Un collectif 2.0 pour les sans-abris à Lausanne
A la tombée de la nuit, un collectif citoyen parcourt les rues lausannoises pour « aller vers » les sans-abris. Cette action collective se distingue par une organisation souple ainsi que des engagements multiples et flexibles.
Par Charlotte Jeanrenaud, chargée de recherche, Maëlle Meigniez, chargée de recherche, Dominique Malatesta, professeure ordinaire, et António Magalhães de Almeida, maître d’enseignement, Haute école de travail social et de la santé de Lausanne · EESP · HES-SO
Depuis maintenant trois ans, un collectif de citoyennes et citoyens engagés se mobilise plusieurs fois par semaine pour aller à la rencontre de personnes précarisées se trouvant dans les rues lausannoises à la tombée de la nuit. Nourriture, couvertures, mais également soutien et réconfort, sont offerts aux plus démunies et démunis. La Maraude Lausanne se définit comme « un groupe de citoyens apolitique et a-religieux qui agit auprès des sans-abris lausannois sans distinction de personnes, de statuts, d’origines, de confessions » (Maraude Lausanne, 2018). Entièrement bénévole et sans attache étatique, cette action citoyenne se démarque par un mode de fonctionnement innovant, notamment en utilisant le réseau social Facebook comme lieu d’organisation, de régulation et de visibilisation. Une équipe de recherche de la Haute école de travail social et de la santé de Lausanne · EESP · HES-SO s’est immergée dans le quotidien de ce collectif par une double enquête ethnographique, dans la rue et en ligne, afin d’appréhender son fonctionnement mais aussi les formes d’engagement qui s’en dégagent.
Une souplesse organisationnelle
La pratique de maraude consiste à sillonner les rues et aller à la rencontre des personnes précarisées afin de leur apporter une aide matérielle et un soutien moral. Forme d’action sociale particulière, cette pratique guidée par les principes d’inconditionnalité et du « aller vers » répond aux modalités de l’intervention de « l’urgence sociale » telles que décrites notamment par Daniel Cefaï et Edouard Gardella (2011) [1]. Si certaines grandes villes ont professionnalisé un tel dispositif [2], le collectif lausannois se démarque par son caractère entièrement bénévole et son organisation novatrice, qui prend place tant sur la toile que la nuit au cœur de la ville.
En communiquant sur le réseau social Facebook, la Maraude Lausanne s’est dotée d’une capacité d’organisation souple, réactive et ouvrant à des formes d’engagements diverses et variées. Ce support offre la possibilité aux bénévoles de s’inscrire à l’avance, mais également de réagir la veille pour participer à une maraude [3], laissant ainsi libre cours à un engagement quasiment spontané, ce qui est fréquemment le cas. En plus de cette souplesse pour les inscriptions aux maraudes, l’utilisation de Facebook octroie la possibilité aux bénévoles d’échanger facilement et en temps réel, par exemple sur le déroulement organisationnel d’une tournée à venir.
Cette action citoyenne se caractérise ainsi par une réelle plasticité en termes d’organisation et d’engagement des bénévoles, sous-tendue par un principe d’inconditionnalité. Celui-ci, fondateur de l’activité du groupe, se décline certes dans l’action déployée en faveur des bénéficiaires, mais également dans l’engagement des bénévoles : à l’exception de l’adhésion à la charte, aucune condition n’est requise pour devenir bénévole et aucun engagement minimum n’est exigé. Un citoyen ou une citoyenne peut s’engager pour une soirée unique ou plusieurs, pour une tâche ou une autre, ce qui donne lieu à des formes et des modalités d’engagement plurielles. Cette plasticité dans l’engagement engendre, par ailleurs, une modification constante du nombre de personnes [4] qui forment le collectif. Cela influence également le nombre de tournées réalisées, qui peut varier d’aucune à sept par semaine. La saison est aussi un facteur d’influence important, la mobilisation de bénévoles se donnant à voir principalement en hiver, permettant ainsi la réalisation de maraudes presque quotidiennes.
Réguler l’action sur la toile et dans la rue
Si cette action citoyenne se démarque par une faible structure organisationnelle construite sur un principe d’horizontalité, les membres du collectif ont, au fil du temps et de leur expérience, mesuré l’importance de définir quelques lignes directrices communes, afin d’assurer le bon déroulement des maraudes, éviter les conflits entre bénévoles, et ainsi penser la pérennité de l’action. Ces dernières se retrouvent dans la charte, mais s’incarnent également dans des rôles-clés qui permettent de structurer l’action. Deux rôles se démarquent particulièrement par leur caractère indispensable au bon fonctionnement du collectif et leur existence depuis les débuts : le rôle de planificateurs ou planificatrices et celui de parrain ou marraine de soirée. Les premières et premiers, au nombre de cinq actuellement, pilotent principalement la gestion des ressources matérielles et humaines, via Facebook. Quant aux marraines et parrains de soirée, elles et ils ont la mission de gérer l’organisation de la soirée pour laquelle elles et ils endossent ce rôle, et de veiller à son bon déroulement.
Au-delà de ces quelques principes-clés, le collectif revendique une régulation souple laissant place aux initiatives des individus. Par exemple, le choix dans la distribution des ressources, soit de la nourriture, des boissons, mais également des couvertures, des sacs de couchage et des vêtements, est laissé au libre arbitre de chaque bénévole, sans que des règles de sélection ne soient formalisées pour les répartir et les donner aux quelques dizaines de personnes aidées pendant la tournée.
Si cela peut être source de créativité, un malaise se donne toutefois à voir chez certaines ou certains bénévoles qui ne savent pas à quels motifs de «discrimination» se fier. A ce propos, Carole Gayet-Viaud distingue l’expérience vécue par des passantes ou passants ordinaires qui sont confrontés à devoir déterminer « que donner, en fonction de quoi ? » (2010, p. 442) de l’expérience des professionnelles et professionnels pour qui ce dilemme est atténué. En effet, leur inscription institutionnelle donne un cadre défini à l’intervention en en fixant les limites : « il y a un ‘ils’ qui, depuis un ailleurs, régule et contraint les possibles » (Gayet-Viaud, 2010, p. 447). La Maraude Lausanne se distingue ici clairement d’une action professionnelle, en laissant ainsi ses membres libres de juger de la « bonne mesure du don » (Gayet-Viaud, 2010). Cette question prend certes place lors de l’action sur le terrain, néanmoins elle se visibilise et s’expérimente aussi sur Facebook, qui se présente comme un lieu d’échanges et de débats où les contours du collectif sont sans cesse rediscutés et redéfinis. Des désaccords peuvent ainsi s’exprimer, rendant légitimes une diversité de points de vue et de manières de faire. Cependant, les discussions collectives qui y prennent place produisent également des limites, tout à la fois dans les discours acceptables ou non sur la toile, et dans les pratiques de terrain qui s’en retrouvent redéfinies. Ce sont ainsi les interactions, particulièrement en ligne, qui font l’activité de maraude et qui produisent une codification de l’action, non pas a priori, mais au fur et à mesure des échanges.
Des engagements visibles et politiques
Malgré le fait qu’il ne se revendique pas explicitement militant, le collectif met en exergue les besoins de populations précarisées, souvent sans toit fixe, et pointe ainsi les manquements du dispositif institutionnel existant [5]. Des discours médiatiques à ceux des citoyennes et citoyens, en passant par les personnalités politiques et les professionnelles et professionnels de l’urgence sociale, le collectif et son action occupent régulièrement le débat public lausannois. Sa visibilité dans l’espace public, réel et virtuel, s’articule ainsi inévitablement avec une dimension politique.
Madeleine Akrich et Cécile Méadel (2007) dans une analyse des collectifs électroniques, montrent la force politique qui s’en dégage, notamment par la mobilisation d’outils innovants et propres à internet. Ce média permet, en effet, de créer des lieux de débats, de production d’idées auxquels peut participer tout un chacun et chacune, ou presque, tout en restant chez soi. A travers une page Facebook accessible à tout et toute internaute d’un simple clic, le groupe s’ouvre largement et permet des échanges d’informations et d’idées entre citoyennes et citoyens intéressé·e·s par la cause défendue, incluant même des usagères et usagers.
Cette adhésion virtuelle représente également une forme d’engagement possible, moins contraignante, mais dont l’impact n’est pas à négliger. En effet, en devenant membre de la page Facebook, les individus montrent curiosité et/ou intérêt pour la problématique sociale visée. Même si elles et ils restent passifs ou passives, les membres [6] de la page attestent, par leur simple présence, du crédit accordé au mouvement par la population citoyenne. En postant des informations sur les thématiques du sans-abrisme, de la précarité ou encore de la migration, mais également en affichant des prises de position politique [7], le collectif se fait « entendre » par un large public. Il expose ainsi des points de vue sur des problématiques sociales, parfois en désaccord avec les discours politiques et/ou professionnels, et soutient de facto la possible création de modes de pensées et d’agir alternatifs.
Un collectif en perpétuel mouvement
Par son fonctionnement et ses modes de régulation ouverts, la Maraude Lausanne produit non seulement des formes d’engagements multiples, souples et spontanés, mais se donne également la possibilité d’intégrer un environnement en perpétuel mouvement. Plus encore, c’est sa plasticité, son adaptation constante à ce qui l’entoure, qui donne sens à son action et la pérennise sans pour autant ni la stabiliser ni la figer.
Cette action collective propose ainsi une vision et des pratiques de l’intervention sociale alternatives et novatrices, qui méritent l’attention et l’intérêt du champ professionnel.
[1] Bibliographie
- Akrich, M. & Méadel, C. (2007). De l’interaction à l’engagement : les collectifs électroniques, nouveaux militants de la santé. Hermès, 47, 145-153
- Cefaï, D. & Gardella, E. (2001). L’urgence sociale en action, ethnographie du Samusocial de Paris. Paris : La Découverte.
- Gayet-Viaud, C. (2010). Du passant ordinaire au samu social : la (bonne) mesure du don dans la rencontre avec les sans-abri. Revue du Mauss, 35, 435-453.
- Maraude Lausanne. (2018). Présentation. En ligne
[2] Notamment Paris avec sa célèbre institution du Samusocial.
[3] Pour qu’une maraude ait lieu, le collectif a défini un minimum de trois personnes (dont une véhiculée) inscrites au plus tard 24 heures avant le début de l’activité.
[4] L’équipe de recherche a néanmoins pu identifier, durant les phases d’observation entre 2018 et 2019, la présence régulière d’une vingtaine de personnes, auxquelles s’ajoutent des maraudeurs et maraudeuses aux engagements plus ponctuels.
[5] Malgré le fait que celui-ci soit bien développé en ville de Lausanne. Nous pouvons notamment citer ici le dispositif de l’équipe mobile d’urgences sociales (EMUS), qui intervient également la nuit. Aucune collaboration formelle n’est établie entre ce dispositif et le collectif, mais ils peuvent se « croiser » sur le terrain et parfois établir des contacts si les situations rencontrées le justifient.
[6] La page compte plus de 2000 adhérant·e·s, dont certain·e·s sont aussi des maraudeurs et maraudeuses actives sur le terrain.
[7] Le collectif a, par exemple, exprimé son désaccord avec l’arrêt du Tribunal fédéral concernant l’interdiction de la mendicité dans le canton de Vaud en vigueur depuis le 1er novembre 2018.
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Charlotte Jeanrenaud, Maëlle Meigniez, Dominique Malatesta et António Magalhães de Almeida, «Un collectif 2.0 pour les sans-abris à Lausanne», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 26 août 2019, https://www.reiso.org/document/4826