Formation: travail social et entrepreneuriat social
L’entrepreneuriat social reste majoritairement enseigné, en Suisse romande, dans des cursus postgrades, lors de formations innovantes et concrètes. Cependant, des cursus de base, interdisciplinaires, se mettent peu à peu en place.
Par Emmanuel Fridez et Benoît Renevey, professeurs, Haute école de travail social (HES-SO), Fribourg [1]
La plupart des définitions de l’entrepreneuriat social s’accordent sur une idée centrale : il s’agit de produire des activités commerciales afin de participer à la résolution de problèmes sociaux [2]. Le but n’est pas de réaliser des profits pour rémunérer ses propriétaires [3]. En ce sens, l’entrepreneuriat social (ES) est une manière parmi d’autres de travailler le social, c’est-à-dire d’opérer un ensemble d’activités visant à « promouvoir le changement social, la résolution des problèmes liés aux relations humaines, la capacité et la libération des personnes afin d’améliorer le bien-être général » (Dauphin, 2009 : 8).
Depuis quelques années, les entreprises sociales prennent de plus en plus d’importance dans la mise en œuvre de politiques sociales. C’est le cas notamment dans le domaine des politiques d’insertion socioprofessionnelles ou celles du handicap (Crivelli et al., 2012), des domaines dans lesquels les travailleur·euse·s sociaux·les sont particulièrement présent·e·s.
Complémentarité entre travail social et économie
Dans une étude récente, l’OCDE et l’Union européenne ont indiqué que « les entreprises sociales ne peuvent déployer leur potentiel que dans un environnement favorable » [4] (2017 : 3). Un tel cadre comprend, entre autres, des éléments de législation encourageant la création d’entreprises sociales et, surtout, des dispositifs d’assimilation de compétences en entrepreneuriat social. Plus précisément, ces aptitudes doivent être acquises par le biais des systèmes de formation, dès le secondaire [5], puis au niveau tertiaire, dans l’idée de stimuler l’émergence de « nouvelles solutions pour des défis sociétaux irrésolus » 3 (ibid. : 19).
Cependant, quatre caractéristiques du monde de l’entrepreneuriat social rendent cet idéal plutôt difficile à atteindre, du moins pour le moment. Tout d’abord, selon Dubruc et Vialette, la grande majorité des entrepreneur·se·s sociaux·les sont des « entrepreneurs de deuxième vie professionnelle » (2016 : 144), sans avoir même été, auparavant, ni entrepreneur·se, ni travailleur·euse social·e.
Le deuxième point est le fait que la plupart des formations à l’ES sont proposées en postgrade. Cela cadre bien avec les besoins d’instruction des personnes mentionnées plus haut, mais ne relève pas d’une offre de base. Ces programmes de formation continue se concentrent davantage sur des questions spécifiques, comme l’économie sociale et solidaire dispensée à la HEG-Genève ou encore le leadership proposé par la HEG-Fribourg.
Enfin, la tendance actuelle, en termes de connaissances de base, est de séparer « l’économique » du « social ». Les cours proposés actuellement en Suisse romande sont peu portés par les sciences sociales [6]. Toutefois, comme ils sont relativement récents, ils comportent un potentiel d’évolution.
Cette situation ne s’avère pas figée. Des offres de formation se font jour et s’intègrent dans des cursus de base (bachelors et/ou masters). Elles s’appuient sur la complémentarité entre travail social et économie, et s’ouvrent même à des collaborations internationales afin d’adopter une perspective plus large sur le monde de l’économie sociale.
Un bagage à acquérir en bachelor
Depuis 2016, des Hautes écoles de travail social [7] s’attachent à développer une offre de formation à l’entrepreneuriat social ancrée dans le cursus de bachelor. Celle-ci inocule non seulement du langage économique dans le champ du travail social, mais capitalise aussi sur les compétences spécifiques des travailleur·euse·s sociaux·les.
Ce bagage soutient également l’essor de modèles d’affaires de type Business Plan Social. Celui-ci se base sur un business plan classique avec la particularité de maximiser l’impact social de l’action [8]. Il favorise ainsi, auprès des étudiant·e·s, le développement d’une lecture de l’entrepreneuriat social spécifique à leur champ d’action. De plus, il répond à un besoin de formation dans la mise en place de projets et dans la création de structures organisationnelles pour lesquels les étudiant·e·s sont de plus en plus sollicité·e·s sur le terrain, notamment avec la nouvelle gestion publique [9].
L’offre de formation se déploie graduellement [10],[11]. Dans un premier temps, les étudiant·e·s conceptualisent une entreprise sociale en réponse à un problème ou à un besoin social identifié et actuel [12]. Cette conceptualisation aborde de manière plausible l’ensemble des multiples éléments qui composent un Business Plan Social, tout en étant proche des terrains et de leurs besoins. Ainsi, l’étudiant·e est initié·e à cette posture d’entrepreneur·euse social·e. Il ou elle s’approprie le mécanisme de conception d’une entreprise sociale, ses enjeux et ses finalités et dispose de clés de compréhension pour appréhender les systèmes social, politique et économique suisses. Cette proximité avec les terrains, la connaissance des réalités sociales, des prestations et des publics-cibles permet de saisir ces compétences singulières et de donner ainsi des éclairages particuliers à l’entrepreneuriat social.
En fin de parcours de bachelor, les étudiant·e·s qui le souhaitent conçoivent concrètement une entreprise sociale dans le cadre d’un module libre. Ils et elles se confrontent ainsi davantage encore à cette posture d’entrepreneur·se, en approfondissant le Business Plan Social et en s’exposant aux réalités de terrain. Prendre contact avec des partenaires, soumettre une demande de subvention, décrocher des dons ou du sponsoring, construire des outils de communication ou encore croiser les regards entre différents contextes et réalités liés à l’ES [13] sont autant d’éléments abordés.
S’adapter à l’évolution des politiques sociales
In fine, il est à souligner que la formation en entrepreneuriat social ne se termine pas à l’issue du cursus de base. Des relais garantissent un suivi de ces nouveaux et nouvelles entrepreur·se·s, en collaboration avec des structures spécialisées dans le soutien à l’ES.
Ces développements, en pleine effervescence, s’inscrivent dans le sens des recommandations de l’OCDE et de l’UE. En effet, il s’agit de se donner les moyens d’élaborer un apport de connaissances solide et adaptée aux réalités de l’évolution des politiques sociales, tout en s’insérant dans un partenariat avec des acteurs et actrices aux visions complémentaires. Ainsi, si la question de la place de l’entrepreneuriat social dans l’avenir de la formation en travail social a déjà reçu des éléments de réponse, elle demeure d’actualité.
Bibliographie
- Crivelli, L. et al. (2012). Das Modell der Sozialfirma made in Switzerland. Resultate einer landesweit durchgeführten explorativen Studie. Lugano: DSAS-SUPSI.
- Dauphin, S. (2009). Le travail social : de quoi parle-t-on ?. Informations sociales, 2(2), 8-10.
- Dubruc, N. & Vialette, L. (2016). Les entrepreneurs de l’ESS qui font le choix d’une formation. Revue de l’Entrepreneuriat, 3(3-4), 143-162.
- Gonin, M. & Gachet, N. (2015) “Social Enterprise in Switzerland: An Overview of Existing Streams, Practices, and Institutional Structures”, ICSEM Working Papers, No. 03, Liege: The International Comparative Social Enterprise Models (ICSEM) Project.
- OECD/Europäische Union (2017), Förderung der Entwicklung von Sozialunternehmen: Kompendium Guter Praxis, OECD Publishing.
- Sibieude, T, & Trellu-Kane, M. (2011). L’entreprise sociale (aussi) a besoin d’un business plan. Paris, France : Édition Rue de l’échiquier.
- Social Business Models (2021). Sustainable business models.
[1] Cet article a été rédigé à contribution égale
[2] Voir par exemple le papier de Defourny, J. et Nyssens, M. (2017), non publié, intitulé « La diversité des modèles d’entreprise sociale : nouvelles dynamiques au cœur et aux confins de l’économie sociale ». Site web consulté le 17 septembre 2021.
[3] Les profits générés par l’activité commerciale sont au contraire investis pour, par exemple, aider des populations « défavorisées », ou encore améliorer des conditions environnementales dégradées.
[4] Traduction de l’allemand par les auteurs.
[5] En Suisse, seules quelques écoles privées proposent des ateliers extrascolaires pour motiver l’esprit d’entrepreneuriat. Par exemple, l’école Moser, l’Institut international de Lancy et le Collège du Léman à Versoix organisent des ateliers sur l’entrepreneuriat, mais pas encore sur l’ES. Dans d’autres pays, il y a déjà une sensibilisation à l’ES avant le niveau tertiaire.
[6] La plupart des formations en ES émanent notamment de domaines techniques et du management. En 2017, l’EPFL a créé le Yunus Social Business center, du nom du prix Nobel de la paix, ainsi que l’initiative Social Impact pour promouvoir l’ES dans la résolution de problèmes sociaux. En Suisse romande, des Hautes Écoles de Gestion, comme la HEG de Genève et la HEG de Fribourg, ont élaboré des formations CAS (Certificate of Advanced Studies) en entrepreneuriat social.
[7] à l’exemple de la HETS-FR (Fribourg) et la HETS-VS (Valais).
[8] Le Business Plan Social est élaboré à partir d’une idée permettant de définir la stratégie et les moyens à mettre en œuvre pour passer d’une idée à la réalisation d’un projet, en mettant en avant la plus-value sociale qui le singularise. Il est un outil utile pour convaincre les partenaires potentiels de la pertinence, de la faisabilité opérationnelle et de la viabilité économique du projet (Sibieude & Trellu-Kane, 2011 ; Social Business Model, 2021).
[9] Externalisation des mandats de prestations par l’État.
[10] Durant les trois années de bachelor, les étudiant·e·s peuvent également bénéficier d’un programme de soutien sur mesure, le Student Venture Program, allant de l’élaboration d’une idée à la mise en œuvre pratique d’une entreprise sociale. Ce programme interdisciplinaire réunit notamment les quatre HES du canton de Fribourg et leur permet de bénéficier d’apports spécifiques de chacune des Hautes écoles au regard du développement et des besoins particuliers de leur projet d’entreprise. Ce programme s’effectue en parallèle de la formation de base, hors crédit ECTS.
[11] Actuellement, la Haute école de travail social et celle de gestion sont en cours de réflexion sur les possibles collaborations inter-écoles. Des pistes inter-cours sont envisagées.
[12] Ce processus de sensibilisation est traité actuellement en première année dans un module qui s’intitule « les organisations ».
[13] Une semaine internationale d’échanges est organisée chaque année depuis trois ans, afin de croiser les regards sur l’entreprenariat social avec d’autres universités. Actuellement, la HETS-FR conduit un partenariat avec l’université de UCLA en Californie et celle d’ITMO à St-Petersburg. Il implique également les autres écoles du domaine travail social de la HES-SO. Ces échanges internationaux mettent en perspective les spécificités et les nuances que chaque pays apporte à la compréhension et la mise en œuvre de l’ES. Ainsi, les étudiant·e·s bénéficient d’autres manières d’envisager l’ES, bonifient et complètent leur Business Plan Social sur la base de regards croisés.
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Emmanuel Fridez et Benoît Renevey, «Formation: travail social et entrepreneuriat social», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 23 septembre 2021,https://www.reiso.org/document/7972