Appeler l’aide à domicile: un moment crucial
Des sentiments conflictuels sont ressentis par les personnes âgées lorsqu’elles se trouvent obligées de recourir à l’aide à domicile. Une étude menée au Tessin donne la parole aux aînés et analyse cette transition critique du grand âge.
Par Barbara Masotti, Centro competenze anziani, Dipartimento economia aziendale, sanità e sociale, Scuola universitaria professionale della Svizzera italiana
L’adoption d’une politique axée sur le maintien à domicile a contribué au fil des dernières décennies à la mise en place de pratiques d’aides formelles multiples. Elles viennent en renfort des proches et repoussent l’éventualité d’un déménagement en institution. Cette approche a eu d’autant plus de succès qu’elle suscite l’adhésion des personnes âgées, voire très âgées, pour lesquelles le chez-soi constitue un espace familier et sécurisant, très important au niveau identitaire. Tout comme d’autres transitions plus étudiées en littérature (le passage à la retraite, le veuvage ou l’entrée en institution), le recours à l’assistance à domicile constitue pourtant un changement majeur dans la vie de la personne vieillissante. Elle lui impose des efforts d’adaptation importants, tant au niveau pratique qu’identitaire. C’est le constat principal d’une étude réalisée au Tessin[1] en croisant des données statistiques avec des récits de personnes âgées de 80 ans et plus vivant à domicile et bénéficiant, ou pas, des services du territoire[2].
Quel que soit le type de prestation fournie – la livraison d’un repas, l’aide au ménage, l’assistance pour se doucher – l’enjeu majeur est que ces services et ces personnes, étrangers au monde de la personne âgée, entrent dans cet espace intime qui est le chez-soi pour l’accompagner, voire la remplacer, dans des actes qui, jusqu’à ce moment, avaient été accomplis grâce à ses propres forces, même au prix de luttes et d’ajustements importants.
Protagonistes de leur vie à domicile
L’enjeu est particulièrement visible chez ceux qui, tout en souffrant de certaines fragilités typiques du grand âge, ne font pas (ou pas encore) usage de services à domicile. Le point commun de leurs récits est notamment la mise en avant des occupations dont ils seraient « encore » et « malgré tout » les protagonistes, autour desquelles ils construisent leur quotidien et dont le maintien leur permet de se reconnaître comme actifs et préservant le contrôle de leur vie. L’idée d’un recours au réseau formel ou à certains de ses services engendre des sentiments conflictuels dans leur imaginaire, et ceci d’autant plus que cette éventualité évoque à leurs yeux le défi d’une situation nouvelle et inconnue sur laquelle circulent des représentations souvent négatives.
La prise en compte du récit des bénéficiaires révèle comment, suite aux pertes du vieillissement, cette transition devient à un certain moment inévitable et comment elle est vécue, en se caractérisant par des degrés différents de prévisibilité, de contrôlabilité et de désirabilité, selon les parcours de vie ainsi que les services dont il est question. Une fois demandée, cette aide jusque-là soigneusement évitée, finit en tout cas par être intégrée, tant au niveau du quotidien qu’en termes identitaires. Elle est avant tout réappropriée en tant que réponse nécessaire à des besoins désormais existants et reconnus. L’apport concret du service est en ce sens apprécié du fait qu’il permet de restaurer un équilibre quotidien sur lequel on peut alors à nouveau avoir une certaine emprise. De même, il contribue parfois à un sentiment de sécurité, grâce par exemple à la régularité des visites, ainsi qu’à une valorisation personnelle là où la relation avec l’aidant est ressentie et vécue comme familiale.
Prisonniers de leur corps
L’expérience de l’aide à domicile pose pourtant aussi des défis, en particulier lorsqu’elle implique une réduction, pour l’aidé, de son autonomie décisionnelle et de sa privacy, son intimité. Cette situation se présente souvent suite au manque de continuité dans l’apport des aides en raison du changement fréquent du personnel soignant ainsi que des horaires incertains de leur intervention.
En situation de forte dépendance, où le maintien à domicile n’est désormais possible que grâce à l’assistance constante des professionnels, assortie de celle des proches, un défi majeur est constitué, plus que par l’aide formelle en soi, par le rappel constant que cette dernière représente un état auquel il est difficile de s’identifier. L’arrivée de l’aide professionnelle symbolise une rupture entre un passé comprenant ce qu’il était encore possible de faire et le sens de l’autonomie personnelle qui en dérivait, et un présent où l’on est « prisonnier » de son propre corps, pour reprendre le terme très évocateur d'une interviewée. Cette observation trouve aussi confirmation dans les chiffres : les bénéficiaires ont une santé psychique plus mauvaise que les non-bénéficiaires et ce différentiel, plus que par leur recours à l'aide formelle, est statistiquement déterminé par la présence de limitations dans la mobilité et de troubles physiques ; deux facteurs qui conditionnent d’ailleurs fortement le quotidien des personnes âgées et amènent souvent au confinement domestique.
La spécificité de cette transition devrait être traitée dans la formation des professionnel·le·s intervenant à domicile. Les moments initiaux, extrêmement délicats, de la révélation des besoins, de la connaissance réciproque et des premières interventions, devraient y occuper une place particulièrement importante. Cela est aussi vrai pour les tensions évoquées, vécues par le bénéficiaire, entre condition de dépendance et autonomie personnelle, entre besoin de privacy et besoin de sécurité ; des tensions qui peuvent générer des dilemmes éthiques et légaux auprès des professionnel·le·s.
L’accessibilité du dispositif public
Sur un plan plus général, le dispositif public mériterait des développements en termes d’accessibilité. Pour les personnes âgées, il n’est pas forcément aisé de se situer vis-à-vis des multiples services existants, agissant de plus selon des logiques différentes au niveau financier, ni d’y trouver ce qui leur conviendrait le mieux à un moment donné. La démarche est d’autant plus difficile qu’il n’est pas simple d’admettre son besoin de soins ou d’aide et de s’adresser aux acteurs de ce réseau. L’information reste donc primordiale et doit s’étendre au-delà des services eux-mêmes, là où elle est la plus susceptible d’atteindre le destinataire.
Il est alors important que les proches, les fonctionnaires des communes, les médecins de famille soient informés et puissent jouer au mieux le rôle d’intermédiaire en informant la personne non seulement des services domestiques et infirmiers, mais aussi de tous ces services de soutien, tels que les services de transports ou les foyers de jour, prestations fondamentales pour sa participation sociale. Avec l’aide au ménage, les « aides de vie » sont très précieuses pour les personnes âgées, voire très âgées. Par rapport aux soins, ces aides restent pourtant peu développées et leur coût, qui n’est pas pris en charge par l’assurance maladie, risque de défavoriser ceux et celles qui ont moins de moyens financiers.
[1] Cet article est tiré d’une étude de doctorat sur le thème (Masotti, 2016). Les données utilisées s’inscrivent dans l’enquête VLV (Ludwig, Cavalli, & Oris, 2014), pilotée par le Centre interfacultaire de gérontologie et d’études des vulnérabilités de l’Université de Genève, et dans la recherche BEANZA (Poletti et al., 2012), conduite par la Scuola universitaria professionale della Svizzera italiana (Dipartimento economia aziendale, sanità e sociale).
Bibliographie
- Ludwig, C., Cavalli, S., & Oris, M. (2014). « Vivre/Leben/Vivere »: An interdisciplinary survey addressing progress and inequalities of aging over the past 30 years in Switzerland. Archives of Gerontology and Geriatrics, 59(2), 240-248.
- Masotti, B. (2016). Faire l’épreuve de l’aide à domicile au grand âge: une étude qualitative et quantitative des services formels au Tessin (Thèse de doctorat en Sciences de la société). Université de Genève, Genève.
- Poletti, F., Bertini, L., Biaggi, A., Masotti, B., Meli, G., Mustacchi, C., & Nussio, M. (2012). Benessere e qualità di vita negli anziani di oggi. Un approccio autobiografico. Manno: Scuola universitaria professionale della Svizzera italiana.
[2] La définition de l’aide à domicile adoptée dans l’étude s’étend à la pluralité des sources de soutien existantes au Tessin (mais aussi dans les autres cantons), à savoir les services d’aide et soin à domicile, tant publics que privés, ainsi que le personnel travaillant de manière indépendante ou pour le compte d’agences privées ou d’associations (aide ménagères, auxiliaires de vie, infirmiers indépendants), ainsi que les bénévoles. Cette définition se réfère plus globalement à tout service formel visant à assister la personne dans les activités quotidiennes (gestion du ménage et soins personnels) et/ou à lui apporter des soins spécifiques à son domicile.
Cet article appartient au dossier Habiter ensemble
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Barbara Masotti, «Appeler l’aide à domicile: un moment crucial», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 19 mars 2018, https://www.reiso.org/document/2824