Accompagner le désendettement impossible
Lorsque les possibilités de rembourser des découverts s’avèrent inexistantes ou presque, le suivi social doit maintenir le lien sans encombrer le système. Cette mission, parfois périlleuse, repose sur quatre piliers principaux.
Par Kevin Vesin, Master en sciences sociales, Université de Fribourg
Thématique d’actualité des sociétés d’hyperconsommation, le surendettement des ménages se voit généralement abordé sous l’angle des processus qui mènent à une telle situation, ainsi que sur les conséquences qui pèsent sur les individus qui y sont confrontés. Relativement peu de contributions traitent de la manière dont les travailleuses sociales et les travailleurs sociaux accompagnent les personnes qui se rendent dans des services sociaux spécialisés en désendettement.
L’étude présentée dans cet article [1] vise à comprendre comment se construit l’accompagnement dans les situations caractérisées par une impossibilité momentanée ou durable de désendettement. Loin d’être anecdotiques, ces situations mettent les professionnel·le·s face à un ensemble de paradoxes. Il s’agit de maintenir le lien dans un suivi constitué de « pauses ». Ensuite, il y a lieu de rester crédible en l’absence de possibilités réelles de désendettement. Enfin, il faut parvenir à faire tenir l’engagement des usager·e·s dans un suivi à distance et à l’épreuve du temps.
Mobilisant la grounded theory [2], cette recherche s’est construite à partir de neuf entretiens semi-directifs. Ils ont été menés avec des assistantes sociales et assistants sociaux (AS) travaillant dans des services sociaux spécialisés en désendettement dans les cantons de Vaud, Fribourg et Genève. Les analyses poursuivaient deux objectifs : comprendre, d’abord, comment les professionnel·le·s s’y prennent pour aider les usager·e·s à tenir face aux conséquences du surendettement, notamment lorsque les perspectives de sorties sont incertaines. Il s’agissait ensuite de saisir comment se construit l’accompagnement dans un contexte d’indétermination des fins au double sens du but et de la durée.
Un contexte de « libre adhésion »
Pour comprendre la spécificité de ces suivis, il est indispensable de revenir sur le contexte d’action dans lequel les professionnel·le·s agissent. Ce dernier peut être qualifié de « libre-adhésion », c’est-à-dire que les usager·e·s peuvent quitter le dispositif à tout moment.
À y regarder de plus près, la notion d’affiliation dans le dispositif étudié relève de deux dynamiques contraires. D’un côté, parvenir à faire adhérer les individus permet d’accroître la potentialité à pouvoir entreprendre un désendettement futur, aussi incertain soit-il : « Ce n’est pas maintenant [qu’un assainissement sera possible], mais ça ne veut pas dire jamais », souligne une enquêtée. En outre, leur entente est indispensable à légitimer le dispositif mis en place auprès des bailleurs de fonds.
D’un autre côté, l’adhésion peut s’avérer « encombrante ». En effet, un nombre trop conséquent d’individus « non-désendettables » peut potentiellement bloquer l’accès à des nouveaux et nouvelles venues. À ce sujet, les personnes qui ne peuvent momentanément ou durablement se désendetter constituent une majorité des situations d’après les professionnel·le·s. Malgré l’absence de statistiques, les assistantes sociales et les assistants sociaux estiment toutefois que cette part se situe entre deux tiers (66%) et quatre cinquièmes (80%) de l’ensemble des suivis.
Face au dilemme que représentent ces deux faces de l’adhésion, cette recherche a mis en évidence certaines stratégies mobilisées par les professionnel·le·s. L’une consiste à faire preuve de disponibilité différée. Selon cette idée, il s’agit, pour Kerralie Oeuvray [3], de conserver le lien à un rythme ralenti, par exemple en espaçant les entretiens, mais aussi de rester ensemble de façon informelle au travers de questions ponctuelles posées par courriel ou par téléphone.
Accroître les potentialités de désendettement
Selon les résultats de cette étude, lorsque la réduction des découverts n’est pas à l’ordre du jour, l’accompagnement vise avant tout à contenir la situation et à entretenir les potentialités de désendettement. Dans cette optique, l’action des professionnel·le·s s’appuie schématiquement sur quatre piliers.
1. Aménager le quotidien
Le premier s’attache à (a)ménager le quotidien des usager·e·s. L’action des AS est alors orientée vers un travail de déculpabilisation, mais aussi « d’acceptation » de l’impossibilité momentanée de se désendetter. Pour ce faire, les professionnel·le·s cherchent par l’établissement du budget et de l’état des dettes à objectiver les raisons pour lesquelles il n’est pas possible d’entamer un processus de réduction des montants dûs.
Dans cette phase, il s’agit d’éviter que l’usager·e privilégie le paiement de dettes plutôt que de factures courantes, ce qui pourrait péjorer les circonstances. Si cette action semble anodine, elle participe néanmoins à stabiliser la situation. En agissant à éviter un accroissement exponentiel du montant à découvert, la logique d’action mobilisée par les travailleurs et travailleuses sociales cherche à accroître les potentialités de désendettement des usager·e·s.
2. Développer les capacités d’actions
Les professionnel·le·s opèrent ensuite un travail orienté vers le développement des capacités d’actions. Car l’accompagnement, même lorsqu’il est marqué d’un certain flou sur sa durée et sa destination, ne signifie pas l’absence de tout mouvement et ne se restreint pas à une « gestion de l’attente » [4]. Ainsi, les propos des AS interrogé·e·s ont donné à voir un travail à visée capacitaire, dans lequel il s’agit « d’organiser l’expérience de situations impossibles et développer les capacités d’action d’individus confrontés à des situations durablement problématiques » [5]. Dans cette optique et à défaut de parvenir à désendetter, il s’agit, selon une professionnelle, de proposer un espace « où la personne peut se poser des questions et qu’on puisse accompagner ce processus de changement ».
3. Soutenir l’autonomisation et la responsabilisation
Les assistantes sociales et les assistants sociaux procèdent également à un travail de soutien à l’autonomisation et à la responsabilisation des usager·e·s. Si ces deux notions peuvent être sujettes à critiques, il a été observé que les professionnel·le·s se retrouvent à devoir arbitrer entre les exigences d’autonomisation des bénéficiaires et éviter que la situation n’empire. Autrement dit, les AS veillent à ne pas boucher le dispositif, tout en prenant garde à ne pas saper les potentialités d’un désendettement futur.
Si l’autonomie est régulièrement envisagée selon son acception première par les professionnel·le·s, c’est-à-dire se passer du dispositif envisagé comme provisoire, les propos recueillis donnent également à voir une forme différente d’autonomie : « l’autonomisation-capacitation » [6]. Selon cette idée, faire les choses, y compris en étant aidé, est vu comme une manière de s’autonomiser.
Concernant les dynamiques de responsabilisation, nous avons pu observer que dans un contexte de libre-adhésion, les professionnel·le·s recouraient moins à l’usage de la contrainte qu’à celui du « pacte ». Selon Frédérique Giuliani [7], le pacte implique de construire des normes situées et révisables. Suivant cette thèse, en dépit de l’incertitude des perspectives, tout objectif n’est pas pour autant absent. Toutefois, il sert à donner une impulsion plutôt qu’une destination à un suivi marqué par un fort degré de labilité. Entre impératif de gestion des flux et nécessité de sauvegarde de l’adhésion, les accompagnantes sont amené·e·s à soutenir l’expérience de responsabilisation sans pour autant l’exacerber.
4. Générer l’espoir
Ce quatrième et dernier pilier s’attache à l’action des travailleurs et travailleuses sociales. Il vise à générer de l’espoir dans un but de production de l’adhésion et d’accroissement des potentialités de désendettement. Les analyses ont permis de comprendre que les professionnel·le·s, lorsqu’il n’est pas possible de procéder à un désendettement, font un travail incessant de mise en évidence des perspectives. Pour reprendre une formule de Claude Giraud, les AS s’attèlent à « objectiver le futur en avenir [et] organiser, prévoir les chemins d’accès. » [8] Autrement dit, ils et elles mettent en œuvre des stratégies afin que les usager·e·s puissent dépasser « le simple stade de l’acceptation » de leur situation. Selon une assistante sociale interrogée, « tu maintiens justement cette ampoule allumée, le temps qu’il faut et peut-être que tout à coup tu te rapproches et que tu es là le jour où [un désendettement est possible]. »
Une dynamique paradoxale
Lorsque désendetter n’est momentanément pas possible, les professionnel·le·s et les usager·e·s sont face à une incertitude des perspectives et une indétermination de la durée de l’accompagnement. Difficilement visibles et quantifiables, les actions des travailleurs et travailleuses sociales pour faire face à ces difficultés s’inscrivent dans une dynamique paradoxale : produire de l’adhésion, nécessaire à l’accroissement des potentialités de désendettement, tout en évitant de bloquer l’accès au dispositif.
En contexte de forte incertitude, la variable « temps » apparaît essentielle dans la construction de piliers suffisamment robustes. Mais, au-delà de sa dimension physique, le temps est au cœur d’enjeux de pouvoirs et comprend ainsi une dimension sociale. Ainsi, si une heure demeure et demeurera toujours composée de soixante minutes, les pouvoirs publics disposent néanmoins de la possibilité de reconnaître la dimension temporelle centrale à ce type d’accompagnement. Ne pas le faire pourrait avoir des conséquences à bien des égards, en particulier sur les individus les moins à même de répondre aux injonctions de responsabilisation et d’autonomisation. Ces personnes seraient alors renvoyées à elles-mêmes, créant par effet de ricochet un dispositif triant « le bon grain de l’ivraie. »
[1] VESIN K., « De la production de l’adhésion : enjeux de l’accompagnement face à l’absence de possibilités de désendettement », Mémoire de master en travail social et politiques sociales, Université de Fribourg, sous la direction de Marc-Henry Soulet, 2020, 111 pages.
[2] STRAUSS A. & CORBIN J., Les Fondements de la recherche qualitative. Techniques et procédures de développement de la théorie enracinée, Fribourg, Academic Press Fribourg, 2004, p. 26.
[3] OEUVRAY K., Rester dépendant des institutions médicosociales, Paris, Éditions L’Harmattan, 2009, p. 126.
[4] RAVON B., « Le temps présent de l’accompagnement social : une temporalité bien à soi » in CHÂTEL V.(éd.), Les Temps des politiques sociales, Fribourg, Academic Press Fribourg, p. 232.
[5] GIULIANI F., Accompagner. Le travail social face à la précarité durable, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2003, p. 142.
[6] VIDAL-NAQUET P., « Quels changement dans les politiques sociales aujourd’hui ? Le projet entre injonction et inconditionnalité » in la nouvelle revue de l’adaptation et de la scolarisation, n°47, 3/2009, pp. 61-76, cité par GARDELLA E., « Accompagner sans fin. Épreuves temporelles dans les hébergements sociaux de longue durée » in SociologieS [En ligne], Plenière 3, Les pratiques éducatives en urgence sociale., Au rythme de l’accompagnement. L’expérience éthique du travail de rue dans l’urgence sociale, mis en ligne le 01 octobre 2010, consulté le 11 octobre 2017.
[7] GIULIANI F., op. cit.
[8] GIRAUD C., De l’espoir. Sociologie d’une catégorie de l’action, Paris, Éditions L’Harmattan, 2007, p. 47.
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Kevin Vesin, «Accompagner le désendettement impossible», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 30 septembre 2021, https://www.reiso.org/document/8008