Dialogue entre Bourdieu et l’épidémiologie sociale
La «misère de position» a été définie en 1993. Cette notion converge avec les recherches actuelles d’épidémiologie sociale qui étudient les inégalités. Un dialogue interdisciplinaire en résultera-t-il ? Il pourrait s’avérer fécond.
Par Philippe Longchamp, sociologue, Haute École de Santé Vaud (HES-SO), Lausanne
En montrant que les inégalités sociales produisent un effet propre relativement indépendant des conditions matérielles d’existence sur toute une série de problèmes sanitaires et sociaux, les travaux en épidémiologie sociale livrent une solide validation de la notion de misère de position proposée par Pierre Bourdieu il y a près de 30 ans. Un dialogue fécond pourrait ainsi s’établir entre l’épidémiologie sociale et les courants de sociologie qui étudient la manière dont s’incorpore le social. Les professions de santé et du social étant particulièrement concernées par les inégalités, les résultats récents poussent non seulement à revoir la place qu’occupe cette question dans les formations, mais aussi à repenser la manière de l’enseigner.
Dans son ouvrage collectif La Misère du Monde publié en 1993 [1], Pierre Bourdieu avait recours à la notion de misère de position (ou petite misère). Alors que la misère de condition (ou grande misère) renvoie aux situations de dénuement matériel (faibles ressources économiques, mauvaises conditions de logement, accès limité aux services de santé, etc.), la misère de position renvoie à un sentiment de décalage entre la position sociale occupée et la position espérée.
Si la notion permet de rendre compte des situations de déclassement et de précarité, elle attire aussi l’attention sur « ces innombrables ratés relatifs que l’on rencontre même aux niveaux les plus élevés de la réussite » (p. 601). Et Bourdieu de mentionner cette forme de misère que peuvent éprouver les individus qui, tel le contrebassiste dans un orchestre symphonique, occupent une position inférieure au sein d’un univers prestigieux « auquel ils participent juste assez pour éprouver leur abaissement relatif » (p. 11). Sans relativiser les souffrances rattachées à la misère de condition, la notion de misère de position permet ainsi d’identifier une forme de souffrance spécifique, produit d’un décalage entre une égalité proclamée et une inégalité de fait.
La notion de misère de position a donné lieu à de nombreux travaux, dont certains ont permis de transposer le travail dirigé par Pierre Bourdieu en Suisse [2] et en Allemagne [3]. Mais c’est de l’épidémiologie sociale, discipline en plein essor en Grande-Bretagne et aux États-Unis, qu’est en train de provenir la démonstration la plus forte de la pertinence et de l’actualité de la notion.
À la suite des travaux pionniers de Michael Marmot, les chercheurs de cette discipline montrent en effet que les inégalités sociales produisent un effet propre – relativement indépendant des conditions matérielles d’existence – sur toute une série de problèmes sanitaires et sociaux.
La réponse à deux énigmes
C’est à Richard Wilkinson et Kate Pickett que l’on doit la synthèse la plus complète de ces travaux. Dans leur ouvrage The Spirit Level [4], ils apportent une réponse convaincante à deux énigmes qui ne peuvent être résolues par une explication matérialiste.
- Premièrement, le constat d’un « gradient social ». Loin d’opposer les « pauvres » au reste de la société, les inégalités sociales de santé qui caractérisent les pays de l’OCDE s’observent à tous les échelons de la structure des revenus, y compris parmi les déciles supérieurs, soit parmi des groupes d’individus dont les écarts de santé ne peuvent s’expliquer par une quelconque « impossibilité » liée à un dénuement matériel. Si l’explication matérialiste permet de rendre compte de l’écart d’espérance de vie entre un ouvrier du bâtiment et un employé de bureau, comment expliquer ce même écart entre un enseignant du secondaire et un enseignant du tertiaire ?
- Deuxièmement, l’absence de relation entre richesse nationale et espérance de vie parmi les pays riches. En effet, à l’échelle de l’ensemble des pays du globe, l’augmentation de la richesse nationale n’entraine une augmentation de l’espérance de vie que jusqu’à un PIB d’environ 25'000 dollars par habitant, aucun effet n’étant observé au-delà de cette limite. Comment expliquer que l’espérance de vie observée dans des pays tels que l’Albanie, Cuba ou le Belize soit la même que celle observée aux États-Unis, dont le PIB par habitant est pourtant cinq à six fois plus élevé ?
Le rôle des écarts de richesse
La réponse qu’apporte l’épidémiologie sociale à ces deux énigmes est à la fois claire et lourde de conséquences : dès l’instant où les besoins de subsistance sont satisfaits pour la majorité des citoyens d’un pays, ce n’est plus la richesse en tant que telle, mais les écarts de richesse qui déterminent le bien-être social et sanitaire. Comparant une vingtaine de pays riches, les auteurs de The Spirit Level montrent ainsi que les pays les plus égalitaires (pays scandinaves et Japon) obtiennent systématiquement de meilleurs scores que les pays les plus inégalitaires (États-Unis, Portugal, Grande-Bretagne) dans toute une série de problèmes sociaux et sanitaires. Citons en particulier l’espérance de vie, la santé mentale, la consommation de drogue, l’obésité, les homicides, le taux d’incarcération, la mortalité infantile, la mobilité sociale ou encore le niveau scolaire.
Les différences constatées sont conséquentes : par rapport à ceux des pays les plus égalitaires, les taux de prévalence observés dans les pays les plus inégalitaires peuvent être multipliés par quatre (maladie mentale), huit (obésité), voire quinze (incarcération). Enfin, ces inégalités n’affectent pas seulement les individus les plus pauvres, mais l’ensemble de la population : une comparaison des taux de décès parmi les hommes d’âge moyen montre par exemple qu’il est préférable d’être pauvre en Suède (pays relativement égalitaire) que riche en Angleterre et au Pays de Galles (pays très inégalitaire).
Afin d’expliquer cet effet propre que produisent les inégalités sociales sur le comportement et la santé des individus, l’épidémiologie sociale puise à la fois dans la psychologie sociale et la biologie. Ainsi, dans les sociétés qui, tout en prônant l’égalité de principe et le mérite individuel, se caractérisent par de fortes inégalités, les individus tendraient à développer une « anxiété de statut » (status anxiety), soit le sentiment, même diffus, d’être inférieurs à ceux qui occupent une position immédiatement supérieure à la leur. Cette anxiété s’accompagnerait d’un stress chronique qui entrainerait à son tour de multiples effets négatifs sur les comportements, les fonctions cognitives et l’organisme.
Un dialogue entre deux disciplines
Ces résultats n’ont pas manqué d’attirer l’attention de certains sociologues. Le débat porte avant tout sur la manière de mesurer la position sociale des individus : alors que l’épidémiologie sociale s’en tient le plus souvent au revenu, des sociologues proposent de porter davantage d’attention à l’appartenance de classe et aux styles de vie associés [5]. S’il semble déjà porter ses fruits – dans leur dernier ouvrage, Richard Wilkinson et Kate Pickett consacrent un chapitre entier à l’appartenance de classe [6] –, ce dialogue laisse pourtant dans l’ombre le processus par lequel une position sociale peut modifier jusqu’aux fonctions cognitives des individus.
C’est précisément ici qu’il y aurait matière à mobiliser la notion de misère de position proposée par Pierre Bourdieu voici près de 30 ans. En pointant les souffrances que génèrent les inégalités à tous les niveaux de la hiérarchie sociale, cette notion entretient manifestement une étroite affinité avec celle d’anxiété de statut. Plus largement, c’est toute la tradition sociologique attachée à comprendre la façon dont le monde social « fabrique » les individus par un processus de socialisation qui pourrait entrer dans un dialogue fécond avec l’épidémiologie sociale.
La focale sur les inégalités
Parce qu’elles font partie de ces catégories qui, ayant « pour mission de traiter la grande misère ou d’en parler », se trouvent « particulièrement exposées à la petite misère » [7], les professions de santé et du social sont directement concernées par ces questions.
La prise en compte des résultats les plus récents de l’épidémiologie sociale devrait non seulement conduire à accorder une place plus importante à la question des inégalités dans la formation de ces professions, mais aussi à rompre avec certaines manières de l’enseigner. D’abord en considérant non plus le problème de la « pauvreté », mais bien plutôt celui des inégalités (dont la pauvreté ne constitue qu’un aspect). Ensuite, et c’est lié, en adoptant une posture critique à l’égard des mesures sectorielles habituellement privilégiées (lutte contre l’obésité, contre la consommation de drogue, contre le stress au travail, etc.) qui, en séparant les problèmes sanitaires et sociaux de leurs facteurs socioéconomiques, ont pour point commun d’aboutir à une mission de « civilisation des pauvres ».
Plutôt que ces mesures à l’efficacité toute relative, il serait préférable de privilégier des actions visant, par tous les moyens possibles, la réduction globale des inégalités.
Quid du Covid-19 ?
Alors que la crise financière de 2008 avait rendu une certaine légitimité à la question des inégalités sociales, la crise sanitaire du Covid-19 – apparue postérieurement à la rédaction de ce texte – pourrait bien offrir une visibilité nouvelle aux travaux sur les inégalités sociales de santé. Tout indique en effet que les conséquences morbides et létales du SARS-CoV-2 sont directement liées aux inégalités sociales. On relèvera ainsi que les trois comorbidités associées aux formes les plus graves du Covid-19 (hypertension, diabète et obésité) font partie des maladies connues pour leur puissant gradient social. Pas étonnant, dès lors, que la surmortalité liée au Covid-19 frappe en particulier les populations les plus vulnérables, selon les données disponibles en France et aux États-Unis. Et Sophie Le Garrec de souligner, dans un article récent publié dans REISO, combien l’approche par « classes d’âge » privilégiée par les mesures de santé publique contribue à masquer ces réalités sociales.
Reste à savoir si les inégalités sociales produisent un effet propre en ce domaine, c’est-à-dire si les pays égalitaires s’en sortent mieux que les pays inégalitaires. Concrètement, cela voudrait dire qu’un individu de classe moyenne vivant dans une société relativement égalitaire (par exemple en Norvège) aurait une plus faible probabilité de contracter une forme grave, voire létale, du Covid-19 qu’un individu occupant une même position sociale dans un pays plus inégalitaire (par exemple aux États-Unis). Pour l’heure, compte tenu de la disparité des situations rencontrées par chaque pays (décalage chronologique de la pandémie et diversité des réponses politiques et sanitaires), toute comparaison internationale s’avèrerait hasardeuse. Mais c’est un point auquel il conviendra de prêter attention au cours des mois à venir.
[1] Bourdieu, P. (1993). La misère du monde. Éditions du Seuil.
[2] Honegger, C., & Rychner, M. (1998). Das Ende der Gemütlichkeit. Strukturelles Unglück und mentales Leid in der Schweiz. Limmat Verlag.
[3] Schultheis, F., & Schulz, K. (2005). Gesellschaft mit begrenzter Haftung. Zumutungen und Leiden im deutschen Alltag. UVK. Version française : Schultheis, F., & Schulz, K. (2015). Société à responsabilité limitée. Enquête sur la crise du modèle allemand. Liber/Raisons d’agir.
[4] Wilkinson, R., & Pickett, K. (2009). The Spirit Level. Why Equality is Better for Everybody. Penguin Books. Version française : Wilkinson, R., & Pickett, K. (2013). Pourquoi l’égalité est meilleure pour tous. Les petits matins.
[5] Voir Delhey, J., Schneickert, C., & Steckermeier, L. C. (2017). Sociocultural inequalities and status anxiety. Redirecting the Spirit Level Theory. International Journal of Comparative Sociology, 58(3), 215‑240.
[6] Wilkinson, R., & Pickett, K. (2018). The Inner Level. How More Equal Societies Reduce Stress, Restore Sanity and Improve Everyone’s Well-being. Penguin Books.
[7] Bourdieu, P. op. cit, p. 11.
Vous avez raison, la terminologie utilisée par l’épidémiologie sociale est probablement plus intuitive.
Dans la perspective qui était la sienne, soit celle d’une "économie des biens symboliques", Bourdieu souhaitait sans doute attirer l’attention sur le fait qu’un dénuement, même "symbolique", peut produire une misère bien réelle que le terme "frustration" — très psychologique au demeurant — ne traduit qu’imparfaitement à mon avis. Le choix du terme "misère" permettait aussi, par un jeu de mots, d’attirer directement l’attention sur l’articulation entre "misère de condition" et "misère de position", ou "grande" et "petite" misère. Mais au-delà des termes utilisés, il me semble que l’important est que ces deux traditions de recherche ont trouvé un point de convergence.
Philippe Longchamp, Genève
J'aurais besoin de mieux comprendre la notion de pays «égalitaire», en particulier pourquoi le Japon serait un pays plus égalitaire ? Il me semble qu'être une femme au Japon peut représenter un frein dans la carrière ? Merci de m'éclairer.
Murielle Pott, Lausanne
Les pays scandinaves sont parmi les plus égalitaires de l’OCDE en termes de revenu, et ce quel que soit l’indice retenu. Concernant le Japon, il est le plus égalitaire des pays de l’OCDE lorsqu’on retient le Quintile Share Ratio, soit le revenu des 20% les plus riches divisé par celui des 20% les plus pauvres (qui est précisément l’indice retenu par Wilkinson & Pickett).
Quant au statut des femmes, le Japon est en effet très mal classé, et une partie de ses inégalités de revenu s’explique probablement par ces inégalités de genre. Mais le pays n’en demeure pas moins globalement égalitaire, ce qui semble être le facteur le plus déterminant pour les problèmes sanitaires et sociaux.
Wilkinson & Pickett relèvent d’ailleurs ce paradoxe : que certains pays (la Suède et le Japon) obtiennent des scores de bien-être sanitaire et social très proches alors qu’ils sont culturellement très distants (par exemple en ce qui concerne le statut des femmes) ; et que d’autres (le Portugal et l’Espagne) obtiennent des scores éloignés alors qu’ils sont culturellement proches. Dans tous les cas, c’est le facteur des inégalités globales de revenu qui fait les proximités et les distances, et ce indépendamment d’autres facteurs tels que les traits culturels, la proximité géographique, les politiques fiscales ou encore les dépenses sociales.
Philippe Longchamp, Genève
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Philippe Longchamp, «Dialogue entre Bourdieu et l’épidémiologie sociale», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 28 mai 2020, https://www.reiso.org/document/5995
Le choix du terme 'misère' – qui suggère généralement une situation de grand dénuement – est surprenant, puisque le propos souligne justement sur le caractère relatif du phénomène que vous décrivez. Les auteurs (notamment Wilkinson et Pickett, cités dans le texte) parlent plutôt de 'relative deprivation', parfois traduit par 'frustration relative'. Cette notion n'est-elle pas plus adéquate que celle de 'misère de position', notamment pour évoquer ce que vivraient (c'est vous qui le dites), les enseignant·e·s du secondaire par rapport à celles et ceux du tertiaire?
Maxime Felder, Lausanne