Rendre visibles les compétences des seniors
Dans l’ombre du jeunisme ambiant, l’image publique des seniors se résume souvent à leurs besoins matériels et au coût de leur santé fragilisée. Leurs compétences et leur disponibilité au service de la société sont rarement mises en avant.
Par Patricia Dubois, sociologue UNIL, actuelle secrétaire générale de Connaissance 3, l’Université des seniors vaudoise, Lausanne
L’invisibilité des contributions des seniors est sans doute due au fait qu’une grande part des services rendus par les retraité-e-s au quotidien s’effectuent au sein des familles. De la garde des petits-enfants à la fonction de « proche-aidant » pour le conjoint, leurs activités se situent loin de toute reconnaissance sociale ou économique. Cependant, la richesse du monde associatif de notre pays leur doit beaucoup et malheureusement, à ce jour, aucune statistique fiable ne permet de quantifier leurs apports dans la vie culturelle et associative. Il serait pourtant fort intéressant de connaître ces données et de les valoriser, afin de les mettre en regard des charges que font prétendument peser les plus âgés sur la société.
Comment montrer l’impact positif de l’engagement citoyen des seniors ? En 2018, une recherche-action intitulée Seniors acteurs de l’espace public et citoyens à part entière [1], menée par Connaissance 3 et le Laboratoire de sociologie urbaine (Lasur) de l’EPFL, a tenté d’esquisser des réponses.
Issus d’ateliers menés avec une quarantaine de seniors répartis en groupes de cinq à six personnes, les données récoltées sont passionnantes et offrent de nombreuses pistes de réflexions sur les vingt années qui séparent désormais la fin du travail salarié et la fragilité du « 4e âge ».
Occuper l’espace public et s’y sentir reconnu
Prendre une nouvelle place dans la société, voilà bien tout l’enjeu pour les personnes concernées par les remaniements identitaires qu’implique la transition à la retraite : avec la fin du travail salarié, les besoins d’appartenance, de reconnaissance et d’estime de soi risquent de n’être plus satisfaits.
Si la dimension professionnelle est un facteur d’intégration très (voire trop !) fort dans notre société, elle n’est de loin pas la seule à définir un-e citoyen-ne. La participation aux décisions par le vote, que les seniors utilisent en forte proportion, fait partie de la conservation du rôle citoyen après la retraite, mais la citoyenneté va bien au-delà : l’engagement bénévole dans une multiplicité de secteurs est une manière de reconquérir l’espace public et de se sentir utile. Les bénévoles interrogé-e-s estiment que leur engagement leur permet de se construire et de se situer dans un monde qui change vite. Pour eux, conserver son esprit critique et son autonomie est un gage de citoyenneté active.
Si l’engagement associatif permet aux seniors de rester des acteurs sociaux [2] à part entière, encore faut-il interroger le volet de la reconnaissance de cet engagement : en effet, pour appartenir à un groupe, il faut s’y sentir valorisé.
Participer, mais surtout contribuer
Au-delà de la participation à des activités qui peuvent se vivre de manière individuelle et qui placent les seniors dans un rôle de consommateurs chers à la Silver Economy, c’est plutôt dans les aspects d’un engagement de type communautaire que naît le sentiment de rester utile. Les seniors interrogés ont exprimé la nécessité de s’engager dans des activités qui ont du sens et qui leur en donnent.
Le « devoir de mémoire » a souvent été évoqué, intégrant à la fois l’envie de transmettre une expérience et celle de partager avec des plus jeunes des passions, des interrogations et des causes communes.
Les mobilisations actuelles autour des questions climatiques montrent combien toutes les générations peuvent se retrouver sur des thèmes globaux et comment cet engagement peut renforcer le sentiment d’appartenance à la société.
C’est dans cette balance entre « donner et recevoir » que pourra se construire ce nouveau rôle social des retraités qui sont encore loin des dépendances liées aux fragilités du grand âge. A l’heure actuelle, les retraité-e-s donnent déjà beaucoup, mais sans réussir à obtenir la reconnaissance qui leur serait due et surtout sans que les médias et autres réseaux sociaux n’accordent à leurs actions la visibilité qui permettrait de changer des images et des représentations éculées.
Les baby-boomers arrivent à la retraite et ce sont peut-être ces ex-soixante-huitards qui renverseront l’image figée actuelle pour incarner une vieillesse nécessaire au bon fonctionnement de notre société. Il leur faudra veiller à s’engager, certes, mais sans tomber dans le piège des injonctions à un « bien vieillir » au service d’intérêts purement économiques.
S’engager au fil d’un parcours de vie
Etre citoyen-ne à 18 ans lorsqu’on nous en donne le droit ; à 35 ans avec des enfants en bas âges ; à 50 ans ou lorsqu’on est à la retraite recouvre des réalités quotidiennes très différentes. Si les âges de la vie, seuls, ne sont certainement pas pertinents pour une analyse sociologique, la prise en compte des parcours de vie individuels donne quelques clés pour appréhender la définition de la citoyenneté des retraité-e-s engagé-e-s dans des activités associatives.
Dans le cadre de la recherche-action, de nombreuses personnes ont évoqué un devoir « moral » : estimant avoir beaucoup reçu de la société, ils-elles souhaitent maintenant transmettre aux plus jeunes générations. Cet aspect trans-générationnel est omniprésent dans le discours des participant-e-s : ne pas rester confiné dans la vieillesse et offrir cette disponibilité de temps que les personnes en emploi n’ont pas, trop accaparées par leurs tâches.
Ce facteur temps pourrait être un élément à intégrer dans la réflexion sur la valeur de ce que les seniors peuvent apporter au vivre ensemble. Dans un monde où les « actifs » se plaignent souvent de devoir faire tout vite, les retraités peuvent mettre une attention accrue sur la manière de faire les choses et non seulement sur l’efficacité de l’action.
Donner de l’espace à la disponibilité, à l’écoute, à l’attention portées aux êtres et aux choses pourrait revaloriser une certaine « lenteur bienveillante » si souvent en contradiction avec nos vies agitées à l’air du zapping et du multi-tâches. Le statut de retraité-e-s ne serait-il pas propice à prendre de la distance et à remettre du sens et du lien dans un monde éclaté ?
Apprendre pour le plaisir, mais pas seulement !
La recherche-action évoquée plus haut s’est appuyée plus spécifiquement sur le travail effectué avec les membres actifs de l’Université des seniors vaudoise, afin de mettre en lumière sa fonction de « laboratoire » pour une reconnaissance des ressources amenées par ces retraitées et retraités actifs dans le cadre de la formation tout au long de la vie [3].
Réussir à penser une formation au-delà de l’âge de la retraite qui soit indépendante d’une activité rémunérée constitue déjà un changement de paradigme. Ce virage semble très difficile à prendre, même pour les acteurs du champ de la formation d’adulte. Si la quarantaine de seniors consultés n’ont évidemment aucune représentativité statistique, il est cependant utile et nécessaire d’insister ici sur le fait que les 10'000 participant-e-s aux multiples activités de Connaissance 3 [4] montrent le même plaisir d’apprendre, la même soif de savoir, le même besoin de participation et d’appartenance, la même motivation à s’informer et à se former afin de rester des citoyen-ne-s intégré-e-s à un monde en constante mutation.
Il suffit de prendre l’exemple de la numérisation, à l’œuvre dans tous les domaines de la société, pour saisir à quel point connaître et comprendre sont les éléments incontournables d’une participation à un monde de plus en plus connecté. La cyberadministration influencera bientôt tous les actes de la vie quotidienne et risque fort d’occasionner une stigmatisation supplémentaire des personnes qui en seront exclues.
Créer un espace pour « faire société »
L’actuelle mise de côté d’un cinquième de la population [5] prive notre société de ressources citoyennes et fragilise l’autonomie des personnes pourtant désireuses de la conserver le plus longtemps possible. Si l’impact des activités physiques sur la santé et l’autonomie des personnes âgées est désormais reconnu et largement diffusé, l’impact des activités intellectuelles, culturelles et sociales peine à être pris en compte [6]. Selon les sources, les déterminants sociaux de la santé représentent jusqu’à 90% des facteurs influençant la santé des seniors.
Assumer des responsabilités et rester en prise avec un monde qui change vite afin de conserver une insertion et un rôle actif au-delà de la carrière professionnelle demandent d’acquérir du savoir et du savoir-faire.
De nombreuses associations et fondations peuvent témoigner au quotidien de la créativité des seniors et de la haute exigence de qualité qu’à la fois ils attendent et conçoivent : des ressources encore trop peu mises en valeur.
Cependant, l’évolution démographique laisse à penser que les équilibres vont changer et que ce cinquième de la population revendiquera bientôt un traitement moins discriminant et la reconnaissance sociale de ses multiples apports. L’Université des seniors vaudoise aspire à montrer la voie en créant un espace propice à renforcer l’estime de soi des aînés, à changer la perception sociale du vieillissement et à contribuer ainsi à une société ou les générations puissent réellement vivre ensemble.
[1] Etude financée par la Fondation Leenaards et menée par le Professeur Kaj Noschis, en ligne. Cahier du Lasur 28, Ecole polytechnique fédérale de Lausanne, Faculté de l’Environnement naturel, architectural et construit, Laboratoire de Sociologie urbaine, ENAC, septembre 2018, 93 pages.
[2] Et, en plus grand nombre, des actrices sociales !
[3] Lifelong learning
[5] En 2017, le Canton de Vaud comptait 130'000 personnes âgées de plus 65 ans ; en 2040, elles seront plus de 215'000, soit 22% de la population vaudoise. En ligne
[6] Programme stratégique, p. 7, en format pdf
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Comment citer cet article ?
Patricia Dubois, «Rendre visibles les compétences des seniors», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 16 janvier 2020, https://www.reiso.org/document/5445