Comment parler de sexualité avec les jeunes?
Dès qu’il s’agit de sexualité, des professionnel·le·s du domaine social et de la santé sont encore souvent embarrassé·e·s. Une enquête nationale montre les freins et les réticences à engager un dialogue holistique avec les jeunes sur ce sujet.
Par Myrian Carbajal et Annamaria Colombo, professeures, HES-SO, Haute école de travail social Fribourg
La sexualité comporte une dimension biologique avec des pratiques sexuelles physiques et corporelles, leurs manifestations et leurs conséquences biologiques. Elle a aussi une dimension sociale avec les relations et interactions sociales, les significations de la sexualité, les représentations, normes, sentiments, motivations, etc. Les comportements sexuels sont encadrés par des règles, des interdits moraux ou légaux qui prennent des formes variables selon les sociétés et les époques (Jaspard, 2005 ; Ferrand, 2004) et qui se transmettent à travers le processus de socialisation sexuelle.
Historiquement, la sexualité a été (ou est encore) dominée par une approche médicale, voire hygiéniste, mettant l’accent sur la prévention des risques sanitaires. Depuis les années 2000, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) [1] promeut une approche dite holistique de l’éducation sexuelle. Ce paradigme propose de ne plus se limiter à la seule transmission des faits biologiques et des messages de prévention, mais d’intégrer des dimensions affectives, sociales et civiques de la sexualité (Charmillot & Jacot-Descombes, 2018). La sexualité comprise comme un champ holistique appelle à des interventions non seulement du milieu médical, mais aussi du monde social par les champs du travail social, de l’école, de l’animation socio-culturelle, etc.
Il semble y avoir un consensus, notamment chez les expert·e·s au niveau international, sur la nécessité d’une éducation sexuelle avec une visée holistique. Or, les résultats de la recherche « Sexe, relations… et toi ? », menée en Suisse de 2015 à 2017 [2] auprès de professionnel·le·s sociosanitaires accompagnant des jeunes, montrent qu’il existe certains doutes, voire des réticences, à reconnaître la sexualité comme une dimension faisant légitimement partie de leur mission. Cet article explique ces réticences et conclut sur le besoin de formation comme piste pour les dépasser. Ces résultats sont issus de l’analyse des cinq focus groups (réunissant 33 personnes) réalisés en Suisse romande (3 + 1 entretiens individuels), en Suisse allemande (1) et en Suisse italienne (1).
L’accompagnement holistique : une position minoritaire
L’enquête menée auprès des collaborateur·trice·s de différentes institutions sociosanitaires (écoles, secteur médical, santé sexuelle et protection de l’enfance) accompagnant des jeunes révèle des postures professionnelles très diverses face aux questions relatives à la sexualité. Ces positions s’organisent sur un continuum entre deux postures-types : d’un côté une «posture de protection», qui s’appuie sur une représentation hygiéniste de l’éducation sexuelle, de l’autre une «posture d’accompagnement» qui considère l’éducation sexuelle dans ses différentes dimensions (biologique, affective, identitaire, sociale, juridique, etc.)
Pour celles et ceux, minoritaires, qui privilégient une posture d’accompagnement, la sexualité est un sujet multidimensionnel important à traiter avec les jeunes et fait partie intégrante de leur mission. Ces professionnel·le·s estiment que le fait de se montrer ouvert·e·s face à ces thématiques joue un rôle important dans la création des liens et dans la relation sociopédagogique et sanitaire avec les jeunes côtoyé·e·s. Selon Mégane [3], qui accompagne des jeunes en milieu scolaire, la confiance établie leur permet d’aborder avec elle des sujets sensibles comme la sexualité.
« Je pense que ça se fait aussi petit à petit. Ou bien voilà par le bouche à oreille. Ils se disent que oui, on peut aller lui poser une question. Ils ont besoin parfois d'un testeur, quelqu'un qui leur dit que c’est possible de venir me voir. » [4] Mégane, milieu scolaire, Suisse romande
La légitimité et la compétence
La plupart des personnes rencontrées ne se sentent pas toujours prêtes à aborder ces questions avec les jeunes. Elles ne se sentent pas légitimes et/ou pas compétentes. Tout d’abord, il s’agit d’un sujet qui peut les concerner sur le plan personnel et les confronter à leurs propres systèmes de représentations et de valeurs. Des tabous et des sentiments de malaise limitent alors l’intervention. Du point de vue de Patrice, qui intervient en milieu scolaire, il est important de reconnaître ce malaise et de le thématiser dans les équipes éducatives.
« Tous les travailleurs sociaux sont pas aussi ouverts (…) Quand je travaillais en institution, tout le monde n'arrivait pas à parler de sexualité avec des ados de 16 ans. Il y avait la moitié, c'était niet (…) Et il y a des gens qui sont pas à l'aise avec la sexualité. Autant qu'ils le disent [plutôt] qu'ils fassent semblant. » Patrice, milieu scolaire, Suisse romande
Comme Fiona, qui intervient également en milieu scolaire, semble le suggérer, le fait de ne pas aborder les questions de sexualité risque alors de couper le dialogue avec les jeunes, voire de transmettre, parfois sans le vouloir, des attentes normatives de comportements sexuels. Par exemple, ne pas distribuer des brochures destinées aux jeunes homosexuel·le·s peut laisser entendre qu’une orientation sexuelle ne s’inscrivant pas dans l’hétéronormativité n’est pas acceptable ou problématique.
« A l'école, on a eu un moment une infirmière et les élèves n'allaient pas lui parler de sexe. Donc clairement, je ne vais pas les envoyer chez elle. C'était du style elle retenait les brochures VoGay, il fallait avoir un entretien avec elle pour mériter la brochure VoGay. (…) Il y a des difficultés comme ça qui sont de terrain. » Fiona, milieu scolaire, Suisse romande
L’affaire du milieu médical ?
Si ces réticences sont parfois personnelles, elles peuvent aussi être institutionnelles. Plusieurs répondant·e·s mentionnent la réticence de certaines institutions à faire de la sexualité un sujet méritant d’être traité par les professionnel·le·s de la santé ou du social. Cette position est souvent accompagnée d’une logique qui fait primer un souci de protection de la vie privée des jeunes, voire de leur sécurité. Ils et elles considèrent que ces questions doivent être traitées par des spécialistes, notamment du milieu médical (gynécologues, infirmier·ère·s ou encore médecins). Or, comme les propos d’Olivier le mettent en évidence, le milieu médical semble lui aussi connaître d’importantes réserves à thématiser ce sujet dans le cadre des consultations.
« Le monde médical a beaucoup de peine à parler de la sexualité, hormis s’il y a un problème, s’il y a des symptômes particuliers. (…) Le côté médical reste très figé je trouve. C'est un endroit qui devrait pouvoir être un lieu d'anamnèse, de discussion, de valorisation, de ce cheminement d'appropriation de sa sexualité quelle qu'elle soit. » Olivier, consultation de santé sexuelle, Suisse romande
Une étude menée en Suisse auprès d’hommes âgés de 18 à 79 ans a montré que même si 90.9% des patients ont voulu parler avec leur médecin de questions de santé sexuelle, seuls 61.4% l’ont fait (Dubois-Arber, Meystre-Agustoni, Jeannin, De Heller, Pecoud, & Bodenmann, 2010). Une autre étude réalisée en 2003 auprès de médecins omnipraticiens de toutes les régions de Suisse mettait en évidence que, si près de 70% d’entre eux jugeaient très important de savoir traiter une acné, seuls 40% estimaient que des thèmes comme la sexualité et la contraception étaient dignes d’intérêt (Kraus, Stronski, & Michaud, 2003 cité par Michaud & Akré, 2009).
Enfin, les entretiens font ressortir des arguments moraux qui expliquent les réticences de certain·e·s professionnel·le·s à aborder les questions de sexualité avec les jeunes. En effet, la sexualité, et plus particulièrement celle des jeunes, a toujours fait l’objet de contrôles moraux et sociaux à différents niveaux et par différents acteurs et actrices (église, école, famille, monde médical, etc.). De peur d’adopter une position trop moralisatrice, certain·e·s préfèrent ne pas aborder ces sujets avec les jeunes, préférant en laisser la responsabilité aux familles, notamment. Dépourvu·e·s de repères clairs pour savoir comment répondre aux questions de sexualité que leur adressent les jeunes, ils et elles préfèrent les écarter, de peur de ne pas savoir répondre de façon adéquate, ou alors les orientent vers des spécialistes.
Débriefing et espaces de formation
Les résultats de cette étude soulignent l’importance d’avoir des espaces de débriefing entre les professionnel·le·s. Ils et elles se disent parfois démuni·e·s face à des questions qu’ils et elles ne savent pas comment aborder. A cet égard, l’échange des pratiques, tel que le soulève Olivier, apparaît formateur.
« Souvent les gens sont démunis, ils savent pas comment parler. (…) "Mais comment aborder la question de l'homosexualité si je pense que peut-être ce jeune pourrait l'être ?" Il y a des outils tous simples, ça serait de dire "Ben voilà, est-ce que tu as un copain ou une copine ?" Voilà, juste ouvrir et ne pas s'attendre à ce que le jeune en parle à ce moment. Mais au moins il sait que (…) il y a une porte ouverte. » Olivier, consultation de santé sexuelle, Suisse romande
Pour les professionnel·le·s qui accompagnent des jeunes, la sexualité est ainsi encore souvent associée à ses dimensions médicales et son accompagnement est considéré comme relevant de la seule compétence de spécialistes. La peur de mal faire, d’empiéter sur l’intimité des jeunes ou encore de véhiculer des messages trop normatifs constituent régulièrement des obstacles à aborder ces questions.
Notre étude montre toutefois que les jeunes ont besoin d’adultes de confiance avec qui discuter des dimensions non seulement médicales, mais aussi affectives, sociales et juridiques de la sexualité. Une piste qui se dégage est d’intégrer davantage la thématique de la sexualité dans le cursus de la formation et/ou de formation continue des intervenant·e·s amené·e·s à accompagner des jeunes dans leur socialisation [5].
Une telle formation permettrait non seulement d’affirmer la légitimité d’aborder ces questions de façon holistique. Elle offrirait aussi aux futur·e·s professionnel·le·s des outils pour aborder la sexualité dans les relations avec les jeunes, sans verser dans l’hygiénisme ou la moralisation, tout en proposant un réseau de spécialistes à qui se référer en cas de situations complexes (Rey, 2018).
Références bibliographiques
- Charmillot, M., Jacot-Descombes, C. 2018. « Penser l’éducation sexuelle à partir des droits sexuels », Recherches & éducations. En ligne
- Colombo, A. et M. Carbajal. 2017. Sexe, relations… et toi ? Recherche menée à la HES-SO, Haute école de travail social Fribourg, avec la collaboration de M. Carvalhosa Barbosa, C. Jacot, M. Tadorian et J.-L. Heeb et financée par la Fondation Oak. Plus d’informations sur la recherche en ligne
- Colombo, A., Carbajal, M., Carvalhosa Barbosa, M. et M. Tadorian. 2017. « Gagner la reconnaissance des pairs en évitant la réputation de « pute ». L’injonction paradoxale qui pèse sur les filles impliquées dans des transactions sexuelles ». Revue Jeunes et Société, 2 (2), 70-93.
- Dubois-Arber, F., Meystre-Agustoni, G., André, J., De Heller, K., Alain, P., & Bodenmann, P. (2010). Sexual behaviour of men that consulted in medical outpatient clinics in Western Switzerland from 2005-2006: risk levels unknown to doctors?, BMC Public Health. En ligne en pdf
- Jaspard, M. (2005). Sociologie des comportements sexuels. Paris : Éditions La Découverte.
- Ferrand, M. (2004). Féminin, Masculin. Paris : Éditions La Découverte.
- Michaud, P.-A. & Akre, C. (2009). La sexualité des adolescents : quelle évolution durant ces 40 dernières années ?, dans : La sexualité des jeunes au fil de temps, évolution, influences et perspectives. Berne, Commission fédérale pour l’enfance et la jeunesse (CFEJ), 11-27.
- Rey, J. 2018. « Point fort/La santé sexuelle au cœur du travail social », Actualité sociale, 76, 8-9.
[1] OMS Bureau régional pour l'Europe et BZgA (2010/2013 version française), Standards pour l'éducation sexuelle en Europe. Lausanne : Santé sexuelle suisse. En ligne
[2] Cette recherche s’est intéressée d’une part aux représentations et expériences des jeunes hommes et femmes âgés de 14 à 25 ans concernant des transactions sexuelles -c’est-à-dire toute expérience d’ordre sexuel associée à un échange financier, matériel et/ou symbolique- et d’autre part aux représentations sociales des professionnel-le-s sur ce même sujet. Pour plus d’information, voir : Colombo & Carbajal, 2017 et Colombo, Carbajal & al., 2017.
[3] Les prénoms des répondant·e·s ont été modifiés de manière à protéger leur anonymat.
[4] Les citations orales sont légèrement adaptées par REISO pour leur transcription écrite.
[5] A souligner que dans le cadre de formation continue, une formation courte est proposée aux professionnel·le·s du travail social par la Haute école de travail social Genève.
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Myrian Carbajal et Annamaria Colombo, «Comment parler de sexualité avec les jeunes?», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 5 novembre 2020, https://www.reiso.org/document/6604
Bonjour,
Au nom du Service de la Jeunesse et des Actions Communautaires de la ville de Moutier, je vous remercie pour cet article qui pose enfin un cadre théorique concernant l'accompagnement des jeunes en termes de santé sexuelle. Nous sommes travailleur.se.s de terrain et cet article renforce notre approche et nous conforte dans notre pratique quotidienne, que l'on juge encore insuffisante, par manque de moyens et de partenaires. Depuis quelques années, nous avons proposé des projets au sein de notre service, abordant la sexualité dans sa globalité, et non selon une "posture protectionniste" comme vous le mentionnez (encore trop souvent le cas).
Nous nous questionons également sur la manière de faire évoluer les pratiques institutionnelles (écoles, santé sexuelle Suisse, etc.) pour former les accompagnant·e·s et rendre à la sexualité son rôle dans la formation identitaire, des rapports de genre, d'acceptation de soi et j'en passe. Formations, colloques ou autres seraient bienvenus.
Qendresa Latifi, Animatrice socioculturelle et psychologue, Moutier