Des chaises longues sur l’espace public
Comment faire vivre un parc public ? Comment concilier les diverses logiques d’utilisation et développer des projets qui favorisent la rencontre entre les groupes qui le fréquentent ? Les pistes d’une expérience fribourgeoise.
Par Vanessa Moullet, travailleuse sociale de rue, Association REPER, Fribourg
La cohabitation sur l’espace public est au centre du travail social de rue. Comment vivre ensemble et se rencontrer ? Comment éviter des formes de privatisation ? Comment intégrer les populations marginalisées ? Ces questionnements constituent le terreau dans lequel le projet «Les Chaises Longues», mis en œuvre par les travailleurs sociaux de rue du secteur Rue et Réalisations de l’Association REPER [1] à Fribourg, puise son énergie depuis cinq ans.
Tout commence sur le parc des Grand-Places en 2014. Ce grand espace vert, situé en plein centre-ville et où figure la légendaire fontaine de Jean Tinguely, est apprécié tant pour sa proximité des commerces et des transports en commun, que pour son ambiance zen. A la fois lieu de rencontre et de détente, il est très fréquenté. Mais ce parc suscite aussi un sentiment d’insécurité. En effet, une de ses extrémités est occupée par des groupes de personnes qualifiées de «marginales» et dont certains comportements dérangent. L’attitude de groupes de jeunes qui se réunissent sur le site apparait également problématique aux yeux d’une partie de la population.
Consommation de produits légaux et illégaux, deal, états d’ivresse sur la voie publique, comportements irrespectueux envers l’environnement, attitudes exubérantes et bruyantes vont à l’encontre des normes sociales usuelles. De fait, les personnes marginalisées semblent toujours de trop sur l’espace public, au même titre que les groupes de jeunes, en raison de conduites qui ne correspondent pas à un certain idéal urbain.
La rue, terrain de socialisation
Le fait d’investir la rue ne fait pas forcément référence à un parcours de vie désordonné et précaire. L’espace public constitue aussi un support à la construction identitaire et un terrain de socialisation par et pour les pairs. Fort de ces constats, la question de l’appropriation de l’espace public et des différentes logiques sous-jacentes prend tout son sens.
Convoité pour sa situation centrale, le parc des Grand-Places avait vu s’implanter le projet «Fribourg Plage» [2] durant les étés de 2011 à 2015. Cette structure privée avait loué à la Ville une parcelle importante du parc afin de proposer aux citoyens une offre estivale complémentaire, un endroit de détente et de farniente. Libre d’accès, ce lieu imposait toutefois une condition : l’obligation de consommer. Très vite, cette exigence a soulevé des réactions auprès des groupes d’« habitués » qui fréquentent le parc. Quant à la séparation de l’espace par des grillages, elle a fait naître un sentiment d’exclusion et de stigmatisation.
Témoins de ces tensions et porte-paroles des différentes problématiques sociales rencontrées sur le terrain, les travailleurs sociaux de rue fribourgeois (REPER, Villars Animation[3] et la Pastorale de Rue[4]) ont organisé une journée de réflexion le 4 juin 2013, in situ, dans le parc des Grand-Places. Les différentes logiques d’utilisation de l’espace public et de ses enjeux (« Espace public payant ? » [5]) y ont été débattues. Durant cette même journée, le Service de la jeunesse de la Ville de Genève a présenté son concept d’Opération chaise longue [6]. Il consiste à mettre à disposition du public des transats dans plusieurs parcs de la ville pendant la saison estivale et à animer ces lieux en employant des jeunes dans le cadre de petits boulots.
De Genève à Fribourg
Le concept genevois, ses objectifs et sa complémentarité avec Fribourg Plage ont séduit tant les travailleurs sociaux que les acteurs politiques régionaux. Dès l’année suivante, en été 2014, le projet «Les Chaises longues» est devenu réalité dans le parc fribourgeois. Il consiste à mettre à disposition du public des chaises longues, des parasols, du matériel sportif, ludique et créatif, ainsi qu’un grill à gaz tous les dimanches. L’espace est ouvert en juin et juillet, du vendredi au dimanche de 13 heures à 19 heures. Il est basé sur le principe de la libre adhésion et les usagers du parc ont le choix d’utiliser ou non l’infrastructure mise à disposition.
Relativement simple dans sa réalisation, le concept permet aux travailleurs sociaux de rue de travailler différents axes d’intervention et d’atteindre plusieurs objectifs spécifiques, tels que :
- Favoriser la convivialité sur le parc des Grand-Places.
- Proposer une offre de loisir estival gratuite qui séduise aussi bien les publics cibles que d’autres publics.
- Offrir une alternative à Fribourg Plage, notamment aux personnes n’ayant pas le pouvoir d’achat suffisant pour se payer une boisson.
- Disposer d’un outil pour mener un travail de (ré)insertion sociale et professionnelle avec des jeunes.
- S’engager dans une démarche de santé publique en distribuant gratuitement des pommes et de l’eau fraîche.
- Promouvoir le recyclage et mener une action de sensibilisation sur la problématique du « littering » en manœuvrant régulièrement un chariot mobile à tri sélectif et en distribuant des cendriers jetables.
- Donner à l’intervention sociale de rue une assise supplémentaire sur des lieux fréquentés par les publics cibles et permettre à un public plus large de découvrir cette prestation.
Finalement, l’opération «Les Chaises Longues» s’inscrit dans la volonté de développer une action sociale de proximité ayant pour objectif premier de renforcer le lien social. Cette démarche communautaire vise à favoriser des relations harmonieuses et une meilleure convivialité entre tous les groupes de la population tout en renforçant une image positive de la jeunesse et en rapprochant les générations.
Les Mini-Jobs et les partenariats
Le projet est aussi une opportunité de générer du travail pour des jeunes issus du public cible. Chaque année, quatre d’entre eux âgés de 18 à 25 ans deviennent Mini-Jobber et intègrent le dispositif Pôle Mini-Jobs [7]. Ils mettent le matériel à disposition du public, veillent à sa bonne utilisation et le rangent. Ils ont également la responsabilité d’établir un lien avec le public, ainsi que de représenter et faire vivre l’initiative.
Le travail en partenariat occupe une place importante dans la mise en œuvre du projet. Pour le mener à bien, les travailleurs sociaux de rue ont sollicité plusieurs acteurs de la région. Ainsi, les Ateliers de Fribourg [8] de la Fondation Le Tremplin construisent les transats en bois. Le Service de la Voirie de la Ville participe au bon fonctionnement en mettant gratuitement à disposition du matériel et des équipements. Depuis 2015, un partenariat est conduit avec le Service de l’aide sociale de la Ville, qui dispose pour ses jeunes bénéficiaires de deux Mini-Jobs sur les quatre disponibles. En 2016, une collaboration est née avec la Fête de la Musique, etc.
Liens renforcés et mixité sociale
Face à la multiplication des formes d’exclusion et de stigmatisation, les travailleurs sociaux de rue ont pour mission d’agir en faveur de la cohésion sociale en s’impliquant dans l’environnement réel des publics cibles, en tissant des liens et en favorisant les dynamiques collectives. Ils tentent de proposer des solutions au plus proche des réalités vécues. Jonglant avec les différents axes d’intervention qui caractérisent leur fonction, ils mettent en évidence le besoin de trouver des solutions créatives pour favoriser le vivre-ensemble.
Tout en respectant les besoins individuels de chacun, le projet «Les Chaises Longues» véhicule l’idée que plusieurs groupes sociaux aux intérêts divers peuvent évoluer, se côtoyer ou même partager une activité dans une dynamique de proximité et d’échanges de liens sociaux. L’évaluation réalisée chaque année met en évidence le fait que cet espace participe à une meilleure convivialité sur le parc des Grand-Places et qu’il a un impact positif sur son atmosphère générale, sur son cadre de vie et sur le renforcement du lien social.
Les travailleurs sociaux de rue constatent non seulement que les échanges se trouvent facilités, mais aussi que l’opération favorise la mixité en cassant certaines frontières et certains stigmates. L’atmosphère parfois tendue ou la segmentation entre les différents groupes sociaux s’en trouvent changées. Certains groupes d’« habitués » participent à l’initiative en prenant soin du matériel et en donnant des coups de main aux jeunes Mini-Jobber. Ils partagent leurs idées, leurs envies et proposent des activités. Ils s’approprient une partie du projet et y trouvent une valorisation et un renforcement de leur participation sociale.
Les jeunes Mini-Jobber, quant à eux, relèvent que cet emploi leur permet de faire des rencontres avec d’autres jeunes, de se sentir utiles et de se mobiliser pour une activité qui fait sens à leurs yeux. Au travers d’une valorisation personnelle et d’une reconnaissance sociale importante dû à leur engagement pour la collectivité, ils renforcent leurs ressources personnelles et leur estime d’eux-mêmes.
Un cadre détendu et convivial
De leur côté, les personnes qui ne fréquentent pas le parc de manière régulière sont surprises par la gratuité du lieu et saluent l’initiative. Les chaises longues leur permettent de sortir de l’agitation de la ville, de s’accorder un temps de pause et de se sentir accueillies dans un cadre sécurisant et détendu.
Enfin, le projet «Les Chaises Longues» constitue pour les travailleurs sociaux de rue un outil précieux et pertinent. Le fait d’être disponible, à l’écoute et présent de manière régulière sur ce lieu stratégique, leur permet de renforcer leur lien de confiance avec les différents groupes et de se faire connaître à un plus large public.
[1] Le secteur « Rue et Réalisations » de REPER a pour mission d’aller vers et d’accueillir en priorité les adolescents, les jeunes adultes et leurs proches, et d’offrir une action socio-éducative et communautaire s’inscrivant en particulier dans la prévention sélective.
REPER est une association fribourgeoise, issue de la fusion en 2006 de la LIFAT et de RELEASE. Mandatée par le Conseil d’État du Canton de Fribourg, elle est reconnue d’utilité publique et bénéficie du soutien financier de la Ville et du Canton. REPER a pour but de contribuer à la promotion de la santé et de développer toutes mesures utiles à la prévention des dépendances et des situations à risques.
[5] Cf. Communiqué de presse - Parc-au-mètre2 – Journée de réflexion sur l’espace public sur les Grand-Places à Fribourg
Cet article appartient au dossier Habiter ensemble
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Vanessa Moullet, «Des chaises longues sur l’espace public», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 17 décembre 2018, https://www.reiso.org/document/3827