules à la maison, ce sont souvent des personnes âgées trop isolées dans leur habitat que rencontrent les professionnel·le·s de l’aide à domicile. Proposer un habitat intergénérationnel en alternative, c’est satisfaire aux besoins en logements de la jeunesse tout en procurant aux seniors une expérience de vie enrichissante. Pour illustrer la nécessité d’habitats coopératifs et intergénérationnels, il est important de décrire pourquoi le modèle actuel victimise la vieillesse et, dans un second temps, d’expliquer comment le changement de modèle peut s’avérer fructueux.
Victime de sa vieillesse
La douleur sociale qui découle de la solitude et de l’isolement prend racine au plus profond de l’espèce humaine. La survie chez les mammifères sociaux, c’est un lien fort avec le reste du groupe car tout comme la douleur physique nous informe de la blessure physique, la douleur émotionnelle nous prévient de la blessure sociale. Pour certains aînés d’aujourd’hui, surmonter cette blessure sociale représente une épreuve quasi insurmontable. Vieillir chez soi, dans un environnement sécurisé et enrichissant socialement, reste le souhait le plus fréquent des personnes âgées. C’est bien là l’objectif d’une coopérative d’habitation : faire du « chez soi » une entité qui favorise l'échange et la convivialité entre coopérateurs, une solidarité entre tous ainsi qu'un sens partagé des responsabilités.
Selon un modèle socio-économique ou l’individu prévaut, l’autonomie, l’indépendance et la culture de l’intérêt personnel sont davantage encouragés. Ainsi, la communauté est plus ou moins négligée, et la dépendance aux autres équivaut à la maladie, à l’inaptitude, à la faiblesse. Le déclin physique qui accompagne le vieillissement est alors aisément accompagné d’une perte des ingrédients qui rendent la vie signifiante : la famille, les amis, les réseaux sociaux, les accomplissements, la reconnaissance.
C’est ainsi que l’humain, au crépuscule de sa vie, mammifère ultra social programmé pour répondre au contact des autres, se place en phase de rupture. Car malgré le fait que notre bien-être soit intimement lié à la vie des autres, partout il est dit que la prospérité réside dans l’intérêt personnel et l’individualisme exacerbé. Si l’humain est encouragé à vivre seul, à se façonner seul, se doit-il de vieillir et de mourir seul aussi ? Selon ce modèle, les aînés, fragiles et dépendants, deviennent les premières victimes de l’isolement social.
L’écran au monde extérieur
En effet, lorsque la prise en charge médico-sociale au domicile d’une personne âgée est difficile, les professionnel·le·s constatent aussi souvent une vie en marge, un sentiment de rupture, une privation des ressources impératives pour se constituer en tant que personne [2]. Si cette rupture sociale n’est pas traitée aussi sérieusement qu’une jambe ou un bras cassés, c’est parce que, naturellement confinée au domicile, on ne la voit pas. Le domicile est souvent pensé comme le lieu où la personne demeure et où le travailleur social « intervient », puis repart. Dégager une nouvelle vision du vivre-ensemble, ce n’est pas revoir uniquement les types d’interventions à domicile, c’est revoir la vision du domicile-même. Car scindés de la communauté, les aînés doivent redoubler d’efforts pour maintenir leur réseau social qui s’éloigne de plus en plus de l’unique lieu dans lequel ils se sentent en mesure d’opérer : leur lieu d’habitation.
D’un côté l’EMS, souvent présenté comme un lieu de convivialité, est certes un lieu où les personnes âgées se sentent moins isolées. Mais par nature, même lorsqu’ils se veulent ouverts, la plupart des EMS font écran au monde extérieur. De même, les prestations à visées sociales ou médicales, à titre bénévole ou lucratif, n’en considèrent pas moins le domicile de la personne comme lieu d’intervention et la personne elle-même comme client. Dans le contexte du vieillissement, l’individu demandeur d’aide ne peut trouver appui qu’en se positionnant comme tel [3]. Fort heureusement, ces interventions découlent d’un système qui tend à répondre pour le mieux aux besoins des personnes âgées à domicile sur les plans financiers et médicaux. Ces soutiens sont plus que jamais nécessaires, mais il ne faudrait pas qu’ils masquent les besoins sociaux des personnes âgées notamment celui de pouvoir profiter de ressources sociales au sein même de son domicile ou de son immeuble sans que cela n’entre dans le cadre de prestations payantes.
Acteur de sa vie
Etre acteur de sa vie, c’est coopérer dans ce que l’on entreprend. Si le soutien doit venir des institutions publiques et médicales, la réponse à l’isolement requiert aussi de notre part, celle des citoyens, de co-construire une vision nouvelle du vivre-ensemble. Se peut-il que l’on trouve des terrains d’entente dans le fonctionnement d’une coopérative d’habitation intergénérationnelle ?
Utopiste et pourtant pragmatique, le but d'une coopérative d'habitation n’est pas de faire payer un loyer mais simplement de financer les charges. Le but est aussi de favoriser une vie sociale plus riche au travers de la communauté de coopérateurs qui se forme. De ceci naît une implication plus grande dans la gestion de son lieu de vie en l'absence - même partielle - de société de gérance immobilière chargée de son entretien et de sa gestion. L’habitat coopératif cherche à valoriser les rôles sociaux de chacun, le sentiment d’appartenance, et l’estime de soi pour faire en sorte qu’à tous âges nous restions auteurs et acteurs de notre lieu de vie. Un habitat intergénérationnel de ce type pourrait faciliter une interaction sociale quotidienne pour améliorer la santé des aînés. Il donnerait naissance à un lieu de vie, où les habitants s’organiseraient pour créer des évènements à visée éducationnelle et culturelle, ainsi que des opportunités pour s’engager socialement aux côtés des autres.
L’habitat coopératif intergénérationnel propose de rompre avec les ghettos de soins, les institutions isolées. Car ce type d’habitat réinvente la manière dont l’espace urbain est investi afin de permettre l’entraide, la solidarité et le partage entre générations. Partage non seulement des espaces, comme un jardin, une salle commune ou des terrasses, mais également de certaines tâches qui consolident le lien social. Cette vision nouvelle de l’habitat doit aussi pouvoir s’inscrire dans le tissu urbain et le tissu associatif, en fonction du besoin des collectivités.
Les interactions et la tolérance
Du social jusqu’au médical, c’est ainsi un modèle d’habitat qui propose de nombreux avantages. La vie en contact avec différentes générations augmente les réseaux sociaux personnels des seniors. Leur participation régulière aux activités de ces réseaux favorise un esprit vif à l’aube d’un âge où l’on souhaite rester acteur de la société. Moralement, l’interaction avec des jeunes augmente l’estime de soi et aide à réduire l’installation de la dépression chez les seniors qui ont beaucoup à enseigner mais également beaucoup à apprendre. La jeunesse, elle aussi, peut transmettre son savoir sur les avancées et innovations technologiques. Elle peut aussi encourager les seniors à d’avantage d’activité physique. Mais ce modèle d’habitat apporte aussi des avantages réciproques chez les jeunes qui apprennent des seniors à développer leurs propres réseaux sociaux, réels et pas seulement virtuels, à améliorer leurs capacités à communiquer et à résoudre toutes sortes de problèmes. Les jeunes qui interagissent au quotidien avec des personnes âgées développent une maturité sociale avancée, une vision plus positive du vieillissement, ainsi qu’un sens renforcé de la communauté.
Utile autant aux jeunes qu’aux aînés, ce modèle d’habitation profite aussi de façon égale à l’individu et à la communauté toute entière. En créant des réseaux sociaux plus cohésifs avec des dynamiques de transmission, il encourage le partage et la tolérance d’autrui. Dans le tissu organisationnel local, ce type de partenariat entre jeunesse et troisième âge peut démontrer les apports de la collaboration associative dont les succès encouragent d’autres à forger, à leur tour, des liens qui avantagent la communauté entière. De ce fait, les individus externes sont plus enclins à apporter du temps et de l’énergie dans la collaboration à ce type d’initiatives, formant des cercles vertueux de partage et de valeurs. Entreprendre cela est essentiel pour faire de l’habitat un enjeu majeur et durable de santé publique en son sens le plus profond.
[2] Personnes âgées : restaurer le lien social, La santé de l'homme, n° 363, janvier-février 2003 (dossier de 40 pages). En format pdf
[3] Van Rompaey, C. (2003). Solitude et vieillissement. Pensée plurielle, no 6,(2), 31-40. En ligne
Cet article appartient au dossier Habiter ensemble
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Louis Viladent, «Pour ne plus victimiser la vieillesse», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 26 février 2018, https://www.reiso.org/document/2731