La face cachée du logement conjugal
Le salon conjugal n’est pas uniquement un havre de paix. C’est aussi une scène de théâtre où se cristallisent les rapports de domination entre les partenaires. Un espace où le capital culturel et symbolique justifie la «sûreté de goût».
Par Patrick Ischer, adjoint scientifique à l’Institut du management des villes et du territoire, Haute école de gestion Arc, Neuchâtel
Bien que certaines personnes souhaitent rester libres et affranchies des contraintes liées à la vie en couple, le besoin de sécurité, d’intimité, de stabilité et de reconnaissance, ainsi que la peur de la solitude les invitent à remettre en cause un fragment de leur liberté individuelle et à s’engager à vivre sous le même toit que leur partenaire (de Singly, 2000) [1]. D’ailleurs, habiter ensemble apparaît comme une condition considérablement répandue et primordiale de la vie conjugale, au point que l’entrée dans la conjugalité se trouve être largement ritualisée, entre autres, par la cohabitation, qui est une étape marquant significativement, socialement et visiblement la formation du couple (Lemieux, 2003).
Il n’en demeure pas moins que l’habitat conjugal n’est pas uniquement un havre de paix où les deux partenaires cohabitent harmonieusement. Considérant le fait que l’appropriation de l’espace constitue l’acte fondamental d’habiter, Chombart de Lauwe écrit que l’installation du couple peut poser problème, puisque celui qui ne peut agir librement chez lui éprouve un sentiment de contrainte et d’aliénation. L’espace construit peut ainsi devenir « un lieu de conflits, de dominances, de rivalités, de revendication, qui sont ressentis dans tous les détails de la vie quotidienne » (Chombart de Lauwe, 1976, p. 28). Kaufmann (2007) affirme pour sa part que le couple peut être confronté au choc des cultures individuelles qui débouchent parfois sur des agacements. Mettant en exergue ce qui n’est pas (ou plus) harmonieux, l’auteur poursuit en arguant que les partenaires entretiennent alors une guerre de basse intensité en déployant d’innombrables tactiques, telles que les vengeances secrètes ou les bouderies. En définitive, comme le soulignent plusieurs sociologues, l’installation domestique du couple est plutôt un révélateur des distances et des malentendus entre les conjoints, et, dès lors, l’aménagement, l’ameublement et la décoration peuvent faire l’objet de désaccords, « that make the private more a turbulent sea of constant negotiation rather than simply some haven for the self. » (Miller, 2001, p. 4)
Objectifs, méthodes et échantillon
Pour appréhender l’habiter ensemble par le prisme de la cohabitation conjugale, il importe d’apporter des éléments de réponses aux questions suivantes : qui sont les individus dont on peut dire qu’ils sont en situation d’infériorité/supériorité esthétique [2] et comment cela se traduit-il matériellement dans l’espace domestique ? Les hommes tendent-ils à moins s’impliquer dans l’aménagement et la décoration de leur lieu de vie que les femmes ? Ou celui-ci est-il le théâtre d’une domination symbolique à laquelle s’adonnent des personnes issues de milieux différenciés dans l’espace social ? Comment ces éventuelles inégalités de représentations sont-elles vécues ?
Les quelques résultats présentés ci-après sont le fruit d’une thèse de doctorat (Ischer, 2015) qui visait deux objectifs principaux : comprendre comment les goûts en matière d’habiter se construisent durant la trajectoire résidentielle des individus et saisir la manière dont les couples qui vivent une première expérience de cohabitation gèrent les conflits inhérents à la négociation de leurs codes esthétiques. Afin de répondre à ces deux questionnements, la récolte des données – réalisée directement chez les informateurs – s’est déroulée en deux temps : d’abord un entretien individuel semi-directif avec chacun des partenaires, puis un entretien de couple. Concrètement, trente personnes – donc quinze couples – ont été rencontrées. Toutes ont suivi une formation supérieure, mais elles sont issues de milieux socioculturels hétérogènes. De même, les activités professionnelles dans lesquelles elles s’inscrivent sont relativement variées (banquier, avocat, éducateur, enseignant, architecte, écrivain, etc.). Notons encore qu'elles ont entre 25 et 40 ans, déclarent un revenu mensuel compris entre 3'000 et 12'000 CHF, vivent dans des zones urbaines en Suisse romande, sont locataires et n’ont pas d’enfants.
La cristallisation des rapports de domination
Afin de mesurer la présence matérielle de chacun des partenaires dans le salon, les informateurs ont été interrogés sur l’implication dans l’aménagement du logement conjugal, le partage des tâches décoratives au sein du couple, la définition des attitudes de l’autre dans ce champ de la pratique et la sous/surreprésentation vécue et réelle dans cette pièce du logement. C’est en effet en confrontant leurs propos avec la réalité observable qu’il a été envisageable d’affiner les analyses. Dans ce dessein, il leur a été demandé qui a acheté, trouvé, choisi ou reçu les meubles et les objets exposés, ce qui a permis d’évaluer lequel des deux était plus concrètement présent à travers ses objets
Parmi les couples rencontrés, quatre ont en commun d’être représentés équitablement dans le salon. Ces huit informateurs sont activement impliqués dans l’aménagement, l’ameublement et la décoration de l’espace domestique, qui offre un reflet de la personnalité de chacun des deux occupants et ne peut donc être considéré comme le théâtre d’une supériorité matérielle de l’un sur l’autre. Les onze autres couples interrogés ne peuvent quant à eux se prévaloir d’une quelconque égalité de représentation, et ce, dans des proportions variables : certains possèdent environ deux tiers des objets qui composent l’univers domestique, d’autres trois quarts, voire encore au-delà (le rapport le plus inégal étant de 93% vs 7%). De prime abord, ces déséquilibres reflètent des divergences d’intérêt pour l’aménagement, la décoration et l’ameublement. Mais les analyses invitent à interpréter ces inégalités d’exposition dans le logement en considérant d’autres facteurs que celui du seul intérêt.
Tout d’abord, deux couples s’accordent pour affirmer que la gestion des tâches domestiques incombe à la femme (avec le consentement plus ou moins assumé de son partenaire). Ensuite, sept des couples qui ont pris part à l’étude confirment l’idée selon laquelle les personnes nées dans un milieu richement doté en capitaux culturels et économiques affichent une sécurité esthétique telle qu’elle leur permet de jouir d’une présence matérielle plus importante dans le salon, qui devient ainsi le lieu privilégié de l’expression de leurs goûts en matière d’habiter. Chez certains, cette surreprésentation semble être le résultat d’une forme de mainmise sur le logement ; d’autant plus que quelques-uns n’hésitent pas à évincer radicalement les éléments de l’autre. C’est notamment le cas d’une interlocutrice, issue d’un milieu riche en capitaux culturels et économiques, qui a d’emblée averti son partenaire (qui a grandi dans un milieu populaire) qu’elle ne voulait pas de son téléviseur qu’elle taxait de « gros machin horrible… terrifiant ». Cet exemple précis donne à penser que les mécanismes de la domination sociale sont suffisamment bien huilés pour ne pas s’arrêter aux portes de l’univers domestique, puisqu’ils s’insinuent – matériellement et symboliquement – jusque dans les plis des liens conjugaux.
Pour le dire autrement, les individus nés dans des milieux largement dotés en capitaux font généralement preuve d’une forte sécurité esthétique et parviennent à s’imposer dans le logement conjugal, qui devient ainsi le reflet des rapports de domination sociale. Finalement, les inégalités de représentation des deux derniers couples ne peuvent être interprétées ni du point de vue d’un investissement féminin ni au regard de l’origine sociale des deux partenaires. Ce sont en effet les hommes qui sont ici plus impliqués et présents. Et, s’ils ont grandi dans des milieux moins pourvus en capitaux que leurs compagnes, ils se montrent plus déterminés dans leurs goûts et n’hésitent pas à faire valoir des compétences esthétiques acquises durant leur parcours.
La confiance en soi en matière esthétique
Au-delà du fait d’être un homme ou une femme, c’est donc surtout la distance sociale qui sépare les milieux d’origine des partenaires et, dans une moindre mesure, les variations quant à une détermination esthétique acquise au cours de leur trajectoire qui permettent de comprendre ces divergences en matière de sécurité esthétique. Sécurité qui devient supériorité puisqu’il en résulte des rapports inégaux où l’un jouit de davantage d’autorité que l’autre pour construire esthétiquement un espace pourtant commun. Si quelques-uns délèguent volontiers les tâches décoratives à leur partenaire, car ils ont confiance en ses goûts et qu’ils ne veulent pas interférer dans ses créations, plusieurs tendent à minimiser, voire à nier, cet état de fait :
« Enquêteur : Est-ce que vous diriez qu’il y a une inégalité de représentation dans le salon ?
» Elle : Ben oui.
» Lui : Dans quel sens ?
» Elle : Ben si on dit que c’est plus chez moi, que ça ressemble plus à chez moi qu’à chez toi, ben oui, il y a une inégalité.
» Lui : Oui, mais je me sens parfaitement chez moi… Il y a une inégalité du point de vue du style, il y a une inégalité… je n’utiliserais pas ce mot d’inégalité, j’utiliserais un mot du style… y a une euh… y a une… une différence dans la balance… une sous-représentation. »
Du reste, et quand bien même les déséquilibres sont on ne peut plus manifestes, il est difficile de faire admettre aux personnes interrogées, surtout lors de l’entretien conjugal, qui des deux est l’initiateur des projets d’aménagement ou de décoration. Ceci atteste du renoncement à tantôt s’imposer comme le décideur, tantôt à accepter de ne pas être maître chez soi. Les couples tendent donc bien souvent à s’afficher comme étant égalitaires et consensuels, alors même que ce n’est de loin pas toujours le cas.
Une lutte peu romantique et euphémisée
Ce qui précède témoigne de l’importance du logement comme support physique à la construction de l’identité conjugale et du remaniement identitaire qui en découle. À travers les négociations que les partenaires entreprennent, ils peuvent tendre vers un modus vivendi qui atteste du lien amoureux qui les unit. Comme le souligne par ailleurs Faure-Rouesnel, « […] on n’aurait donc pas naturellement des goûts communs, puisque c’est en partie en s’assemblant que, progressivement, on se ressemble » (Faure-Rouesnel, 2004, p. 334). Il n’en demeure pas moins que la mise en ménage peut devenir un rite de passage tourmenté et ce, d’autant plus que les individus ont des histoires, des façons de faire et des modèles culturels différents. Cette hétérogamie peut ainsi rendre peu conciliables des goûts qui se sont sédimentés lors de socialisations dissemblables et force est d’observer que c’est bien souvent le conjoint le mieux doté en capitaux culturels et économique qui remportera cette lutte symbolique. Or, ces mécanismes étant peu compatibles avec les logiques qui sous-tendent l’engagement amoureux et l’illusion romantique, ils auront tendance à être évacués ou euphémisés.
[1] Bibliographie
- Chombart de Lauwe, P. H. (1976). Appropriation de l'espace et changement social. In P. Korosec-Serfaty (Ed.), L'appropriation de l'espace. Actes de la IIIe Conférence de Psychologie de l'Espace construit (pp. 25-33). Louvain-la-Neuve : CIACO.
- De Singly, F. (2000). Sur la crise de la vie conjugale. In Y. Michaud (Ed.), Qu'est-ce que la société? Volume 3 (pp. 481-491). Paris : Odile Jacob.
- Faure-Rouesnel, L. (2004). « Nos débuts ensemble ». Installation résidentielle et entrée dans la conjugalité. In B. Collignon & J.-F. Staszak (Eds.), Espaces domestiques: construire, habiter, représenter (pp. 325-340). Rosny-sous-Bois : Bréal éd.
- Ischer, P. (2015). Les couples face à leur logement : goûts et dégoûts en matière d'habitat. Constructions, définitions, représentations et négociations des codes esthétiques mobiliers. Alphil : Neuchâtel.
- Kaufmann, J.-C. (2007). Agacements, les petites guerres du couple. Paris : Armand Colin.
- Lemieux, D. (2003). La formation du couple racontée en duo. Sociologie et sociétés, 2(35), 59-77.
- Miller, D. (2001). Behind Closed Doors. In D. Miller (Ed.), Home Possessions: Material Culture behind Closed Doors (pp. 1-19). Oxford: Berg.
[2] Ces concepts d’infériorité et de supériorité esthétique traduisent les rapports de domination symbolique qui se jouent entre les partenaires s’agissant des goûts en matière d’habiter. Ils rendent bien souvent compte de l’inégalité matérielle dans le salon conjugal.
Cet article appartient au dossier Habiter ensemble
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Patrick Ischer, «La face cachée du logement conjugal», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 3 mai 2018, https://www.reiso.org/document/3019