Regards croisés sur le surendettement en Suisse
Des chercheur∙se·s, juristes et intervenant∙e·s sociaux·les interrogent l’endettement comme un « risque social ». Dans un ouvrage collectif, elles et ils dessinent des pistes de réflexion, politiques et sociales, pour l’avenir.
Par Caroline Henchoz* **, Tristan Coste* et Fabrice Plomb**, *Haute école de travail social, HES-SO Valais-Wallis, Sierre, **Université de Fribourg
Depuis plusieurs années, l’augmentation de l’endettement des individus et des ménages est devenue source d’inquiétude, en Suisse comme ailleurs. Alors que la plupart de nos voisins proposent des solutions juridiques pour sortir du surendettement, il n’en est rien dans notre pays. Lorsqu’un endettement débouche sur des poursuites et des actes de défaut de biens, la situation devient inextricable.
Dans un livre collectif récemment paru [1], des chercheur∙e·s, des juristes et des intervenant∙e·s sociaux·les de toute la Suisse partagent leurs connaissances et leurs expériences sur cette thématique si particulière. Comme le relève Franz Schultheis dans la préface, les différentes contributions de cet ouvrage battent en brèche la vision encore trop répandue de l’endettement et du surendettement comme étant une question morale, le stigmate d’une irresponsabilité et d’une faute éthique personnelles. Au contraire, elles démontrent que c’est un risque social qu’il est urgent de traiter tant socialement que politiquement.
Selon la Commission européenne (2008), un ménage est surendetté lorsque les ressources existantes et attendues sont insuffisantes pour répondre à ses engagements financiers sans diminution de ses standards de vie. Comme le relèvent Caroline Henchoz, Tristan Coste et Fabrice Plomb dans l’introduction, cette définition a l’inconvénient d’ignorer les ménages qui se privent de soins et de nourriture pour honorer leurs factures. Elle ferme aussi les yeux sur ceux qui s’endettent de plus en plus pour maintenir, pendant un certain temps au moins, leurs standards de vie.
L’autrice et les auteurs suggèrent ainsi de distinguer l’endettement, qui n’induit pas forcément de conséquences négatives pour les ménages et les individus, de l’endettement problématique. Ce dernier implique une baisse du niveau de vie mais ne conduit pas forcément à l’insolvabilité des débiteurs. Enfin, le surendettement renvoie au fait de perdre la maîtrise de ses dettes, sans possibilité claire d’action ou de perspective de sortie.
Attention aux arriérés de paiement
Si les enquêtes menées par l’Office fédéral de la statistique (OFS) montrent qu’en Suisse 40% de la population vit dans un ménage comptant au moins une dette, il est encore difficile de mesurer le surendettement.
Se fondant sur des données de l’OFS et du Panel suisse de ménages, l’analyse de Friederike Eberlein, ainsi que celle de Boris Wernli, Caroline Henchoz et Tristan Coste relèvent que les arriérés de paiement (notamment en matière d’impôt et d’assurance-maladie) sont les types de dettes les plus problématiques. Elles touchent, en effet, les personnes les plus précaires financièrement et ont des conséquences bien plus négatives sur le bien-être personnel que les emprunts ou les crédits. Cette situation est préoccupante car disposer d’une marge de manœuvre financière et se sentir bien sont des éléments essentiels pour parvenir à faire face à ses dettes et à les maîtriser.
A qui la faute ?
Un des intérêts de cet ouvrage est de dépasser l’explication purement individuelle, qui se limite souvent à relever les déficits de la personne surendettée en matière de ressources économiques ou de compétences financières. Comme le soulignent les contributions de Martin Abele et Claudia Odermatt sur l’assurance-maladie obligatoire et de Katharina Blessing et Nina Pfirter sur les crédits à la consommation, malgré des mesures de protection des consommateurs et consommatrices, différents processus favorisent l’entrée dans le surendettement et réduisent la capacité à pouvoir gérer ses dettes.
Plusieurs de ces processus sont liés à l’absence de législation. Par exemple, les caisses-maladie peuvent exiger des jeunes adultes le règlement des arriérés de primes que leurs parents n’avaient pas payées quand ils ou elles étaient mineur·e·s. D’autres règlements, au contraire, contribuent à renforcer les difficultés économiques des personnes endettées comme le fait de ne pas pouvoir opter pour une caisse-maladie meilleure marché en cas de primes ou de participations aux coûts impayées.
Dans un autre registre, la loi fédérale sur le crédit à la consommation exige le contrôle obligatoire de solvabilité avant d’octroyer un crédit. Dans la pratique, cependant, des frais sont sous-évalués, voire pas intégrés, dans le calcul. De plus, certains crédits (les prêts supérieurs à 80'000 francs) ou encore le cumul de petits crédits, par exemple rattachés aux cartes clients de grands magasins, sont exclus de cette loi.
La quadrature du cercle
Virginie Galdemar et Sara Kidane mettent en évidence la diversité des réactions face à un endettement problématique. Certain·e·s vont être dans le déni et cacher autant que possible leur situation. D’autres vont s’isoler, voire s’immobiliser, incapables de réagir face à ce qui leur paraît insurmontable.
Il arrive néanmoins toujours un moment où la plupart des personnes endettées cherchent des solutions. Or, comme le précisent Isabelle Baume et Coralie Personeni, elles doivent affronter des mécanismes administratifs qui peuvent renforcer leurs difficultés. Il faut faire face à la honte éprouvée et aux regards désaprobateurs. Mais il s’agit aussi de décoder un langage administratif parfois peu clair et de se confronter à des procédures pas toujours prévues pour résoudre des situations urgentes et sortant de l’ordinaire.
Pour celles et ceux qui ne trouvent pas de solution, la mise en réquisition de poursuite marque souvent le début d’un long processus de surendettement. Dans son analyse de la procédure de poursuite pour dettes contre un particulier, Jean-Jacques Duc montre que, dans les faits, il y a imprescribilité des dettes en Suisse. La poursuite, la saisie et les mesures pour se désendetter, comme la procédure concordataire ou le règlement amiable, se révèlent inefficaces pour permettre une sortie durable du surendettement.
Il est d’autant plus difficile de s’en sortir qu’en Suisse, comme le relève Rausan Noori, la responsabilité de l’application du droit est laissée aux consommateurs et consommatrices. Or ces dernier·e·s disposent de peu de marge de manœuvre. L’absence de jurisprudence au niveau fédéral ou l’obligation d’avancer les frais de justice contribuent à leur isolement face aux créancier·e·s. Il en va de même pour le manque de pratique judiciaire des professionnel·le·s du droit qui n’ont pas un réel intérêt économique à défendre les débiteurs et débitrices. Et une fois le salaire saisi, le cycle du surendettement s’enchaîne inexorablement. Les impôts courants n’étant pas intégrés dans le calcul du minimum vital, les personnes surendettées continuent de s’endetter, quand bien même une partie importante de leurs revenus servirait à rembourser leurs créanciers.
Vivre avec des dettes
Dans leur contribution, Mélanie Dieguez et Sebastian Dieguez mettent en évidence qu’une situation de surendettement implique une « taxe mentale » non négligeable. Constamment sous pression, préoccupées par la gestion du quotidien et la recherche de solution, les personnes surendettés subissent le poids permanent du dénuement et des difficultés économiques. La notion de « vision en tunnel » rend compte de leur focalisation et de l’investissement de l’ensemble de leurs ressources cognitives vers un objectif lointain, qui obscurcit toutes les autres facettes de la vie.
S’en sortir ?
Dans un contexte aussi complexe et difficile, chercher de l’aide auprès de professionnel∙le·s du désendettement et de la gestion de dette s’avère essentiel. Pour entrer dans une procédure de désendettement, il est nécessaire de remplir certaines conditions de revenu et de stabilité de situation professionnelle et familiale, ce qui n’est pas toujours le cas. Toutefois, il existe aussi de l’aide pour stabiliser un endettement et éviter qu’il ne s’accroisse.
Dans sa contribution, Sébastien Mercier dresse les règles de l’art en matière de désendettement et met en garde contre les institutions à but lucratif qui ne les respectent pas. Sophie Rodari et Laurence Bachmann reviennent, quant à elles, sur les techniques mises en place par les assistant∙e·s sociaux·les pour soutenir les bénéficiaires dans leur démarche. Elles relèvent le rôle central du budget comme outil pédagogique. Son utilité est toutefois nuancée lorsqu’il ne tient pas suffisamment compte des fluctuations de revenus et de situations, ou encore lorsqu’il se veut le reflet du rapport à l’argent des assistant∙e·s sociaux·les plutôt que des bénéficiaires.
Dans le même sens, Rebecca Rai analyse un outil d’intervention spécifique, l’entretien motivationnel. Celui-ci ne questionne pas la (bonne) volonté des personnes à se désendetter, mais prend en compte les motivations des usager∙e·s à venir consulter et à entamer les démarches nécessaires.
Vers un nouveau départ ?
Dans un contexte néolibéral où, comme le rappellent respectivement Aurora Gallino et Aldo Haessler, l’économie fonctionne grâce à l’endettement privé, où l’argent colonise nos pensées et l’ensemble de nos relations, la prévention, l’information et la législation sont des atouts essentiels pour maîtriser le surendettement. S’inspirer de la législation des pays voisins pour offrir la possibilité d’un nouveau départ (l’annulation de la dette), comme en rend compte la contribution de Gary Carrel, est une piste qui est en cours de discussion au niveau fédéral.
Diverses expériences pilotes, comme le prélèvement des impôts à la source dans le canton de Bâle-Ville décrit par Agnes Wuersch ou le repérage précoce du surendettement par le biais de demandes d’avance de salaire auprès des employeur·se·s présenté par Aurianne Stroude, sont autant de pistes d’action explorées dans le cadre de cet ouvrage et à implanter plus largement.
[1] Henchoz C., Coste T., Plomb F. (dir.), 2021, Endettement et surendettement en Suisse : Regards croisés/ Verschuldung und Überschuldung in der Schweiz: Interdisziplinäre Blickwinkel Verschuldung und Überschuldung in der Schweiz: Interdisziplinäre Blickwinkel (bilingue), Paris : L’Harmattan, coll. Questions sociologiques
Lire également:
- Barbara Lucas et Catherine Ludwig, «Non-recours aux aides sociales et santé perçue», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 11 novembre 2019
- Caroline Henchoz, «Ils se séparent: qui s’endette?», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 2 juillet 2018
- Sophie Rodari et Laurence Bachmann, «Contre le surendettement : un art de dentelière», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 13 juillet 2017
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Caroline Henchoz, Tristan Coste et Fabrice Plomb, « Regards croisés sur le surendettement en Suisse », REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 14 juin 2021, https://www.reiso.org/document/7557