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Suivis en milieu ouvert pour profils «incasables»

Jeudi 27.05.2021
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Certain·e·s jeunes aux comportements particulièrement problématiques transitent de foyers en placements forcés, sans jamais créer un lien éducatif stable sur lequel s’appuyer. Une prise en charge à long terme serait une solution.

Par Philippe Bornand, éducateur, Genève [1]

Au moment de notre rencontre, en 2017, Lia est une petite préado toute chétive. Ce physique détonne avec son langage composé d’insultes et autres provocations. Elle a alors 13 ans et vient de se faire éjecter du cycle à cause de son comportement. L’anecdote veut qu’ils ont dû s’y mettre à sept enseignant·e·s pour la contenir.

Fraîchement arrivé dans ce nouveau foyer, le hasard avait voulu que je prenne sa référence. Au moment de notre première rencontre, elle m’avait immédiatement « profilé ». Son talent relationnel lui avait fait me dire : « M’sieur vous savez je vais vous épuiser... ». Du tac au tac, piqué au vif, je lui avais rétorqué : « Tu vas m’épuiser ? C’est peut-être moi qui vais t’épuiser ? » Le contrat était signé. Et bien souvent, elle n’est pas passée loin de remporter la partie.

Lia a été exclue au premier trimestre du cycle d’orientation. Elle a été incarcérée deux fois six mois à la Clairière : deux Noël et deux anniversaires « dedans », comme elle disait… Faute de solution, elle a été envoyée six mois au Sénégal. Cette trajectoire a été ponctuée d’un nombre important d’hospitalisations sous contrainte. Quand elle n’était pas à l’hôpital ? Souvent, elle était en fugue d’à peu près tous les endroits où elle transitait. Codéine, cannabis, alcool, ecstasy : tout a été ingurgité pendant cette période de l’adolescence, où Lia a souvent provoqué la vie en narguant la mort…

Lia était aussi une ado pleine d’énergie, avec de l’humour, généreuse et sensible aux autres. Il y aurait encore mille choses à dire sur ce parcours. Aujourd’hui, quand on reparle des galères d’hier, on en rigole. Lia est maintenant majeure, en couple, habite dans son appartement. Elle consomme peu et envisage de se fiancer. Elle va spontanément en thérapie, a intégré une structure de réinsertion et part en vacances régulièrement. Elle s’est apaisée.

Et demain, me dira-t-on ? Ne va-t-elle pas « replonger » en fonction des aléas de la vie ? Impossible de le savoir, mais qui peut prétendre connaître son « lendemain » ? Fort de ce constat, il est préférable de regarder le futur avec confiance en des lendemains heureux.

Le parcours de cette fille qu’on appelait l’« incasable » est une illustration comme une autre des trajectoires instables que des jeunes peuvent vivre durant leur adolescence. Définir un·e incasable sera toujours un exercice périlleux, car ces jeunes sont avant tout des individualités au parcours singulier et aux problématiques très personnelles. Pourtant, cet exercice vaut la peine d’être tenté tant « l’incasable » pose encore de nombreuses questions au système de protection de l’enfance et laissent de multiples zones d’ombre dans le champ des sciences sociales.

Un·e génie des failles

Par définition, un·e « incasable » est un·e jeune qui côtoie une multitude d’institutions durant son parcours. De l’enfance à la majorité, il ou elle est confronté·e à un grand nombre d’exclusions du fait de son comportement. Comme l’écrit si joliment Jean-Pierre Chartier, on reconnaît l’incasable « de par une faculté prodigieusement développée à créer de la zizanie entre tous les intervenants et dans toutes les institutions qui veulent ou sont obligées de s’occuper de lui. Le corollaire de cette constante sera sa capacité à se faire exclure et renvoyer de n’importe quel type d’établissement ». Il ajoute encore : « son aptitude à dénoncer les failles des personnes et les codes institutionnels tient du génie… » [2].

Malheureusement, et il faut bien le reconnaître, ces exclusions sont parfois légitimes et inévitables, ne serait-ce que pour protéger les autres enfants ou jeunes placé·e·s. En ce sens, il est probable que cette surconsommation institutionnelle perdurera dans le futur pour certain·e·s de ces mineur·e·s en grandes difficultés.

Derrière ces exclusions à répétition, quelles sont les tendances qu’on retrouve chez beaucoup d’entre elles et eux ? Quand on dispose de suffisamment de temps pour faire connaissance avec ces jeunes et qu’ils ou elles acceptent de se livrer, ce qui frappe, c’est le nombre conséquent de maltraitances infantiles qu’ils ou elles ont subi. Sévices physiques, psychologiques, sexuels ainsi que carences et négligences éducatives ont ponctué leur parcours d’enfant. On découvre des enfances fracassées, en partie déshumanisées.

Une des autres tendances récurrentes, c’est que les postures des acteurs et actrices du système familial entourant ces individus évoluent peu. Les intervenant·e·s de tous horizons peinent à modifier les interactions familiales dysfonctionnelles, qui perdurent dès lors au fil des années.

A ce stade et au vu des avancées en neurosciences, la question de savoir si ces jeunes ne sont pas avant tout victime d’une forme de stress post-traumatique complexe, au sens défendu par Legoff [3], se pose. L’exercice éducatif devient alors extrêmement compliqué, car l’ensemble des comportements atypiques devrait pouvoir être vu comme l’expression d’un traumatisme non traité [4]. Grande intolérance à la norme, difficulté à vivre en communauté, comportements transgressifs massifs, consommation importante de toxiques deviennent alors les symptômes de ces enfances maltraitées. Ils ne sont plus interprétés comme une résultante d’un passage adolescent difficile, comme on peut le voir très couramment.

En conséquence, ces jeunes transitent partout sans se poser nulle part, ni dans un lien ni dans un lieu. Ils mettent à mal toutes leurs relations et font exploser les prises en charges institutionnelles les unes après les autres. Au fil des années, ils deviennent des sans domiciles fixes, ou plus dramatique encore, des « sans relations fixes », les institutions ouvertes résistant rarement au-delà d’une année.

Devant les échecs récurrents des institutions à les apaiser, ces individus viennent ponctuellement interroger le réseau de protection de l’enfance. Or, il semble peu probable qu’il émerge de nouvelles formes d’institutions répondant à ces « ouragans ».

Un accompagnement à long terme

Quelle forme pourrait alors prendre un accompagnement renforçant et soutenant le dispositif actuel ? Une des pistes à explorer se situe dans la capacité des travailleur·se·s social·e·s à offrir des figures de référence professionnelles à cette minorité remuante. Ces suivis particuliers pourraient perdurer dans le temps, quoi qu’il arrive et aussi longtemps que les « symptômes agissants » s’expriment de manière intense. Des suivis sur le long terme apporteraient une différence significative dans la trajectoire de ces jeunes puisqu’une des difficultés que pose « l’incasable », c’est bien que les professionnel·le·s qui les entourent ne restent à leurs côtés que très provisoirement.

Les suivis sur le long terme des « incasables » par des éducateurs·trices n’existent pas encore. La plupart du temps, le·a travailleur·se social·e stoppe son accompagnement là où l’institution stoppe son accueil. Cet arrêt ne tient pas compte des liens parfois significatifs qu’un·e de ces jeunes a pu construire avec ce·s professionnel·le·s.

Là réside sans doute le challenge de demain : créer un service d’accompagnement thérapeutico-éducatif en milieu ouvert. Il permettrait qu’indépendamment des lieux où l’incasable passe, le·a professionnel·le puisse continuer son suivi.

Le long terme offre la possibilité de construire une prise en charge adaptée aux particularités de chacun·e et de l’affiner en fonction des nécessités. Il facilite aussi la création d’un lien de confiance et s’inscrit dans une relation constamment ajustée, avec des enjeux réduits au minimum et l’opportunité d’augmenter ou de diminuer la présence selon les besoins. Un lien qui perdure facilite l’« offre de service » là où ces jeunes n’ont, durant longtemps, pas exprimé de demande consciemment puisqu’« agir est leur langage » [5].

Le long terme contribue aussi à faire office de « passeur » entre les différents lieux où transitent ces jeunes et à favoriser la construction d’une « transdisciplinarité » [6] au sens ou Chartier l’entend. Il peut aussi, peut-être, soutenir l’émergence d’un contexte qui favorise les « expériences émotionnelles correctrices » [7], du fait d’une excellente connaissance de l’environnement où évoluent ces « incasables ». Au fil du temps, l’intervenant·e éducatif·ve devient un·e véritable expert·e du jeune en question. Il ou elle peut développer une pratique et une prise en charge qui vient épauler avec constance le réseau extrêmement mouvant qui entoure ces personnes.

Si, par volonté de concision, il ne fallait retenir qu’une seule « valeur ajoutée » à un accompagnement socio-éducatif à long terme, c’est bien qu’une relation stable et de confiance représente les prémices de toute évolution thérapeutique.

Comme le souligne Jean-Pierre Chartier, il est impératif de « s’impliquer dans une relation réelle avec [le·a jeune] » et d’« accepter de s’engager dans une relation avec tout ce que cela a de difficile » Le psychanalyste parle de « réanimation psychique » pour ces jeunes qui ne sont que dans « l’acte violent destructeur des biens d’autrui et d’eux-mêmes ». Pour l’éducateur·trice, cela n’a rien d’anodin : « On le fait à partir de notre propre vie en acceptant de s’exposer aussi et partageant des choses avec eux… » [8]. Pour Roland Coenen, ces cas particuliers pousseront toujours l’entourage éducatif à imaginer des solutions éducatives contribuant à « fabriquer un sens moral », même si celle-ci ne vont ni « dans le sens du respect de la règle » ni « dans le sens du rappel à la loi » : « si vous ne volez pas si vous ne tuez pas ce n’est pas en raison de la loi… c’est parce que vous avez développé des émotions sociales qui inhibent les comportements antisociaux…. Ces émotions étant développées grâce à l’affection et à la relation. Il faut faire l’expérience d’un lien positif qui vous développe. Un lien positif développemental… » [9]. On pourrait rajouter qu’avec les incasables, ce type de lien ne se construit pas rapidement et demeure toujours fragile.

Un suivi bien investi

Beaucoup brandiront le coût de ces accompagnements pour les contester. Ils sont souvent vu à tort comme des « doubles mandats ». Les plus cyniques diront même qu’il est préférable de « jeter ces jeunes aux oubliettes » en prenant soin d’égarer la clé.

Ce serait bien vite omettre que la maltraitance infantile représente un terreau dans lequel s’enracinent les drames sociaux de demain. L’actualité tragique des dernières années en est un douloureux rappel : les trajectoires de vie des frères Kouachi, auteurs des attentats contre Charlie Hebdo, ou du terroriste norvégien Anders Breivik ont toutes commencé par des maltraitances infantiles importantes. A un autre niveau, « l’affaire Carlos » [10] est l’un des plus tristes exemples suisses pour démontrer que le montant de ces accompagnements socio-éducatifs est un argument fallacieux et un très mauvais calcul au vu de ce que coûte aujourd’hui l’incarcération de cet homme.

Ces « incasables » sont aussi les citoyen·ne·s de demain. Il est donc essentiel de construire des suivis thérapeutico-éducatifs en milieu ouverte pour favoriser leur résilience, les aider à trouver un nouvel équilibre et une stabilité dans leur vie. Et qui sait, peut-être feront ils et elles partie de ceux et celles qui s’engageront pour résoudre les immenses défis sociaux qui attendent les prochaines générations, en faisant bouger les lignes conservatrices. Car s’il est une chose dans laquelle elles et ils demeureront de grand·e·s expert·e·s, c’est bien la remise en question les normes.

[1] Une version longue de cet article est disponible sur demande à l’auteur.

[2] Chartier, Jean-Pierre. L’Adolescent incasable : bourreau ou martyr ? Ed. Hommes et perspectives, 1991, p.14.

[3] « Zoom sur le syndrome de stress post traumatique complexe », CQFD, RTS La Première, 5 juin 2019

[4] Cagnoni, Federica, et Roberta Milanese. Surmonter les expériences traumatiques avec la thérapie stratégique : changer le passer. Ed. Satas, 2017.

[5] Je reprendrai ce que Hubert Flavigny, psychiatre de l’enfance, avait écrit en 1989, dans L’Adolescent incasable : bourreau ou martyr ? Ed. Hommes et perspectives, p.152 : « Toute institution est, par essence, messagère de la loi. Par le rappel des règles qu’elle impose, elle joue un rôle essentiel dans la prise de conscience de la réalité. Elle est, par contre, mal placée pour répondre aux exigences de ceux qui, tout en percevant correctement la réalité, ne peuvent s’y soumettre, exprimant leur dépendance à travers la recherche inépuisable de l’autre et des comportements agis répétitifs qui les rendent insupportables. On saisit là la limite de l’action institutionnelle près de jeunes ayant connu déjà de nombreux échecs et rejets, car pour ne pas se renier, elle doit défendre ses règles. Ces sujets sont ainsi tour à tour chassés, des ruptures graves surviennent qui produisent ce jeu de passe de rugby entre institutions, amenant des prises en charge successives incohérentes : si rechute, c’est la porte. Si déviance, c’est l’exclusion, sans qu’il soit possible de faire émerger un sens à ces conduites. Les brisures relationnelles répétées viennent renforcer l’impression de carence affective qu’ils éprouvent inconsciemment depuis l’enfance. Mais contrairement à ce qui est dit trop souvent, ces parcours cassés de façon multiple ne témoignent pas nécessairement d’une défaillance institutionnelle, car ils sont liés à la nature même de l’institution ».

[6] Chartier, Jean-Pierre et Laetitia. Délinquants et psychanalystes : Les chevaliers de Thanatos. Ed. Hommes et groupes, 2016, p. 167.

[7] Nardone, Giorgio, et Paul Watzlawick. L’art du changement : Thérapie stratégique et hypnothérapie sans transe. Ed. L’esprit du temps. 2003, p. 21.

[8] Jean-Pierre Charrier, « Les rencontres passerelles de RMS »

[9] Coenen, Roland. Eduquer sans punir. Ed. Érés, 2017.

[10] « Le détenu le plus coûteux de Suisse défie encore la justice », Tribune de Genève, 30 octobre 2019

Commentaires
 
kathia bornand le 02.06.2021

Bonjour,

Je vous remercie pour la publication de cet article très intéressant qui propose une piste vers laquelle j'abonde complètement. Je suis intervenante sociale et je travaille en milieu psy. L'importance de la continuité est un élément central dans ce que nous souhaitons pour beaucoup de ces jeunes et il est parfois difficile, voire impossible, de mettre en place de tels dispositifs faute de moyens ou à cause des limites imposées par les mandats. Parfois, il est juste impossible de se mettre d'accord sur l'importance de cette continuité. C'est particulièrement parlant dans le contexte actuel où les services de « protection des mineurs » sont débordés et qui, même s'ils voulaient s'approcher de telles prises en charge, n'en auraient probablement pas les moyens. Cela pose toute la question d'une approche "préventive" plutôt qu'en réaction.

Je serais très intéressée à avoir l'article complet, comme proposé en début de publication. Quelles est la marche à suivre pour se mettre en contact avec l'auteur? Meilleurs messages,

Kathia Bornand, Chavannes-près-Renens

Céline Rochat, REISO le 02.06.2021

Chère Madame,

Nous vous remercions pour le partage de votre expérience et espérons que cet article, ainsi que d'autres témoignages, pourront contribuer à la réflexion et à l'évolution de la prise en charge de ces jeunes. Nous vous transmettons par ailleurs les coordonnées de l'auteur en message privé.

Cordialement,

Céline Rochat, rédactrice en chef

Qendresa Latifi le 04.06.2021

Merci et bravo pour cet article !

Qendresa Latifi, Moutier

ctavazzi le 09.06.2021

Bonjour,

Article très intéressant et bien écrit. Je travaille sur le canton de Vaud, et vos propositions sont exactement ce que nous faisons. Cela s'appelle le Diop. Je reste disponible si vous souhaitez échanger.

Clyves Tavazzi

Ingrid Boccon-Gibod le 14.06.2021

Un grand merci pour cet article riche et passionnant: serait-il possible d’avoir accès à la version longue ? Bien cordialement,

Ingrid Boccon-Gibod, Paris

Léo Cramatte le 15.03.2024

Bonjour,

Je vous remercie pour cet article passionnant. Je suis un étudiant de la Haute Ecole de Travail Social à Fribourg. La thématique que vous développez m'intéresse particulièrement. Serait-il possible d'avoir la version complète de cet article ? Je souhaiterai également avoir un contact avec l'auteur de cet article, Monsieur Philippe Bornand si cela est possible. Je vous remercie d'avance pour votre aide.

Léo Cramatte

Note de la rédaction : Merci pour votre commentaire et votre intérêt. Votre demande a été transmise à l'auteur de l'article.

Léo Cramatte le 15.03.2024

Bonjour,

Je vous remercie pour cet article passionnant. Je suis un étudiant de la Haute Ecole de Travail Social à Fribourg. La thématique que vous développez m'intéresse particulièrement. Serait-il possible d'avoir la version complète de cet article ? Je souhaiterai également avoir un contact avec l'auteur de cet article, Monsieur Philippe Bornand si cela est possible. Je vous remercie d'avance pour votre aide.

Leo Cramatte,
Neuchâtel

Réponse de REISO:

Bonjour à vous, nous vous remercions pour votre intérêt et pour votre retour. Nous avons transmis votre demande à M. Bornand.

Meilleures salutations et beaucoup de plaisir à la lecture de REISO.

Céline Rochat, rédactrice en chef

Comment citer cet article ?

Philippe Bornand, « Suivis en milieu ouvert pour profils «incasables» », REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 27 mai 2021, https://www.reiso.org/document/7462

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