(C)ouvre-toi(t) dans un hébergement d’urgence
Ce récit singulier, aux formes poétiques, est un témoignage. Il donne la parole à l’épaisse porte d’un abri de protection civile pour les sans-abri. Le mot «habiter» résonne dans ces murs et se transforme en question. Comment s’habite-t-on ?
Par Cécile Dubée, travailleuse sociale dans un abri d’hiver pour sans abri à Genève
Le service social de la Ville de Genève ouvre, chaque hiver, un dispositif d’accueil d’urgence pour les personnes sans domicile fixe. «Travailleuse hivernale» dans l’un des deux lieux mis à disposition, j’ai souhaité partager quelques bribes de cette expérience, à la fois professionnelle et profondément humaine, sous forme de récit.
L’abri de protection civile de Richemont accueille les personnes considérées comme les plus vulnérables, les femmes et, lors de la rédaction de ce texte, les familles. Ces dernières sont désormais accueillies dans un autre espace qui leur est entièrement dédié.
(C)ouvre-toi(t)
Je vois ses mains noircies.
Je sens les vapeurs de la soupe chaude.
J’entends des éclats de rires.
Je vois des regards fugaces, des regards tenaces.
Je sens cette forte odeur d’urine.
J’entends des sanglots.
Je vois des petits pieds trottinant.
Je sens les effluves d’alcool.
J’entends des cris.
Je suis la porte épaisse d’un abri de protection civile.
De novembre à mars, on m’ouvre à 19h15 et on me referme à 8h,
moments où les corps s’agitent pour se réchauffer et trainent avant d’errer.
Je suis la porte de l’abri de Richemont,
Richemont qui accueille les pauvres en bas...
Beaucoup de bagages transitent ici.
Bagages contenant des « accidents de vie ».
Valises, symboles de la fuite d’un pays en crise.
Sacs à dos de souffrance empêtrés parfois dans des addictions ou la maladie psychique...
Chariots pour remplir le vide, la solitude, la perte.
Ou encore des personnes venant seulement avec ce qu’elles sont,
et c’est déjà pas mal de se porter soi-même.
Des passages, il y en a beaucoup.
Chaque soir, plus de 90 hôtes éphémères se posent, s’exposent, se terrent,
dans cet espace sans fenêtre, néons au plafond.
Et c’est sur un en particulier que j’ai envie qu’on s’arrête.
Un instant - sur mon pas.
Mardi 15 novembre, 19h15, on m’ouvre.
Je ne suis plus seule.
A l’intérieur, l’équipe éducative est prête.
Prête à accueillir ceux qui attendent à l’extérieur.
On passe mon seuil et à chaque pas,
je sens que ces êtres portent bien des fardeaux.
Vendredi 12 décembre.
Il est 19h37 et en haut de la rampe qui mène jusqu’à moi,
je distingue une silhouette,
silhouette assez imposante.
Des sacs remplis d’affaires dégorgent de ce corps.
Il descend la pente.
J’aperçois une écharpe remontée sur son visage.
Je devine un bonnet, juste posé au sommet de son crâne.
Le haut du corps de cet homme semble épais,
épais, car comme un oignon,
il y a plusieurs couches avant d’arriver au cœur, au corps réel.
Un sous-pull,
un pull,
deux pulls,
un gilet gris,
une veste beige,
une autre veste rouge...
Tout ça sur un même homme qui semble avoisiner les soixante hivers.
Chacun de ses déplacements diffuse dans les pièces sa forte odeur corporelle.
Et même quand je ne le vois pas, je sens qu’il est là.
Cet homme,
j’ai envie de le nommer, de l’inscrire quelque part, de l’encrer, de l’enraciner.
M. Kowalski.
D’une discrétion qui elle n’a pas de nom,
se renfonçant dans ses vêtements,
se fondant dans les murs de cet abri,
il se recroqueville en portant sa soupe à la bouche.
Il me fait penser à un escargot.
Presqu’invisible...
Et pourtant... Il impose sa présence par l’odeur qui émane de lui.
Paradoxe de cette amorce de lien fugace.
M. Kowalski interpelle par son odeur mais repousse pour cette même raison.
Son caddie est resté dans la rue...
J’ai entendu des bruits de couloirs.
Ils disent que cet homme amasse beaucoup d’objets,
qu’il les accumule.
N’ayant plus son caddie,
petit à petit, il rapporte ses sacs, le soir,
et se barricade avec, autour de son lit.
«Dobry wieczór» - traduction «Bonsoir».
C’est l’éducatrice qui s’adresse à M. Kowalski.
Pas de réponse. Pas de bonsoir. Pas de regard.
Il pose ses sacs et se saisit du gobelet qu’elle lui tend
et qui lui servira à boire sa soupe.
L’équipe a d’ailleurs remarqué que M. Kowalski se nourrit peu le soir.
Il s’assied un moment sur le banc du réfectoire et regarde.
Qui ? Quoi ? Je l’ignore.
«Dzień dobry» - traduction «Bonjour».
En allant en douceur tirer les personnes de leur sommeil,
l’éducatrice s’adresse personnellement à M. Kowalski,
dans sa langue maternelle.
Pas de réponse. Pas de bonjour. Pas de regard.
Un nouveau soir d’hiver. Un jeudi 10 janvier.
Assis sur le même banc dans le réfectoire,
M. Kowalski ne mange toujours pas.
L’équipe a décidé qu’elle lui proposerait directement à manger, plutôt que le buffet.
«Pan chce zupy?» - traduction «Voulez-vous une soupe?»
Hochement de tête, signifiant une affirmation.
L’éducatrice continue. «Tez chleb?» - traduction «Aussi du pain?»
Hochement de tête, léger regard.
Soirée du 2 février. 19h15. On m’ouvre.
Je distingue ses mains sales, ses ongles longs.
«Dobry wieczór» - traduction «Bonsoir».
Le regard de l’éducatrice croise celui de M. Kowalski.
Pas de réponse. Pas de bonsoir, mais ce regard!
M. Kowalski a rejoint l’issue de secours,
petit espace dans un coin de l’abri,
transformé pour l’hiver en «chambre privative».
Il l’a un peu choisie. On la lui a un peu imposée.
Son odeur, doublée de ses ronflements très prononcés
ont conduit M. Kowalski à quitter les dortoirs.
Il y avait eu beaucoup de plaintes.
Lui ne se plaint de rien.
Il a déménagé, sans mot.
Dimanche 18 février. 19h15.
Les températures sont très basses.
Le plan «grand froid» est enclenché.
Ma poignée est gelée.
Les peaux pourraient y rester collées.
L’éducatrice est à l’entrée, elle enregistre les personnes.
M. Kowalski arrive vers elle, s’arrête.
Il n’a pas de carte d’admission.
«Privilège» de sa grande vulnérabilité?
Un matin de mars. 6h30.
L’éducatrice sort de l’abri.
Elle me tourne le dos.
Bouffées de fumées avant d’aller réveiller les derniers endormis.
Acte un peu moins pénible à remplir,
sans doute lié à la douce chaleur du printemps naissant.
On m’ouvre de nouveau.
C’est M. Kowalski.
Il s’approche de l’éducatrice.
«Dzień dobry» - traduction « Bonjour ».
Pas de réponse. Pas de bonjour, mais un regard.
Un regard différent. Un regard plus affirmé.
Un regard adressé. Un regard qui relie.
6h36, même matinée de mars.
«Masz kot?» - traduction «Vous avez un chat?».
Cette voix qui s’éveille n’appartient pas à l’éducatrice.
C’est bien celle de M. Kowalski.
L’émotion traverse celle à qui ces deux mots sont destinés.
Elle tente de reprendre ses esprits, de se rassembler.
Elle bafouille une réponse.
« Nie, nie, mam kot » - traduction « Non, non, je n’ai pas de chat ».
Yeux écarquillés. Son trouble ne se dissipe pas.
Malgré l’étonnement de la demande,
c’est cette voix qui l’a laissée bouche bée,
après plus de cinq mois de silence.
Kowalski lui montre alors un sac.
Pas l’un de ses sacs,
mais un sac de nourriture pour chats.
Il prononce alors quelque chose.
Le réveil de la ville,
la circulation intense résonnent dans la rampe de l’abri,
et les mots de M. Kowalski se perdent dans ce vacarme.
Le visage de l’éducatrice semble exprimer une grande frustration.
La rue lui a volé ces mots,
mots qui se perdent avec les klaxons.
Elle lui demande de répéter.
«Tutaj, kto ma kot? To jest dla kotek» - traduction «Ici, quelqu’un a un chat? C’est pour un petit chat».
«Nie wiem, bo muszę pytać» - traduction «Je ne sais pas, mais je peux demander».
Il tend ensuite le fameux sac à l’éducatrice et rentre à l’intérieur.
Désormais, c’est l’éducatrice qui reste sans voix.
Le « Dzień dobry » de l’éducatrice - traduction « Bonjour »
a finalement peut-être trouvé son destinataire
et la voix de M. Kowalski résonne encore chez elle.
Vendredi 31 mars. 8h00.
On me ferme officiellement.
Pour les mois à venir,
ces personnes n’auront désormais pour seule compagne que la solitude de la rue...
Vendredi 31 mars. 9h00.
Tirant leurs quelques bagages,
elles sont toutes parties.
Je vois un homme approcher.
Je sens une main sur ma poignée.
J’entends mon corps grincer.
Je me referme doucement.
Je repense à M. Kowalski.
Je me demande si l’échange auquel j’ai assisté
fut possible car j’allais justement être fermée.
Je revois tous ces visages qui sont passés ces cinq mois à travers moi.
Je sens la clé s’insérer.
J’entends les oiseaux chanter.
Que peut signifier «habiter» lorsque l’on vit dans la rue et dans un abri d’urgence? Au contact de personnes grandement précarisées, le questionnement est amené à se modifier pour devenir «comment s’habite-t-on»?
Les réflexions sur l’«habiter» de celles et ceux qui sont désigné-e-s par les lettres SDF ont émergé en constatant que c’est presque toujours à la même place que ces personnes se trouvent. «Sans Domicile Fixe» donc, et pourtant, certaines s’établissent à des places précises dans l’espace public ; des signes d’appropriation en émergent.
Vivre à la rue, c’est devenir un personnage public dans lequel l’intimité n’est quasiment plus accessible. On observe alors des abris de fortunes, expression de ressources mobilisées afin de se protéger, non seulement des conditions climatiques, mais aussi des regards et tenter ainsi de s’approcher un minimum d’un sentiment de sécurité.
Et puis, on aperçoit des êtres qui nous semblent en décalage, comme «Au bord du monde» [1]. Ils sont par exemple extrêmement vêtus malgré des températures caniculaires, se couchant là où le sommeil les «fauche». Les vertus que nous projetons dans nos maisons (intimité, sécurité, etc.) se trouvent-elles ailleurs? Serait-ce dans ces vêtements qui deviennent une partie d’eux-mêmes et dont l’extraction est devenue impensable?
Sur ces questions d’habitat, Jean Furtos apporte un éclairage: «Habiter suppose des modalités d’investissement psychique» [2]. Ce fait n’est pas inné chez l’être humain, comme le démontre chaque jour les personnes sans-abri dormant à même le sol. Selon A. Eiguer [3], la représentation que tout un chacun a de son corps serait projetée sur l’habitat. On ne peut à ce sujet que sentir l’étroite relation existant entre l’habitat, le corps et les vêtements qui peuvent être investis comme des extensions de l’organe de la peau. A ce propos, M.-A. Ouaknin [4] dit: «[...] il s’agit de lieux frontières entre un intérieur et un extérieur, limite et interface entre moi et le monde. Il ne s’agit pas d’enveloppes qui cachent, mais qui parlent et qui montrent.»
La manière dont ces personnes habitent (désertent?) leur corps interpelle. Elles donnent le sentiment de ne pas se (res)-sentir ; de ne plus se sentir olfactivement, mais aussi de ne plus être vraiment là. René Roussillon explique cette insensibilité comme une « défense paradoxale », caractéristique des stratégies de survie: «Le sujet se retire de lui-même, il se retire de son expérience subjective, il se quitte, se coupe de lui-même» [5]. La personne s’amputerait alors d’une partie d’elle-même afin de ne plus être en proie à son vécu douloureux, de survivre. En se retirant d’elle-même, elle ne serait plus en mesure de pouvoir se sentir, s’entendre ou se voir.
[1] Référence au documentaire vidéo de Claus Drexel, Au bord du monde, 2013.
[2] Furtos, J., 2001, Habiter. Rhizome (7), p.1.
[3] Eiguer, A., (2004), L’inconscient de la maison, Paris, Dunod, 162 p.
[4] Ouaknin, M.-A., (1994), Le temps, la peau et les mots, Cahiers de Psychologie Clinique, 2, pp. 29-45.
[5] Roussillon, R., (2004), «Les situations extrêmes et la clinique de la survivance psychique», in FURTOS J. (et col.), La santé mentale en actes : de la clinique au politique, Ramonville Sainte-Agne, érès, pp. 221-238.
Cet article appartient au dossier Habiter ensemble
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Cécile Dubée, «(C)ouvre-toi(t) dans un hébergement d’urgence», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 1er mars 2018, https://www.reiso.org/document/2748