Et si l’art permettait une reconnexion au corps?
Dans le cadre de la Biennale des arts inclusifs de Genève, des personnes avec et sans handicap ont visité une installation artistique qui propose une immersion dans l’écoute sensible du vivant, au travers des cinq sens.
Par Michèle Hurlimann, médiatrice culturelle de Out Of The Box et spécialiste en santé sexuelle
Entre mai et octobre 2021, pour sa cinquième édition, Out Of The Box - Biennale des Arts inclusifs [1] de Genève a proposé des spectacles de danse, de théâtre, des performances, des expositions, des conférences, des colloques, des ateliers et même un défilé de mode.
La Biennale se caractérise par l’inclusion d’artistes avec un handicap dans sa programmation et ses évènements. L’inauguration du 14 mai a marqué la réouverture des lieux culturels à Genève. Se retrouver sans écran interposé après quatorze mois de privation a sans doute insufflé à ces rencontres une ambiance particulière et intense, riche en émotions, tant du côté des artistes que du public.
La vie culturelle est essentielle à l’humain, à son lien social tout autant qu’à sa psyché, surtout lorsque l’adversité ambiante (climatique) et pandémique rétrécit les perspectives et les opportunités.
L’art, quel qu’il soit, prend soin des âmes, parce qu’il les nourrit et les émerveille, parce qu’il inspire de la joie et de la beauté à notre monde intérieur. L’art a le pouvoir de plonger les spectateur·trice·s dans un état de disponibilité et de rêverie, qui s’approche de la méditation.
Peindre un tableau ou le regarder en s’y plongeant, composer un morceau de musique ou l’écouter les yeux fermés, invite à une sorte de concentration détendue, où les pensées sont libres de passer sans entrave, de se décanter. L’art est donc un moyen de retrouver le calme, de neutraliser le stress, tout en soignant le psychisme et en améliorant la santé. Selon la définition de l’OMS, « la santé est un état de complet bien-être physique, mental et social et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité. » [2]
Les lieux culturels sont des espaces de rencontres, qui tissent les liens sociaux. Des endroits où l’on peut vivre et se questionner ensemble au-delà des différences et des préjugés, où l’on peut changer le regard sur nous-mêmes, les autres, le monde.
Une exposition sur la perception du son
Né de la collaboration de l’artiste Julie Semoroz [3] et de l’équipe de Didier Grandjean, professeur en neuropsychologie des émotions et neurosciences affectives [4] « Douze Mille Vingt » se réfère à l’intéroception, à savoir la perception interne du son, champ scientifique largement méconnu. L’exposition agit sur la capacité à ressentir l’activité physiologique interne, à percevoir notamment la pulsation du sang dans les veines, le bruit des viscères, le souffle de la respiration, comme autant d’indicateurs des émotions et de l’état corporel.
Le groupe formé pour visiter cette installation a réuni neuf personnes avec et sans handicap. Il s’est donné rendez-vous dans l’entrée inférieure de la toute nouvelle Comédie de Genève pour découvrir la sculpture sonore et sensorielle « Douze Mille Vingt ». Elle a été nommée ainsi en projection d’un futur possible, en l’an 12020, où l’humanité ferait à nouveau corps avec son environnement, comme c’était le cas des peuples indigènes avant la colonisation.
En entrant, les visiteur·se·s ont découvert huit grandes planches de bois d’arolle, légèrement inclinées, disposées en étoiles, comme de grands lits accueillants, qui attendent les curieux·ses. Préparées avec soin par un charpentier valaisans, ce bois dégageait une odeur, qui aurait la vertu d’apaiser le rythme cardiaque.
Alors qu’un jeune homme trisomique s’est installé avec confiance dès son entrée sur l’un des « lits végétaux », le groupe, plus timide, a pris son temps pour apprivoiser ce qu’il découvrait. Le participant a fermé les yeux et s’est abandonné, un sourire aux lèvres, aux sons qui berçaient son corps. Le bois « chante ». En effet, chaque planche produit un son différent et vibre. L’effet conducteur de l’essence amplifie toutes les vibrations, qui caressent le corps des « dormeurs ».
Une jeune femme polyhandicapée, accompagnée par sa mère, a refusé de s’approcher du bois vibrant, s’en est éloignée et s’agitant. Elle semblait être intimidée par l’installation et mal à l’aise.
Un animateur de la fondation Cap Loisirs [5], qu’elle connaît bien, s’est approché d’elle. Il l’a invitée à marcher à une bonne distance de l’installation pour se familiariser avec la sculpture. Quand il l’a sentie plus calme, il l’a guidée près d’un banc où des transducteurs [6] étaient posés. Avec une infinie patience, il est parvenu à rapprocher un « stéthoscope » sonore de la participante, qui a alors accepté d’écouter, curieuse. Petit à petit, il a réussi à poser un transducteur sur le bras de la jeune femme. Elle s’est figée un bref instant, semblant écouter attentivement le stimuli vibrant de ce drôle de petit appareil. Elle a fini par le prendre en main et explorer en toute autonomie les possibles de la vibrante proposition, avant de quitter rapidement le lieu.
Les autres visiteur·euse·s se sont adonnés à ce petit jeu : ils ou elles ont posé le transducteur ici ou là. Quelles sensations cela procure ? Est-ce agréable, désagréable ? Et selon les parties du corps touchées, les vibrations sont-elles perçues plus ou moins fort ?
Au terme de la visite, les participant·e·s ont évoqué le bien-être ressenti et l’impression d’avoir fait un voyage : « Ça fait du bien de ralentir dans ce monde agité ! » ; « Ça fait du bien de décoller, on en a tellement besoin aujourd’hui car c’est difficile de voyager. On ne peut plus prendre l’avion. » ; « Je suis partie loin. Ça m’a beaucoup relaxé. » ; « J’étais dans un endroit en pleine nature, loin de tout. ». Certaines personnes se sont senties bercées, choyées, enveloppées par ce son atypique.
Reconnexion au corps
Des études scientifiques, menées autour de la perception de la douleur, démontrent que divers facteurs interviennent dans l’évaluation de celle-ci. La perception, subjective et personnelle, dépend des expériences antérieures de la personne, de sa santé. Elle est également liée à son appartenance culturelle, son âge et, même, son caractère.
Un corps souffrant, exposé quotidiennement à la douleur, peut développer une certaine résistance et « anesthésier » ses sensations kinesthésiques. Inversement, une personne aveugle va aiguiser ses autres sens et développer des compétences de perception, comme le sens des masses, qui permet de ressentir physiquement la présence ou l’approche d’un obstacle ou d’une personne [7].
Les sportif·ve·s, les danseur·euse·s, les comédien·ne·s développent un sens spatial dans la pratique quotidienne qu’exige leurs disciplines. Ces professionnel·le·s ont une conscience sensorielle de l’espace, qui leur permet de savoir exactement où se trouvent leurs partenaires, sans forcément les voir. Ils et elles évoluent en même temps dans un espace défini sans jamais se cogner et collaborent pour se mouvoir au diapason. L’entraînement quotidien leur permet de s’ancrer.
Les professionnel·le·s, qui accompagnent quotidiennement des personnes polyhandicapées, développent une habileté à percevoir des signes infiniment petits. Quand la parole manque, la communication se fait autrement. Dans le brouhaha quotidien des mots, la plupart des gens ont perdu la faculté de voir ou de percevoir la subtilité de certains gestes, un doigt qui se soulève à peine ou une ombre qui passe dans le regard.
Les personnes qui travaillent avec des hommes et des femmes polyhandicapé·e·s ont développé un savoir-faire, en observant et en cherchant à communiquer avec cette population atypique.
Vivre pour ressentir
Notre monde actuel valorise la réflexion, les explications intellectuelles, l’analyse mentale, l’argumentation, les informations scientifiques. Il n’y a pas de diplôme ou de doctorat pour les compétences sensorielles, trop subtiles et inclassables pour être évaluées tangiblement. Pourtant le corps nous porte tous les jours, nous permet toutes activités, interactions, expériences. Il exprime notre vie émotionnelle et sentimentale, il nous relie à l’intime et à l’univers. Ressentir, c’est être vivant, même si parfois c’est douloureux.
Le corps est un fidèle allié, handicap ou pas, et il n’attend qu’un peu d’écoute pour fonctionner et apporter de la joie et du bien-être. Les enfants devraient apprendre, dès leur plus jeune âge, à ressentir, à savourer les sensations quand elles sont agréables. Ils et elles devraient également savoir les verbaliser quand elles se font inconfortables, mais surtout, faire confiance à ces messages physiques sensibles. Ils sont la clé d’une relation saine et durable à soi, aux autres et à l’environnement.
En éducation sexuelle, les injonctions : « il faut » n‘ont plus lieu d’être. Les jeunes ont besoin de faire confiance à leurs sensations dans la découverte de leur sexualité. Aux enseignants·e·s de leur apprendre qu’il n’existe pas de protocole ou de mode d’emploi, si ce n’est l’exploration sensible. A force d’écouter, on aiguise l’écoute, on se comprend et on perçoit mieux l’expression sensible du corps des autres.
[1] www.biennaleoutofthebox.ch
[2] https://www.who.int/fr/about/governance/constitution
[3] juliesemoroz.ch
[4] Le Pr Grandjean travaille au Centre Interfacultaire en Sciences Affectives de l’Université de Genève
[5] « La fondation Cap Loisirs a pour buts de contribuer à l'épanouissement et au bien-être des personnes avec une déficience mentale, au développement de leur autonomie, de leurs compétences sociales et de leurs capacités dans différents domaines. Elle favorise leur intégration sociale, leur autodétermination, ainsi que leur participation active et reconnue à la vie socioculturelle de leur cité. » (caploisirs.ch)
[6] Un transducteur est un ensemble de stéthoscopes reliés à des fils électriques, qui émettent des sons et vibrent
[7] www.ipidv.org/article39.html
Lire également :
- Julia Schaad et Stéphanie Cavallero, «Informer de l’offre culturelle inclusive, ce défi», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 2 septembre 2021
- César Barboza, «Monter sur scène au-delà du handicap», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 11 mars 2021
- Teresa Maranzano, «Avec la mode inclusive, tu es canon!», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 4 janvier 2021
Cet article appartient au dossier Chaudron de culture
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Michèle Hurlimann, «Et si l’art permettait une reconnexion au corps?», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 29 novembre 2021, https://www.reiso.org/document/8272