Plongée dans l’imbroglio de l’aide sociale
La statistique sur l’aide sociale date de 2005. L’opacité continue pourtant à régner sur le nombre réel de personnes touchant, en Suisse, un revenu insuffisant pour couvrir leurs besoins vitaux.
Par Slim Bridji, Haute école de travail social et de la santé Lausanne (HES-SO), et Jean-Pierre Tabin, Haute école de travail social et de la santé Lausanne (HES-SO) et LIVES
L’aide sociale est la prestation en espèces à laquelle les personnes dans le besoin font recours lorsqu’elles ont épuisé tous les soutiens financiers existants [1]. Selon la Conférence suisse des institutions d'action sociale (CSIAS), « l’aide sociale garantit l’existence aux personnes dans le besoin, favorise leur indépendance économique et personnelle et assure leur intégration sociale et professionnelle ». Si son principe est ancré dans la Constitution fédérale (art. 12), l’aide sociale est implémentée différemment dans chaque canton. Pour qui veut la mesurer, cela pose différentes difficultés.
Un périmètre changeant
Le premier problème est lié au périmètre de l’aide sociale. L’Office fédéral de la statistique (OFS) distingue l’aide sociale au sens strict de l’aide sociale au sens large. Si la première ne recouvre que l’aide sociale financière, la seconde ajoute les avances sur pensions alimentaires, l’aide aux personnes âgées ou invalides, les aides à la famille, au logement ou encore aux individus au chômage ainsi que les prestations complémentaires AVS/AI [2].
Dans le cas de l’aide sociale au sens strict, l’OFS dénombre environ 262’000 personnes en 2014 contre 777’000 à l’aide sociale au sens large [3]. La différence est significative, puisqu’on compte presque trois fois plus de personnes à l’aide sociale selon la deuxième définition.
Et encore: les bourses d’études et d’apprentissage ne sont pas comprises dans ces chiffres, ni l’aide sociale fournie aux personnes ayant le statut de réfugié ou de requérant d’asile, ni les subsides pour payer les primes LAMal, ni bien sûr les aides sous forme de réduction (des prix de crèche et de garderie, par exemple). Combien de personnes, au total, reçoivent-elles des prestations de l’Etat en raison d’un revenu insuffisant ? C’est aujourd’hui une question sans réponse.
Les différences cantonales et l’opacité
Le second problème est lié à la diversité des régimes sous condition de ressources et à leur déploiement très différent suivant les cantons. L’OFS tient à jour un inventaire de l’aide sociale au sens large qui fait apparaître des situations contrastées selon les cantons. Par exemple, le canton de Vaud a dans sa législation des prestations complémentaires à l’AVS/AI, des PC familles, une rente-pont, des allocations de maternité, des allocations pour mineurs handicapés, un fonds pour la famille, des avances sur pensions alimentaires et l’aide sociale. Dans le canton de Genève, on retrouve les prestations complémentaires à l’AVS/AI, les PC familles, les avances sur pensions alimentaires et l’aide sociale; ce canton connaît en outre des prestations complémentaires AVS/AI cantonales et une allocation de logement, mais il ignore la rente-pont, les allocations de maternité, les allocations pour mineurs handicapés ou le fonds pour la famille. Neuchâtel, qui connaît moins de prestations différentes, a en revanche une aide spécifique aux personnes au chômage. Et l’on peut multiplier par 26 les différences [4].
Cette diversité va influer sur le nombre de personnes devant se tourner vers l’aide sociale pour vivre. Relevons encore que cette hétérogénéité se retrouve à l’intérieur même des dispositifs cantonaux, puisque seuls cinq cantons (Tessin, Genève, Neuchâtel, Bâle-Ville et Vaud) ont adopté́ des lois afin d’harmoniser et de mieux coordonner la prise en charge et l’allocation de l’aide sociale à l’intérieur du canton (Belser & Egbuna-Joss, 2015).
Selon le Conseil fédéral, « il serait [pourtant] souhaitable de retenir une définition commune du revenu déterminant et de l’unité d’assistance, ainsi que d’uniformiser la hiérarchie ou l’ordre de priorité des prestations pour éviter des diminutions de revenu dues à des effets de seuil ». Cela signifie d’une part que deux personnes dans la même situation ne sont pas traitées de manière équivalente dans chacun des cantons, d’autre part que l’ordre dans lequel la personne demande une prestation lui ouvre ou lui ferme des droits dans 21 cantons. C’est un facteur qui complexifie l’interprétation des chiffres, car cet émiettement des prestations rend le système helvétique particulièrement opaque (Regamey, 2011).
Cette opacité est renforcée par le fait que les dispositifs, y compris quand ils portent le même nom, ne sont pas similaires. Par exemple, les recommandations de la CSIAS concernant l’aide sociale au sens strict n’ont pas force de loi: le montant et les modalités de l’assistance sous condition de ressource ne sont pas identiques dans les cantons et les communes. En outre, comme le montre une étude mise en ligne par l’Association romande et tessinoise des institutions d’action sociale [5], les organes de décision de l’aide sociale sont très différents: suivant les cantons, le verdict d’octroi du droit est plus ou moins formalisé, ce qui peut influer sur le nombre de personnes éligibles aux prestations. Autre exemple, des aides à la famille existent dans quinze cantons, mais elles ne sont pas identiques dans chacun – ni dans les montants octroyés, ni dans leurs conditions d’octroi. Et ainsi de suite.
Lois et règles en mutation constante
Troisième problème et cerise sur le gâteau pour qui veut mesurer l’évolution des personnes concernées, ces dispositions sont en réforme constante. Conséquence : les périmètres d’application changent. Il suffit qu’un canton mette en œuvre une loi incitant les jeunes à quitter l’aide sociale afin d’entrer en formation pour que le nombre de jeunes à l’aide sociale diminue: c’est l’exemple de la Loi sur l’aide aux études et à la formation professionnelle, mise en œuvre en 2016 dans le canton de Vaud. Quand un canton supprime une Loi d’aide aux chômeurs en fin de droits, le nombre de récipiendaires de l’aide sociale augmente: c’est le cas de Genève, en 2012. Et lorsqu’un canton change les règles concernant le barème de l’aide sociale, le nombre de personnes évolue: dans le canton de Fribourg, les conditions financières d’accès à l’aide sociale ont changé en 2004, 2006, 2012 et 2017 [6].
De plus, des modifications des assurances sociales, comme la quatrième révision de la Loi sur l’assurance chômage ou les dernières réformes de l’AI, ont des effets parce que des récipiendaires perdent leurs droits à l’assurance. La difficulté à interpréter les chiffres (à la hausse ou à la baisse) réside dans le fait que si la situation des personnes n’a pas forcément changé, les lois ont été modifiées. D’où la nécessité de contrôler systématiquement les effets des changements législatifs non seulement de l’aide sociale, mais en amont de celle-ci.
La statistique a été conçue comme la science de l’Etat, comme le rappelait Alain Desrosières (1993). Elle donne à voir certains aspects de la politique sociale, mais en laisse d’autres sous le radar. Pour différentes raisons, notamment parce que les assurances sociales ont été instituées par l’Etat au cours du XXe siècle comme étant supérieures aux systèmes d’assistance publique et qu’un droit à l’aide sociale n’existe sur le plan fédéral que depuis 1995 (Tabin, Frauenfelder, Togni, & Keller, 2010), l’aide sociale est nettement moins bien connue que d’autres dispositifs.
La statistique de l’aide sociale (au sens strict) n’existe que depuis 2005. Elle est, à bien des égards, problématique, comme nous sommes en train de le constater dans une recherche que nous menons sur l’effet des mesures d’insertion sur la durée d’aide sociale des récipiendaires [7].
Des statistiques sensibles et incomplètes
D’abord, pour avoir le droit d’utiliser la statistique cantonale de l’aide sociale, il faut obtenir l’autorisation de chacun des 26 cantons pour exploiter les données. Dans notre cas, un canton a refusé de nous donner cette autorisation (pour des raisons de confidentialité des données, alors même qu’elles sont anonymes); un autre ne nous a autorisés à exploiter les données que sur six années (sur les dix que nous voulions analyser), la statistique ne lui semblant pas fiable sur les autres. La difficulté d’accès aux sources statistiques n’est peut-être pas sans lien avec le fait que l’aide sociale était jusqu’il y a peu une libéralité et non un droit. Elle montre surtout qu’il s’agit d’une question sensible: les discours à répétition sur les abus de l’aide sociale, qui sont une critique du travail de l’administration (jugée incompétente à déceler les demandes indues), rendent les autorités prudentes quant à la diffusion des données.
Les données que nous avons analysées posent différents types de problèmes, notamment d’éléments manquants ou incohérents. Ces erreurs sont sûrement liées au fait que la récolte des données statistiques est à la fois très complexe (le guide pour la réalisation de l'enquête publié par l’OFS fait 270 pages) et extrêmement dispersée. Les données de l’OFS proviennent en effet de sources de nature différente: selon les communes et les cantons, elles peuvent être administratives, comptables et statistiques. De même, les informations récoltées sur les récipiendaires reposent sur leurs déclarations. Si un renseignement est erroné une année, puis corrigé l’année suivante, la correction n’est pas reportée rétrospectivement dans l’enquête de l’OFS. La qualité de la statistique en souffre.
Ces problèmes sont notamment liés à l’absence d’une loi-cadre fédérale sur l’aide sociale. Un projet avait été soutenu en 2014 par l’Initiative des villes pour la politique sociale et la CSIAS, mais il a été enterré par le Parlement en 2016. On n’est donc pas près d’y voir plus clair dans la statistique des personnes aidées faute d’un revenu suffisant, une information qui serait par exemple utile pour connaître ce que couvrent les salaires versés en Suisse par rapport aux besoins vitaux.
Références
Belser, Eva Maria, & Egbuna-Joss, Andrea: Une loi-cadre pour l’aide sociale? Newsletter CSDH, 26. 2015.
Conseil fédéral: Aménagement de l’aide sociale et des prestations cantonales sous conditions de ressources: Besoins et possibilités d’intervention. Berne: Office fédéral des assurances sociales, 2015.
Desrosières, Alain: La politique des grands nombres. Histoire de la raison statistique. Paris: La Découverte, 1993.
Regamey, Caroline: Sous conditions de ressources » : une solution ? Reiso, Revue d'information sociale, 2011.
Tabin, Jean-Pierre, Frauenfelder, Arnaud, Togni, Carola, & Keller, Véréna: Temps d’assistance. Le gouvernement des pauvres en Suisse romande depuis la fin du XIXe siècle. Lausanne: Antipodes, 2010.
[1] Cet article a été écrit pour Services publics, journal du syndicat SSP-VPOD, et pour REISO.
[2] Sur cette page internet de l’OFS
[3] OFS: Tableaux su-f-13.04.01.01 et je-f-13.05.01.01.01.
[4] Voir cette page de l'OFS.
[5] Voir ce document, Élisa Favre, Artias.
[6] Pour être plus précis, c’est le montant minimum que l’Etat considère comme permettant de couvrir les besoins de base, que lui-même définit.
[7] Durée de l'aide sociale et activation: une étude statistique sur les jeunes adultes vivant seul-e-s. Projet de recherche soutenu par la Commission scientifique du domaine Travail social de la HES-SO.
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Slim Bridji et Jean-Pierre Tabin, «Plongée dans l’imbroglio de l’aide sociale», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 26 juillet 2018, https://www.reiso.org/document/3316