Partition culturelle, la portée du réel
La culture participative crée des liens fondamentaux entre les êtres et rompt les barrières d’une culture faite par et pour une élite. Plongée insolite dans la réflexion littéraire d’un poète et aventurier de l’ordinaire.
Par Olivier Taramarcaz, poète et graveur, Chemin d’en Haut [1]
« Tracer sa route au plus court à travers la forêt suppose que le but reste de s’en délivrer. » Michel Serres [2]
Je cultive le goût des saveurs. Je connais de significatif seulement ce qui est porté par une dimension de réel, de bon sens, de bon goût, de proximité, d’authenticité, de partage, d’engagement. Bien sûr à ces fondements de la culture participative, il est bon de rappeler le socle de la dignité, soit d’être pris en considération, dans sa dignité d’être, plus justement, de prendre en considération et non de prendre en charge. C’est sur ce socle de la dignité que peuvent s’envisager des chemins nourris de la musicalité d’une partition culturelle. Souvenons-nous de l’émission Aqua concert [3], que je paraphraserai par la question « A quoi qu’on sert ? »
Le respect de la dignité des personnes n’est pas lié à une origine, à une particularité, ou à une particule. La dignité ne dépend ni de l’âge, ni de la couleur de peau, ou de ce que l’on a pu appeler : « niveau socioculturel ». La métaphore du niveau est éloquente. Elle distingue, sépare, dissocie. Nous savons la fonction élitiste que peut jouer la culture à niveaux comme force de discrimination. La partition culturelle vient trouer les murs d’une culture de tourelle, détachée du réel, une culture d’experts, qui n’aurait pas de lien avec la vie.
M’approcher de ce qui m’est proche
Madeleine Chapsal contribue à éclairer la notion d’expertise : « Avec le temps, nous devenons tous des experts en quelque chose qui nous concerne de près » [4]. Dans la vie réelle, les experts sont ceux qui vivent les choses, non ceux qui discourent sur. Les mieux placés pour s’exprimer sur une réalité sont les personnes concernées par ce qui les touchent. Une culture nourrie par le réel nous rapproche de ce qui nous est proche. Elle permet de considérer ce que nous sommes, des êtres humains avec une histoire, vivant dans des lieux, avec des racines. C’est à ce titre de personne concernée par la vie réelle, que j’ai écrit ce bref texte sur un morceau de papier froissé.
Les épluchures de pommes
Un ami m’a rapporté une expérience qu’il a vécue alors qu’il se trouvait dans un pays de l’Est, en mission internationale, pour un projet solidaire. Assise à la table de la cuisine, une femme âgée, l’accueille. Elle prépare un gâteau. Alors qu’elle épluche les pommes, l’invité est surpris de voir qu’en ôtant les pelures au couteau, elle laisse une part de la chair des pommes. Il l’interpelle : « Je vois que vous laissez une part de la chair des fruits avec les épluchures. N’utilisez-vous pas l’économe ? Il vous permettrait de n’ôter que la peau ; vous seriez ainsi plus efficace, et éviteriez un gaspillage inutile. » La femme se tourna alors vers son hôte, le regarda, et lui dit : « Je vois que vous êtes un bon observateur. Il y a pourtant une chose que vous n’avez pas comprise, malgré votre statut d’expert interculturel de l’efficacité : quand j’épluche une pomme, je pense aux poules qui vont se nourrir des épluchures. J’ai le souci de prendre soin d’elles. Par ailleurs, la tarte que je vais vous servir tout à l’heure sera enrichie par les œufs de mes chères poules. Vous voyez, elles participent à ce que vous ayez de la joie à être ici. »
Après avoir écouté cette parole, l’expert international venu depuis la Suisse pour apporter son savoir d’expertise, en vue d’aider des personnes dans la pauvreté à mieux organiser leur vie, n’a pas trouvé de mots pour répondre à cette femme qui lui a parlé simplement, sans discourir. Revenu en Suisse, sa compréhension de ce que peut signifier le terme expertise a été revisitée. Cet ami a appris quelque chose par l’expérience, se laissant toucher par le réel, par les saveurs. Cela s’est passé seulement en participant à la réalisation d’une tarte aux pommes.
La primauté des saveurs
Théodore Monod, le grand explorateur, a cherché une expression capable de traduire en quelques mots son rapport au monde. Il a retenu trois mots simples, qu’il a livrés avec délicatesse : « Nul pouvoir, un peu de savoir, beaucoup de saveurs. » L’ami des déserts a bien pointé trois enjeux formulés dans cette simple triade, prenant soin de les positionner selon un nuancier. La nuance est marquée en particulier par le choix d’un mot, faisant écho à la métaphore du jardin : les saveurs. Le mot saveur est-il bien adéquat pour nourrir une réflexion au sujet de la partition culturelle ? Reconnaissons que son usage est inhabituel dans notre langage phagocyté par des axiomes issus du monde technique, mécaniste. Nos publications professionnelles tant sociales, sanitaires, que culturelles, ne regorgent pas de références empruntées au jardin. Aurait-on perdu le sens du réel ? Ne sortons-nous plus dans le jardin ?
Savourer est un verbe qui semble n’avoir que peu de place dans l’échelle de nos considérations. Pourtant, le savoir et la sagesse sont intrinsèquement associés aux saveurs. Le savoir contient la même racine que la saveur. « Sapere », « avoir de la saveur », est utilisé pour parler des choses ; « avoir du goût, du discernement », est retenu pour parler des gens.
Le poids des mots
La partition [participation] culturelle ne peut pas s’appréhender comme une expression hors sol. Elle est radoubée à une histoire, à une durée, à des saisons, à des variations musicales, à un temps long, avec une visée pacificatrice. Dès que nous ne sommes plus au monde, nous perdons la saveur. Nous nous perdons. Nous annulons le réel, nous comportant comme s’il n’existait pas. Dès lors, s’il disparaît, cela ne nous affecte pas, ne l’ayant pas considéré. Il y a pourtant un risque à prendre au sérieux, si nous nous arrêtons au carrefour de la triade proposée par Théodore Monod. En renversant le propos, nous aboutissons à cette formulation : « Nulle saveur, un peu de savoir, beaucoup de pouvoir ». Ce sont les mêmes mots, placés différemment, et ce n’est plus le même monde. Il n’est pas besoin d’analyse poussée pour observer que nous avons, dans nos structures de non-pensée, incorporé cet ordre des choses, avec tout son poids de perte. La question se pose dans chaque situation, de discerner si le savoir est au service des saveurs ou au service du pouvoir [le goût du pouvoir].
L’anagramme de saveur est sauver. La saveur est ce qui nous sauve. Sans saveur, nous nous perdons, nous sommes perdus. La Bible fait référence à la saveur : « Vous êtes le sel de la terre. Mais si le sel perd sa saveur, avec quoi va-t-on le saler ? Il ne sert plus qu'à être jeté dehors, et foulé aux pieds par les hommes. » [5] Si, en tant qu’êtres humains, comme êtres au monde, nous perdons la saveur du sel que nous sommes, abandonnant notre culture à la logique technicienne, nous ne pourrons pas la remplacer, ni par des discours, ni par des divertissements, ni par des jeux. Si nous méprisons le goût du réel, au final, nous le perdons, nous perdons ce qui fait notre vie.
Chercher le « la »
Je me souviens d’une histoire que l’on m’a racontée au sujet du roi de Siam. Un jour, il se rendit à un concert avec des amis. À la fin, l’un d’eux lui demanda : « Est-ce que cela vous a plu ? » - « Oui », répondit le roi de Siam. Son interlocuteur lui adressa encore cette question : « Quelle partie vous a le plus touché ? » Le roi répondit : « Le plus émouvant pour moi a été d’assister au moment où les instruments s’accordent entre eux ». Le roi de Siam a été attentif à ce temps si particulier dans lequel des musiciens cherchent le « la », la tonalité de repère, donnant du sens à l’expression de chaque instrument. Certains experts en gestion du temps auraient peut-être proposé de supprimer ce moment, le considérant comme de la perte de temps, comme non nécessaire. Ce temps inutile invite pourtant chaque partie à s’inscrire dans le projet d’écriture commune, à ajuster sa voix.
De quelle manière, dans nos planifications, donnons-nous un réel espace à la recherche du « la » ? Sans ce temps « perdu », durant lequel chaque instrument s’accorde, que peut-on attendre des mouvements suivants ? Ce qui est au début se retrouve généralement dans tout ce qui suit jusqu’à la fin. Il est de bon ton aujourd’hui, de définir des projets sans consultation des personnes concernées, sans leur réelle adhésion. Cela permet, pense-t-on, de ne pas perdre de temps ; cela manifeste également, une forme de mépris des personnes dans leur expression singulière.
L’alphabet de la partition
La partition [participation] culturelle implique de ne pas se laisser phagocyter le goût de la vie, le goût des gens, le goût de la rencontre, le goût du rire, le goût du partage. Il n’y a pas de partition culturelle possible sans ces ingrédients, simples, que l’on peut tenir dans la paume de la main. Les saveurs ne se partagent pas à distance, le goût des autres, le goût des gens pas davantage.
Les saveurs symbolisent tout ce qui peut être rattaché à la partition culturelle : l’aventure, le vacillement, la connivence, le ravissement, la proximité, le regard, la joie, la reconnaissance, l’amitié, la bienveillance, la mémoire, la transmission, les senteurs, le réel, la parole, la lenteur, la douceur, l’imaginaire, l’estime, la durée, la générativité, la poésie, le silence, la mélodie, l’inattendu, l’élan, le chant, le tout près, l’ordinaire, la prière, les fleurs, le voyage, le minuscule, le geste, le peu, le frémissement, le rien.
Être au monde
Tous ces ingrédients se conjuguent selon les mêmes nuances que les saveurs premières de Théodore Monod ; avec la même attention que celle portée par le roi de Siam, à la recherche du « la » ; avec le souci de la part laissée aux poules, évoqué par cette femme paysanne. Oui, être au monde, prendre part à la vie, implique une graphie portée par la dignité, le respect de l’humanité, de la terre, des enfants, des femmes et des hommes, des oiseaux et des chenilles. Être au monde demande de se souvenir que le réel peut facilement être méprisé, que le jardin n’est pas le champ. Si j’écrase une fleur, elle répond seulement par ce qui constitue sa nature : en offrant son parfum. Mais après ?
Quelles saveurs portons-nous par notre vie ? Quel parfum répandons-nous par notre être au monde ? Quel jardin cultivons-nous ? A quelles fleurs permettons-nous d’éclore, d’offrir leur parfum, de prendre part à la vie ?
[1] Membre du comité de REISO, Olivier Taramarcaz pratique la gravure en taille douce et la gravure sur bois, avec un travail de mise en valeur de la flore alpine. Auteur d’une quinzaine d’ouvrages poétiques, il organise des lectures publiques en compagnie de musiciens, et anime des ateliers d’écriture, « Le jardin des mots ». Voir son site
[2] Serres, Michel. Eloge de la philosophie en langue française, Paris, Librairie Arthème Fayard, 1995, 162
[3] Aqua Concert : Emission musicale de la RTS, présentée par Jean-Charles Simon et Patrick Lapp, de 2003 à 2012
[4] Chapsal, Madeleine. Le certain âge, Paris, Fayard, 2005, 48
[5] La Bible, Evangile de Matthieu, chapitre 5, verset 13
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Cet article appartient au dossier Chaudron de culture
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Olivier Taramarcaz, «Partition culturelle, la portée du réel», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 4 février 2021, https://www.reiso.org/document/6938