Des jeunes migrants face à un double défi
Les femmes migrantes victimes de violence conjugale peinent à renouveler leurs titres de séjour après dissolution familiale. La situation juridique et sociale de leurs enfants non-européens devenus majeurs est alors d’une rare complexité.
Par Guadalupe De Iudicibus, La Fraternité, CSP Vaud, Lausanne
Dans le rapport adopté en juillet 2018 [1], le Conseil fédéral arrive à la conclusion que le cadre légal tient suffisamment compte de la situation des victimes étrangères de violences conjugales en ce qui concerne leur droit de séjourner en Suisse. Selon ce rapport, la pratique est «globalement satisfaisante», formule curieuse lorsque l'on connaît les multiples difficultés [2] qu’elles rencontrent au quotidien.
Les femmes accompagnées par le service social de La Fraternité du Centre social protestant (CSP) Vaud montrent qu’une grande partie des victimes retournent chez leur compagnon, de peur d’être renvoyées, ou obtiennent le renouvellement de leur permis grâce à un autre élément [3] qui aide à faire pencher la balance en leur faveur.
La majorité des situations, dans lesquels le permis est défendu uniquement sous l’angle des violences subies, devront passer devant le Tribunal administratif fédéral parce que le Secrétariat d’Etat aux migrations (SEM) nie le caractère systématique et/ou intensif des violences ou reproche une mauvaise intégration aux victimes (liée en général justement au contrôle coercitif et à la restriction de liberté exercés par les conjoints). De plus, le SEM nie régulièrement la valeur des preuves, priorisant rapports de police ou plaintes pénales, malgré les attestations éloquentes des centres d’accueil, psychologues et médecins spécialisés dans ce domaine.
Le parcours complexifié des enfants majeurs
Certaines femmes migrantes et victimes sont aussi mères. Pour elles et leurs enfants mineurs, parfois aussi migrants et victimes [4] de violence domestique, le séjour est complexe. Trois circonstances compliquent encore la situation : quand les enfants sont issus d’une relation précédente et qu’ils ont été mis au bénéfice d’une autorisation de séjour par regroupement familial grâce à un droit dérivé de l’auteur de violences ; quand ils ne sont pas européens ; et quand ces enfants arrivent à l’âge de la majorité. En voici l’illustration avec trois familles accompagnées actuellement par La Fraternité du CSP.
- Une maman arrive d’un pays tiers afin de rejoindre son époux, ressortissant européen au bénéfice d’un droit de séjour en Suisse, avec ses trois filles extra-européennes. Deux ans et demi après, cette mère victime de violence conjugale décide de se séparer afin de sauvegarder son intégrité physique et psychique, ainsi que celle de ses trois filles. Le SEM examine le dossier et refuse le renouvellement des permis de séjour à toutes les quatre. Un préavis négatif est envoyé à la mère et à ses deux filles mineures et, pour la fille devenue majeure, un dossier séparé est ouvert. Etant donné que l’aînée est arrivée en Suisse à la fin de la scolarité obligatoire et qu’elle n’est pas européenne, quelles voies a-t-elle pour obtenir un permis autonome de celui de sa mère?
- Une jeune fille est venue en Suisse depuis un pays non européen avec sa mère, afin de vivre auprès du nouveau conjoint – de nationalité européenne – de celle-ci. Mère et fille sont enfermées à clé par le beau-père et la fille n’est pas scolarisée. Après un séjour dans un centre d’accueil pour femmes victimes de violence, la mère décide de retourner chez son époux. Sa fille, devenue entretemps majeure, ne veut pas la suivre. Quelles sont les pistes pour aider cette jeune à rester proche de sa mère, en Suisse, et sans vivre sous le même toit que l’auteur des violences ?
- Ressortissante d’un Etat tiers et âgée de 17 ans à son arrivée, cette adolescente est venue en Suisse avec une sœur plus jeune et son père, auteur de violences conjugales, rejoindre sa belle-mère européenne installée en Suisse. Les deux filles et la belle-mère sont victimes de violences. Quand sa belle-mère décide de se séparer, la jeune fille, qui sans succès a tout fait pour avoir un projet professionnel dans notre pays, est devenue majeure. Hébergée par une organisation spécialisée, elle reçoit une lettre du Secrétariat d’Etat aux migrations avec un préavis négatif. Il signifie son intention de ne pas renouveler son autorisation de séjour et de prononcer son renvoi de Suisse. Comment affronter, parallèlement à cette procédure administrative, la recherche d’un apprentissage et les épreuves d’un traitement psychothérapeutique pour se reconstruire après les violences subies?
Les enjeux socio-juridiques
Choisies parmi de multiples exemples, ces situations montrent les défis des jeunes migrant-e-s victimes de violence domestique à l’heure de devenir majeur-e-s et/ou de quitter le foyer familial: en effet, la base légale de leurs titres de séjour change du jour au lendemain.
Etant donné que les conjoints rejoints sont citoyens européens, les trois regroupements familiaux ont été effectués dans le cadre de l’Accord sur la libre circulation des personnes. Selon le droit communautaire, la possibilité d’accueillir les enfants majeurs en Suisse n’est pas limitée à un âge déterminé s’ils sont à charge de leurs parents (ou de l’un des parents) [5] et si aucun abus de droit ne peut leur être reproché.
Le droit interne reconnaît aussi, en vertu du devoir d’entretien [6], qu’un jeune adulte soit entretenu par ses parents jusqu’à la fin d’une formation appropriée, pour autant qu’elle soit achevée dans les délais normaux.
Cependant, la situation change drastiquement si la personne concernée est un jeune adulte non-européen qui veut rejoindre ou rester auprès d’un parent non-européen installé en Suisse.
Sous l’angle de la Loi sur les étrangers (LEtr), seuls les enfants célibataires étrangers de moins de 18 ans peuvent se voir octroyer une autorisation de séjour dans le cadre du regroupement familial. Après cet âge, les possibilités de rester en Suisse sont faibles : un mariage ; un travail hautement spécialisé ; des études universitaires ; une régularisation dans le cadre d’un contrat d’apprentissage après cinq ans d’école obligatoire en Suisse ; ou une régularisation dans le cadre d’un cas individuel d’une extrême gravité. Les divers critères exigés par ces dispositions légales sont difficiles à remplir pour un jeune adulte arrivé en Suisse depuis moins de cinq ans et encore en plein processus d’intégration.
Néanmoins, rentrer dans le pays d’origine sans le soutien du parent qui l’a pris en charge jusqu’à présent, sans formation et sans ses frères et/ou sœurs cadets, parfois nés en Suisse, après les expériences des violences vécues, ne peut être raisonnablement exigible.
De manière générale, l’entrée dans la vie adulte est bouleversée par les vulnérabilités liées à l’âge, aux insécurités personnelles et au manque d’expériences professionnelles ou de formation pour devenir financièrement indépendants. Dans la vie des jeunes migrant-e-s, au processus de construction de l’identité s’ajoute celui de l'intégration en Suisse. Dans ces deux processus parallèles, les violences subies (personnellement ou en stant qu’enfants exposés aux violences subies par la mère) et l’attente d’une décision concernant le permis deviennent des éléments supplémentaires déstabilisants [7].
Jeunes majeurs, dossiers séparés
Les trois situations exposées ont des points communs : aucune des jeunes filles ne peut imaginer continuer à vivre avec l’auteur de violence, ni envisager une réintégration sociale ou professionnelle dans son pays d’origine; toutes sont devenues majeures mais aucune n'est financièrement indépendante.
Leurs parcours présentent également plusieurs différences. Une des jeunes a montré une intégration plus que poussée et, malgré son court séjour en Suisse et les traumatismes vécus, a rapidement appris le français et signé un contrat d’apprentissage après l’échéance de son permis. Une autre est complètement à charge de sa mère et n’a pas de projet clair de formation pour l’avenir. La troisième, qui a plusieurs troubles comportementaux et des difficultés d’apprentissage suite aux violences subies, est à la charge de l’aide publique. Une d’entre elles a été séparée de sa mère pendant deux ans avant de pouvoir la rejoindre en Suisse, mais ne veut pas être séparée d’elle à nouveau. Comment les autorités de migration vont-elles apprécier ces faits ?
Dans le cas d’application de l’article 50 LEtr [8] pour des raisons personnelles majeures, en principe, seul le caractère intense et systématique de la violence devra être prouvé [9], mais s’appuyer uniquement sur cet élément complique et prolonge la procédure de renouvellement du permis. Comment va-t-il être pris en compte dans l’étude des dossiers «séparés» de ces jeunes majeures ?
La pratique de « séparation de dossiers » de jeunes migrants devenus majeurs est inquiétante. Tant du point de vue humain que sur un plan objectif, leur situation ne peut être comprise que dans le contexte de la violence conjugale.
Les réponses des autorités aux demandes de ces trois jeunes migrantes apporteront sans doute de nouveaux éclairages sur ces questions en suspens.
[1] Réponse au postulat du 5 mai 2015 (15.3408) de la conseillère nationale Yvonne Feri.
[2] Voir, par exemple, le rapport « Femmes étrangères victimes de violences conjugales » publié le 8 mars 2016, à l’occasion de la journée internationale des droits des femmes, par l’Observatoire romand du droit d’asile et des étrangers (ODAE romand) en collaboration avec le groupe de travail « Femmes migrantes et violences conjugales » dans lequel le CSP Vaud est fortement engagé.
[3] Mariage forcé, décès du mari, enfants suisses ou enfants communs bien intégrés en Suisse et, pour les Européennes, bien sûr, un contrat de travail.
[4] Selon le Rapport du Service de protection de la jeunesse du canton de Vaud « Enfants exposés aux violences conjugales » du mars 2014, les enfants témoins ou exposés doivent être considérés comme victimes directes.
[5] Art. 3 Annexe 1 ALCP.
[6] Art. 277 du Code civil suisse.
[7] Faible estime de soi, troubles du comportement, difficultés d’apprentissage et de concentration, anxiété et angoisse, parmi d’autres.
[8] L’art. 50 de la Loi fédérale du 16 décembre 2005 sur les étrangers (LEtr) règle le droit du conjoint et des enfants étrangers admis à titre de regroupement familial d’un ressortissant suisse et du titulaire d’une autorisation d’établissement après dissolution de la famille. L’autorisation de séjour est prolongée si l'union conjugale a duré au moins trois ans et si l’intégration est réussie (art. 50, al. 1, lettre a LEtr) ou si la poursuite du séjour s’impose par des raisons personnelles majeures, tel que pour les victimes de violence conjugale (art. 50 al. 1 lettre b et al. 2 LEtr). Pour le conjoint étranger du titulaire d’une autorisation de séjour et ses enfants, les conditions de leur séjour après dissolution familiale sont réglées dans l’art. 77 OASA dans la forme potestative.
[9] Selon la jurisprudence du Tribunal fédéral, la violence conjugale doit revêtir d’une certaine intensité pour ne pouvoir exiger plus longtemps de la personne admise dans le cadre du regroupement familial qu’elle poursuive l’union conjugale.
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Guadalupe De Iudicibus, «Des jeunes migrants face à un double défi», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 14 janvier 2019, https://www.reiso.org/document/3907