Don d’organes en Suisse, une constante évolution
De la première greffe de cœur, réalisée en 1967, à celle effectuée récemment avec un organe de cochon humanisé implanté chez un homme, ce domaine de la médecine évolue sans cesse. Tour d’horizon sur le fonctionnement suisse en la matière.
Par Maurice Matter, professeur et médecin chef du Service de chirurgie viscérale et du Service de transplantation, CHUV et UNIL, Lausanne [i]
De toute temps, l’être humain a rêvé de pouvoir remplacer la perte d’un organe, sous la forme de prothèses pour des membres ou de la face. Les progrès de la médecine ont bondi grâce ou à cause des conflits armés, tout comme les avancées en chirurgie reconstructive et esthétique. Ce sont aussi les travaux d’Alexis Carrel [1], qui a été un pionnier dans les sutures vasculaires et les premières transplantations d’organes, qui ont contribué aux avancées majeures dans ce domaine.
Si la plupart des gens connaissent la date de 1967 comme étant celle de la première greffe cardiaque (à laquelle le patient a survécu 18 jours), beaucoup ignorent qu’en 1954 a eu lieu la première transplantation d’organe couronnée de succès à long terme. Il s’agissait alors d’une transplantation rénale à donneur vivant, entre jumeaux. Les deux frères ont ensuite vécu pendant de nombreuses années. Le chirurgien Jospeh E. Murray (1919-2012) fut prix Nobel en 1990.
Par la suite, grâce à la découverte de la cyclosporine en 1972 (H. Stähelin et J-F Borel) et son efficacité comme immunosuppresseur, de nombreux progrès ont pu être réalisés. Les médicaments immunosuppresseurs actuels (combinaison de plusieurs molécules régulièrement développées et renouvelées) aident à mieux contrôler les rejets d’organe et prolonger ainsi leur fonction et la survie des patient·e·s transplanté·e·s.
Une problématique de santé publique
En dehors de mutilations par traumatisme — où d’exceptionnelles greffes de la main ou du visage peuvent être envisagées —, la transplantation doit répondre à l’insuffisance d’un organe essentiel à la vie. S’il existe parfois la possibilité de pallier temporairement le dysfonctionnement, comme avec une dialyse pour un rein malade ou l’administration d’insuline pour un pancréas de diabétique, la solution s’avère plus complexe lorsque d’autres organes sont touchés. Un cœur artificiel se révèle possible comme « pont » en attendant la greffe et des oxygénateurs sanguins peuvent également aider les poumons. Cependant, il n’existe pas d’alternative possible pour le foie (80% de mortalité en cas d’hépatite fulminante) ou la moelle osseuse. Il y a aussi les greffes de cornées (749 en 2020), capables de rendre la vue à ceux qui présentent des lésions irréversibles de cette partie de l’œil [2].
En dehors de ces solutions artificielles provisoires, il est nécessaire de remplacer les organes par d’autres, provenant de donneuses et donneurs humains. En effet, les greffes entre espèces différentes, appelées xénogreffes, se heurtent à de nombreux défis physiologiques et immunologiques. Elles ne sont pas encore d’actualité, même si leur développement a été accepté il y a quelques années par la Food and Drug Administration et que les premières greffes d’organes à partir de porcs génétiquement modifiés ont eu lieu : en 2021, un homme en état de mort cérébrale a reçu un rein et un cœur a été greffé à un homme en défaillance cardiaque terminale en 2022.
De longues listes d’attente
Un organe peut être accessible à partir de donneur·euse·s décédé·e·s ou vivant·e·s. Si les premier·e·s sont susceptibles de donner tous leurs organes en fonction de leur âge biologique (état de santé qui diffère de l’âge chronologique), les personnes ne peuvent donner de leur vivant qu’un rein ou, plus rarement, une partie de leur foie. Toutes ces démarches impliquent une énorme organisation tant du côté du don que de celui de la transplantation.
Le tout est régi par la loi fédérale sur la transplantation suisse de 2004, qui sépare complètement ces deux organisations [3]. D’un côté, le don d’organes est organisé en cinq réseaux, dont le Programme latin du don d’organes pour la Suisse romande et le Tessin fait partie. De l’autre se trouvent six centres de transplantation, cinq hôpitaux universitaires plus celui de Saint-Gall pour la transplantation rénale [4].
Pour des raisons de compétences et de nombre de cas, tous les centres n’ont pas la possibilité de greffer tous les organes. En s’associant pour créer le Centre universitaire romand de transplantation, Lausanne et Genève assurent aux Romand·e·s, adultes comme enfants, l’accès à toutes les transplantations.
Swisstransplant, à Berne, est responsable de l’organisation générale et pratique de l’attribution des organes. L’Académie suisse des sciences médicales [5] traite des problèmes éthiques, notamment ceux entourant la définition de la mort.
La transplantation d’organe est un sujet sensible. Elle renvoie aux discussions de la vie et de la mort et surtout à sa propre mort, puisque la loi actuelle demande aux citoyen·ne·s suisses de se prononcer de leur vivant pour accorder un don d’organe en cas de décès. Ils et elles doivent donc donner leur consentement explicite au sens large. Une initiative en cours, portée en 2017 par la Jeune chambre internationale de la Riviera, demandera au peuple de se décider pour changer, ou non, ce paradigme en faveur du consentement présumé ou implicite. En cas d’acceptation de ce texte, toutes les personnes accepteraient d’être donneuses, sauf déclaration formelle de leur part.
La Suisse est un pays reconnu comme disposant d’un système de santé publique compétent, avec globalement un niveau de vie élevé. Pourtant, comparée au reste du monde, elle se trouve en milieu de peloton en ce qui concerne le nombre de donneur·euse·s par million d’habitant·e·s. Les personnes concernées comme patientes ou proches se demandent ainsi pourquoi il faut tant attendre pour une greffe.
Malgré de nombreuses initiatives pour informer la population et promouvoir le don d’organes, la situation ne s’est guère améliorée. Les chiffres de Swisstransplant rappellent qu’en 2020, 72 patient·e·s inscrit·e·s sur liste d’attente, pour un total de 1'457, sont décédé·e·s et que seules 519 transplantations ont été réalisées [4].
Une médecine onéreuse, mais qui limite les coûts de la santé
La transplantation d’organes appartient à un domaine hyperspécialisé de la médecine, réalisée uniquement dans les centres hospitaliers universitaires. Il est difficile d’estimer le prix des greffes : on doit compter l’acte technique, l’hospitalisation et les frais supplémentaires, pour les immunosuppresseurs, notamment. L’ensemble de ces éléments peut représenter plusieurs centaines de milliers de francs [6] .
Mais que représente financièrement une personne en attente d’un organe ? Pour un·e patient·e qui séjourne aux soins intensifs avec l’espoir vital de recevoir un cœur ou un poumon, les frais se montent à environ 5'000 francs par jour. Pour une personne en dialyse, cela s’élève à environ 80'000 francs par année. En Suisse, la charge des patient·e·s en dialyse équivaut donc à 1% de l’ensemble des coûts de l’assurance obligatoire des soins. Ainsi, une greffe rénale « coûte » autant que deux ou trois années de dialyse. Il a donc été établi depuis de nombreuses années que la médecine de transplantation représente potentiellement une énorme économie pour notre système de santé, ce dont les médias se font régulièrement écho.
Et combien coûtent l’atteinte à la qualité de vie et la souffrance des familles de patient·e·s en attente d’une greffe ? Un individu transplanté peut reprendre une vie normale et exercer son métier, pratiquer du sport, avoir à nouveau une fonction dans la société. De nombreux témoignages de patient·e·s greffé·e·s parlent ainsi de « renaissance » après une transplantation.
Des enfants receveurs et donneurs
La transplantation chez les enfants reste aussi un sujet délicat et difficile à aborder, mais bien réel. Les jeunes décédé·e·s peuvent être donneur·euse d’organes, alors que les vivant·e·s doivent avoir plus de 18 ans. Les mineur·e·s peuvent surtout être receveur·euse·s. En 2020, sur 34 enfants en attente, 22 ont été transplantés (rein, foie et cœur), selon les chiffres de Swisstransplant. Ils et elles peuvent alors poursuivre leur croissance et leur scolarité dans des conditions presque normales.
Une parenthèse doit être ouverte concernant l’impact de la pandémie Covid-19 et la médecine de la transplantation. Les conséquences directes et indirectes sont multiples : les patient·e·s immunosupprimé·e·s représentent un groupe à haut risque, les campagnes de vaccination et la production d’anticorps ont fait l’objet de très nombreuses analyses scientifiques (pouvant aussi profiter à la population générale). Certains programmes de transplantation ont été diminués, d’autres temporairement arrêtés comme les greffes rénales à donneur·euse vivant·e. Malgré cette crise sanitaire, l’année 2021 a montré une progression du nombre de donneur·euse·s décédé·e·s et des transplantations.
Le don et la transplantation d’organes concernent potentiellement tout le monde, que ce soit pour des raisons personnelles ou pour le système de santé (économie, participation de la collectivité, solidarité). Et même si le sujet peut diviser et provoquer des discussions passionnées, chacun·e devrait, à un moment ou à un autre, réfléchir avec ses proches à ce qu’il·elle souhaite en cas de décès.
[1] Chirurgien et biologiste français (1873-1944) et Prix Nobel de médecine en 1912.
[2] Office fédéral de la santé publique, « Chiffres-clés relatifs à la médecine de la transplantation en Suisse ».
[3] Loi fédérale sur la transplantation d’organes, de tissus et de cellules
[5] www.samw.ch/fr/Actualites.html
[6] Office fédéral de la statistique, Coûts des prises en charge hospitalières 2011
[i] Ndlr : Dans le cadre des conférences de Connaissance 3, l’université des seniors du canton de Vaud, l’auteur de cet article est intervenu le 25 janvier 2022 à La Tour-de-Peilz sous le titre « Dons et transplantations d'organes, aspects théoriques et pratiques »
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Maurice Matter, «Dons d’organes en Suisse, une constante évolution», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 28 mars 2022,https://www.reiso.org/document/8784