Le travail de care au cœur des crèches
Il ne s’agit pas juste de jouer avec les enfants. Les compétences professionnelles des éducateur·trice·s font appel à l’éthique et au travail de care dans ses dimensions tant pratique que collective. Une étude leur donne la parole.
Par Cléolia Sabot, assistante, Nathalie Cloux Renard, étudiante, Léa Roder, étudiante, André Chaves de Morais, étudiant, Farinaz Fassa, professeure, Université de Lausanne
Il est souvent question dans la presse ou dans les discussions du care – plus encore ces derniers mois en raison du coronavirus. Ce terme anglais n’a pas vraiment d’équivalent en français, ce qui explique son adoption fréquente. La consultation du dictionnaire Harraps en ligne rend évidentes les multiples dimensions du care. Verbe et nom à la fois, il combine le souci que l’on prête aux êtres et aux choses. Il sert à nommer tant le/s soin/s que l’on prodigue aux personnes lors de leur prise en charge que la charge mentale liée à ces activités. Il est connoté par la fragilité des choses auxquelles il s’agit de prêter attention, engendrant une certaine responsabilité de la personne pourvoyeuse de soin et une situation dissymétrique.
C’est en tenant compte de ces multiples dimensions et dans la lignée des travaux féministes des années 70-80 conceptualisant le care comme travail à part entière (Simonet, 2018) que nous nous intéressons ici à son accomplissement dans le secteur de l’éducation de la petite enfance. Pour ce faire, nous mobiliserons les entretiens menés par les étudiant·e·s [1] avec un éducateur et neuf éducatrices de la petite enfance, dont les prénoms ont été anonymisés. Ils ont été réalisés durant le semestre de printemps dans deux crèches distinctes ; l’une pour les employé·e·s d’une entreprise multinationale et l’autre pour les employé·e·s et collaborateur·ices issus des pôles culturels et intellectuels.
Les formations spécifiques
Si le cœur du métier d’éducateur·rice de la petite enfance relève du soin des/aux autres, il renvoie à une forme d’éthique plus générale qui tient à la prise en compte et à la sollicitude envers les Autres dans une logique d’interdépendance (Tronto, 2009). De plus, les personnes professionnellement actives dans ce domaine doivent disposer de formations spécifiques, acquises au travers d’un apprentissage professionnel ou de formations supérieures.
Même si ce métier est rémunéré, car institutionnalisé et donc externalisé du domaine privé (Scrinzi, 2016), il est souvent présenté comme une prolongation « naturelle » d’une disposition (finalement) acquise au travers d’un processus d’inculcation et de socialisation différencié du fait qu’il mobilise nombre d’aptitudes dites féminines. Aussi, les compétences professionnelles que sa pratique demande sont souvent minorées car, contrairement aux représentations immédiates, ce n’« est pas juste jouer avec les enfants en fait. C’est plus important que ça » (Victoria).
Nous nous sommes demandé comment les éducatrices et l’éducateur rencontrés décrivent le care et la place qu’il prend dans leur métier. Les entretiens montrent qu’elles et ils articulent care pratique, soit selon Perreau (2010) « un champ d’interventions sociales, plus ou moins techniques, visant à soulager la souffrance humaine et assurer la meilleure qualité de vie possible, y compris environnementale », et care collectif. Leurs propos montrent que leur prise en charge des Autres inclut « également toutes sortes de gestes quotidiens qui concourent à son propre bien-être et à celui de sa communauté de vie » ; ce que nous avons appelé le care collectif (ibid). Faire reconnaître cette double dimension au cœur de leur métier constitue un enjeu primordial pour elleux.
Le care pratique dévalorisé
Le care pratique se rapporte prioritairement à un ensemble de pratiques techniques relevant d’un savoir-faire particulier, dans lequel le contact avec le corps étranger est central. Ces pratiques sont souvent associées au « sale boulot », tant par son contact au corps, à ses fluides et différents états que par le souhait de déléguer ce travail à d’autres, subalternes dans la hiérarchie sociale et professionnelle (Molinier, 2012). Agnès, une des éducatrices rencontrées, associe par exemple ce sale boulot à des « tâches » : le change des enfants, l’habillage/déshabillage ou encore le rangement et la discipline. Elle le distingue de ce qui est, pour elle, le vrai travail : l’observation ou l’évaluation du développement des enfants.
Sa lecture, comme celle de la plupart de ses collègues, tend à négliger le fait que ce savoir-faire est indissociable d’un savoir-être singulier, propre justement aux métiers du care qui exigent que l’attention et la sollicitude données soient constantes, bien que condamnées à rester invisibles. Cette compétence, qui induit attention et inquiétude à apporter une réponse appropriée, souvent improvisée, sans qu’elle ne doive être réclamée (Molinier, 2012), peut de ce fait passer assez inaperçue aux yeux mêmes des éducatrices tant est important l’acte d’effacer les traces pour rendre le soin acceptable et recevable (Cresson et Gadrey, 2004 ; Molinier, 2012).
L’ampleur du care se montre cependant lorsqu’il s’agit de penser ce qu’il faut fournir aux enfants pour que ces derniers puissent s’«adapter à tout l’environnement pour se développer harmonieusement» (Alissia). Afin de répondre aux besoins immédiats des enfants, les éducatrices relèvent la nécessité d’une vision globale et complexe des enfants et de leur environnement, notamment socioculturel. Elles montrent que le geste de soin s’accompagne immanquablement d’une approche émotionnelle et relationnelle (Bachmann, Golay, Messant, Modak, Palazzo et Rosende, 2004).
Le care circulaire avec les parents
Ce travail émotionnel se réalise également avec les parents avec qui des relations particulières sont tissées. Il s’agit donc d’un care circulaire : l’état émotionnel de l’enfant dépendant de la qualité de la relation parent-éducateur·ice puisque « le lien avec l’enfant est beaucoup plus facile, en fait, c’est vraiment lié ». Cette « collaboration » est maintes fois mentionnée, l’éducateur·ice prenant à la fois le rôle de guide pour les parents tout en souhaitant les « intégrer un maximum » dans le quotidien de la crèche.
Les pratiques de care, tant les tâches concrètes de soin que d’attention relationnelle et émotionnelle, s’adressent ainsi autant aux parents qu’aux enfants. L’observation, l’attention constante et l’anticipation des besoins et du rythme de l’enfant, accompagnent indissociablement le dialogue avec les parents et constituent le cœur du care pratique du travail éducatif (Verba, 2015).
Le care s’exprime également de manière collective au travers de principes de solidarité (Cresson et Gadrey, 2004). Les éducateur·ices évoquent ainsi la communication et la dynamique d’équipe, qui fonctionne comme une « mini collectivité ». Des « moments de réflexion » sont organisés, « tous ensemble » pour « trouver des solutions » mais aussi pour « évaluer les besoins » et « analyser ».
Un travail pour toute la collectivité
Selon Alissia, « dans ce métier, les enfants, les parents, les collègues, c’est tout un ensemble ». Les éducateur·rices ont conscience de leur mission sociétale et d’accomplir un travail qu’on ne peut pas ne pas faire pour la collectivité ; l’universalité du care apparaît alors (Molinier, 2012 ; Tronto, 2009). Cette responsabilité porte notamment sur l’éducation et la socialisation des enfants, porteurs de l’avenir. « Notre rôle, c’est la vie en société en quelque sorte », la crèche est une « micro-société », où l’on fait apprendre « la vie en collectivité, les règles de vie ».
Dans cette « mini-communauté », leur mission porte sur l’épanouissement individuel des enfants, où les « petits projets » proposés les aident à trouver leur place dans une structure collective. « On les aide à grandir, à se socialiser. » Plus précisément pour les enfants d’âge pré-scolaire, il faut les « pousser […] vers l’autonomie pour qu’ils puissent s’en sortir à l’école ». Les éducateur·ices préparent donc les citoyen·ne·s de demain : « un bon plus pour le futur ». Le care implique donc des objectifs à moyen et long termes, une mission civilisatrice tenant compte à la fois du maintien, de la perpétuation et de la réparation du monde – au soutien à la vie (Tronto, 2009).
L’invisibilité tant pratique que collective du care rend sa définition, l’identification de ses compétences et sa professionnalisation particulièrement difficiles et peu reconnaissables (Molinier, 2012 ; Cresson et Gadrey, 2004). Selon les éducateur·ices, ce travail est inestimé : un métier qu’on se représente « facile », où il s’agirait de gardienner et s’amuser toute la journée avec les enfants, de ne « rien faire », bref, tout autre chose que le « vrai » travail qu’il est permis aux parents de réaliser. C’est pourquoi la reconnaissance par les parents, exprimée au sujet notamment des activités et projets déployés et à l’évolution de leur enfant, est essentielle pour les éducateur·ices et participe à leur épanouissement professionnel et personnel.
Pas de reconnaissance salariale
Un tel besoin est d’autant plus important que la nature inestimable du care rend sa monétisation particulièrement difficile, ce qui apparaît clairement lorsqu’il est question du salaire. Selon elleux, il ne correspond ni à la charge de travail, ni à la complexité des responsabilités et des tâches, participant à la dévalorisation du métier et à leur frustration. Mais cet avis n’est pas pleinement assumé : lorsqu’il est question d’argent (et non de sollicitude), le discours se décline en « on », « certain·e·s », il est marqué par des hésitations, des euphémismes et des sous-entendus. De même, lorsqu’il·elle·s mentionnent avoir repris des études pour compléter leur formation ou pour se reconvertir, il·elle·s affirment « ne pas faire ça pour l’argent », alors même que les différences de salaire peuvent être importantes.
Les compétences professionnelles se confrontent ainsi à un défaut de reconnaissance évident, même si des diplômes permettent de s’extraire de leur naturalisation. Or, tant le care pratique – l’observation, l’attention au développement de l’enfant, la relation aux parents, que le care collectif – la réflexivité, la collaboration, la structuration d’un projet pédagogique, dont font preuve ces professionnel.le.s reposent sur des compétences acquises, et dont la complexité ne peut être mise en doute.
Malgré cela, il s’avère aujourd’hui encore nécessaire de questionner les processus à la fois individuels, collectifs et politiques qui contribuent à la perpétuation de représentations minorant les difficultés et la complexité de ce métier, sans même parler de leur impact direct en termes de reconnaissance salariale et sociale.
Références bibliographiques
- Bachmann, L., Golay, D., Messant, F., Modak, M., Palazzo, C. et Rosende, M. (2004). Famille-travail : une perspective radicale?. Nouvelles questions féministes, 23(3), 4-10.
- Cresson, G. et Gadrey, N. (2004). Entre famille et métier : le travail du care. Nouvelles questions féministes, 23(3), 26-41.
- Molinier, P. (2012). Éthique et travail du care. Série Textos para discussão. CEM.
- Perreau, B. (2010). TRONTO Joan , Un monde vulnérable. Pour une politique du care. Genre, Sexualité & Société, (4), en ligne
- Scrinzi, F. (2016) Care. Dans : Rennes, J. (dir.) Encyclopédie Critique du Genre : Corps, Sexualité, Rapports Sociaux, p. 106-115. La Découverte : Paris.
- Tronto, J. (2009). Un monde vulnérable. Pour une politique du care. Paris : Editions La Découverte.
[1] Etudiant·e·s du séminaire de Master en Sociologie de l’éducation, SSP, Lausanne. Remerciements L’article rédigé ici est le résultat du travail de ré-élaboration effectué par les enseignantes et trois étudiantes du séminaire sur l’ensemble des retranscriptions des entretiens. En sus des auteur.e.s, les personnes suivantes ont contribué à réunir les données et à les coder et nous les en remercions: Qendresa Beqiri, Dialang Camara, Tifany Defferrard, Özge Ikitepe, Victoria Molina Fernandez, Céline Protti, Antonin Wyss.
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Cléolia Sabot, Nathalie Cloux Renard, Léa Roder, André Chaves de Morais, Farinaz Fassa, «Le travail de care au cœur des crèches», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 14 décembre 2020, https://www.reiso.org/document/6754