Au nom du bien commun
Dans les médias et sur les réseaux sociaux, la polémique fait rage concernant la politique à mener en ces temps de pandémie. Le point commun des argumentaires ? La référence à l’intérêt général. Mais qui définit ce dernier ?
Par Jean-Pierre Tabin, professeur, Haute Ecole de travail social et de la santé Lausanne (HES-SO) [1]
Les personnes qui prônent des mesures de confinement affirment sa nécessité pour limiter les décès et éviter que les hôpitaux débordés ne doivent refuser des soins ou trier les malades. Ainsi, une septantaine d’économistes a publié, le 2 novembre 2020, un appel intitulé « Contrôler la pandémie pour sauver l’économie » [2]. Ce dernier affirme notamment qu’en « dépit des sacrifices à consentir, la Suisse a maintenant besoin d’un second ‘confinement’ […] accompagné d’un fort soutien fiscal. Même en s’arrêtant uniquement à l’aspect économique, le coût total d’un confinement bien géré sera plus faible que le coût des mesures actuelles plus légères qui ont manifestement échoué à contenir le virus. »
C’est donc au nom du bien commun que la liberté individuelle devrait être restreinte.
Repris par tous les bords
D’autres s’inquiètent de la bonne marche de l’économie et demandent un assouplissement des mesures. Par exemple, la Société genevoise des Cafetiers, restaurateurs et hôteliers a écrit le 17 novembre 2020 au Conseil d’Etat. Objectif: demander la « levée des mesures de fermeture de tous les commerces genevois ». Leur argument : « En vous obstinant à actionner des leviers contraires au bon sens, vous emmenez notre canton à la catastrophe. Vos mesures d'enfermement, de restrictions et d'interdictions provoquent des résultats plus nocifs encore que n'importe lequel des virus. » C’est au nom des conséquences pour l’ensemble de la société de l’arrêt de certaines activités économiques qu’il faudrait lever ces interdictions.
D’autres encore estiment que la voie médiane, qui impose des mesures de précaution, limite les contacts sociaux mais laisse fonctionner une partie de l’économie est la meilleure pour l’ensemble de la société. Dans cette stratégie, comme l’explique le gouvernement, « la responsabilité individuelle reste essentielle » [3] ; sur les transports publics lausannois, tourne en boucle l’antienne: « Responsables ensemble ». Le message est clair: ne faites pas passer votre intérêt individuel avant l’intérêt général.
Une norme floue et contestée
En réalité, la question de savoir comment les sociétés font la part du bien commun (ou de l’intérêt général) et de l’intérêt individuel est une interrogation classique en sciences sociales, déjà traitée par Émile Durkheim. En 1898, le sociologue soulignait que des individus peuvent, au lieu du bien commun, poursuivre de manière « abusive » des fins personnelles. Au fond, il posait une hiérarchie entre intérêt individuel et bien commun, hiérarchie qui est sur le devant de la scène en ces temps de pandémie [4].
Rappelons que la construction d’un point de vue général de rang supérieur aux différentes formes de détermination de biens dont se réclament les individus est historiquement et socialement située. Le bien commun et les manières de le faire advenir s’appuient en effet sur une représentation de l’espace social divisé en deux sections. La conception qui prévaut aujourd’hui dans le Nord global oppose souvent le bien commun (l’intérêt collectif de la société) à l’intérêt individuel. Le premier, de rang supérieur, doit en cas de divergence l’emporter sur le second, la totalité primant sur les parties. On peut questionner cette partition et cette hiérarchie, car elles reposent sur une conception de l’intérêt individuel découplée des structures sociales et culturelles qui expliquent les comportements, donc fondamentalement anti-sociologique.
De fait, les principes sur lesquels repose le bien commun, qui peuvent être la dignité, l’autonomie, la responsabilité ou la solidarité, sont souvent flous et ne sont jamais déterminés de manière absolue. En conséquence, la norme du bien commun, lorsqu’elle est exprimée, a pour spécificité d’être toujours contestée, comme c’est le cas en ce qui concerne les mesures prises ou à prendre pour endiguer la pandémie de Covid-19.
Dire l’intérêt général
C’est parce qu’elle est floue et inachevée que la référence à l’intérêt général peut servir de matrice aux discours de légitimation non seulement de groupes sociaux, politiques et professionnels de tout ordre, mais encore de l’Etat démocratique, traditionnellement reconnu comme dépositaire du bien commun national, comme le rappelle le Conseil fédéral à chaque conférence de presse sur la pandémie. La légitimité même de l’Etat repose en effet sur sa capacité à convaincre qu’il sert effectivement le bien commun et qu’il n’utilise pas son pouvoir à d’autres fins. C’est même une des raisons susceptibles de conduire à la chute d’un gouvernement ou d’un·e élu·e, y compris en Suisse, comme le rappelle « l’affaire Maudet ».
Même si l’autorité de l’Etat pour produire le bien commun fait toujours l’objet de remises en question, en raison de la reconfiguration du positionnement des Etats dans différentes arènes à l’échelle internationale, du poids croissant de l’économie et de la finance, ou encore de ces deux phénomènes réunis, l’Etat national continue, au moins dans le Nord global, de le définir de manière symbolique via ses discours, ses actes législatifs, réglementaires et judiciaires. L’Etat est en ce sens toujours investi d’une autorité épistémique, parce que son « point de vue est institué en tant que point de vue légitime, c’est-à-dire en tant que point de vue que tout le monde doit reconnaître au moins dans les limites d’une société déterminée » [5].
Un clip du gouvernement illustre la position spécifique de l’Etat pour dire le bien commun en ces temps de pandémie [6]. Il débute par le conseiller fédéral Alain Berset, qui affirme avec l’autorité que lui confère sa charge de chef du Département fédéral de l'intérieur: « Mesdames et Messieurs, la situation est grave. » Sur la base de cette prémisse, neuf personnes savamment choisies pour exprimer la diversité helvétique parlent face caméra pour affirmer par exemple que « l’augmentation des infections au coronavirus est dramatique », que « nous devons tous participer pour ne pas surcharger le système de santé », que « la seule chance de surmonter la crise, c’est d’unir nos forces ». À la fin, le conseiller fédéral Alain Berset reprend la parole pour conclure : « Et rappelons-nous: moins nous voyons de monde, moins nous prenons de risques. » Ce clip de 48 secondes propose un cadre d’interprétation des problèmes liés à la pandémie – surcharge des hôpitaux, etc. – et une solution, consistant à adopter les mesures du Conseil fédéral. Le titre du clip, « Le Conseil fédéral, c’est nous tous », assimile autorité et population, comme si ces deux entités n’avaient qu’une seule voix et que les controverses sur les mesures prises n’existaient pas. C’est une forme de soft power qui s’exprime, le rapport de pouvoir se réalisant dans un travail pédagogique visant la conversion de la population aux mesures prises.
La fin avant les moyens ?
En pratique, la conception portée par le gouvernement – mais également par les milieux qui proposent d’autres mesures ou pas de mesures – soutient que certains dégâts sont inévitables pour atteindre un bien supérieur. On retrouve ici la logique discursive que Hannah Arendt [7] a dénoncée à propos de la pensée occidentale. La justification d’une action, lorsqu’elle repose uniquement sur les fins à atteindre, est problématique. Elle aboutit à considérer comme inévitables et négligeables les dégâts produits, au nom du fait qu’« on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs ». Cʼest du moins, ajoute-t-elle, ce quʼon dit aux œufs. Au nom du bien commun, pourrait-on préciser dans le cas de la pandémie.
L’approbation de la conception gouvernementale du bien commun, au moins durant la crise du printemps 2020, a été relativement élevée, à la hauteur de la confiance générale accordée au Conseil fédéral par la population suisse [8]. Si la critique de cette conception s’exprime au nom d’une autre conception du bien commun, il est toutefois frappant de voir à quel point elle peut être délégitimée. La presse, les médecins et les politiques dénoncent en effet l’égoïsme ou l’irresponsabilité des personnes – ce sont souvent des jeunes qui sont mis en cause – qui ne suivent pas les consignes en ne respectant pas les distances, en ne portant pas de masque, en ne se lavant pas les mains, en se réunissant pour faire la fête ou en manifestant dans la rue leur opposition aux mesures prises. Les médias ont également relayé, le 17 novembre dernier, l’appel [9] d’un économiste de la santé zurichois incitant à infliger des amendes aux personnes qui transgressent les règles, à enregistrer leur nom et, si elles sont infectées par le virus, à ne pas leur accorder de lit dans des unités de soins intensifs en cas de manque de place.
Qui peut donner son avis ?
Ce type de réaction pose une question majeure: celle de la reconnaissance de la capacité à émettre un avis concernant les mesures à prendre en période de pandémie, liée à ce que Miranda Fricker appelle le statut épistémique [10]. De manière générale, cette reconnaissance est réservée au politique et aux expert·e·s désigné·e·s, par exemple la task force Covid-19. Le statut épistémique détermine la manière dont l’avis des individus sera entendu, leur capacité à rendre compte de ce qui leur arrive, à formuler des observations, à porter des analyses ou à tirer des conclusions considérées comme pertinentes. Or, cette reconnaissance repose notamment sur le statut social: en dehors de tout échange, certains attributs sociaux peuvent ôter à un individu son statut de sujet connaissant et produisant des connaissances, donc sa crédibilité épistémique. De nombreuses illustrations sont données par la recherche de situations dans lesquelles la parole, parce qu’elle émane d’une personne construite comme inférieure (par exemple comme femme ou noire), n’est pas entendue.
C’est sans doute quelque chose du même ordre qui se passe aujourd’hui autour de la dévaluation des avis émis par des personnes qui ne partagent pas le point de vue officiel sur le bien commun en temps de pandémie, dénoncées comme ne pensant qu’à leur intérêt individuel et parfois caricaturées sous le vocable de « coronasceptiques » ou, pire encore, de « complotistes ». Cette situation pose le problème du droit à la critique de la conception dominante du bien commun. Elle mériterait sans doute une attention plus importante de la part des autorités et des médias, car ce type de dévaluation épistémique conduit à la négation de la démocratie.
[1] Cet article a été écrit pour Services Publics, le journal du SSP-VPOD, et pour REISO.
[4] Les réflexions sur le bien commun et l’intérêt individuel sont tirées d’une recherche menée avec Monika Piecek, Céline Perrin et Isabelle Probst.
[5] Pierre Bourdieu: Sur l’État. Cours au Collège de France (1989-1992). Seuil, 2012, p. 53.
[7] Hannah Arendt: Les œufs se rebiffent. La philosophie de l’existence et autres essais. Payot, 2005.
[8] Jan-Erik Refle, Marieke Voorpostel, Florence Lebert, Ursina Kuhn, Hannah S. Klaas, Valérie-Anne Ryser, Nora Dasoki, Gian-Andrea Monsch, Erika Antal and Robin Tillmann. First results of the Swiss Household Panel – Covid-19 Study, DOI: 10.24440/FWP-2020-00001.
[9] Par exemple dans 24 Heures
[10] Miranda Fricker: Epistemic Injustice: Power and the Ethics of Knowing. Oxford University Press, 2007.
Votre avis nous intéresse
Comment citer cet article ?
Jean-Pierre Tabin, «Au nom du bien commun», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 18 janvier 2021, https://www.reiso.org/document/6872