Les médecines complémentaires à l’uni et à l’hôpital
Elles font désormais l’objet de milliers de recherches scientifiques. Mais comment enseigner les médecines complémentaires à l’université ? Et comment choisir celles qui seront remboursées par les assurances de base ?
Par Dr Pierre-Yves Rodondi et Dr Bertrand Graz, Unité de recherche et d’enseignement en médecines complémentaires, CHUV et Université de Lausanne
Les médecines complémentaires ont fait leur entrée dans la Constitution fédérale après le vote du 17 mai 2009, lorsque 67% des votant-e-s ont exigé leur prise en compte dans le système de santé [1]. Première mesure nationale : depuis le début de cette année 2012 et pour une phase expérimentale de cinq ans, cinq médecines [2] sont réintégrées à titre d’essai dans les prestations remboursées par l’assurance maladie de base. Dans le canton de Vaud, pour répondre à la volonté populaire, le Conseil d’Etat, l’Université de Lausanne et le CHUV ont travaillé ensemble et créé l’Unité de recherche et d’enseignement sur les médecines complémentaires [3].
L’effervescence scientifique
Le premier rôle de cette Unité consiste à repérer et évaluer les études scientifiques consacrées à l’efficacité et à la sécurité des médecines complémentaires. Car si certaines pratiques existent depuis des millénaires, elles font l’objet d’études scientifiques de qualité depuis à peine un quart de siècle. Mais quelle effervescence chez les chercheur-se-s ! Bertrand Graz et Pierre-Yves Rodondi estiment à plus de 7000 les essais cliniques contrôlés (randomised controlled trials) et à 600 les revues systématiques publiées. Du côté de la recherche internationale, il apparaît clairement qu’une rigueur scientifique aussi stricte que pour n’importe quelle prestation médicale est possible. Par exemple, de nombreuses études associent désormais l’analyse des réponses subjectives des patients aux résultats obtenus par les nouvelles IRM fonctionnelles. Ces résultats radiographiés sont de plus en plus utilisés dans les recherches sur les médecines complémentaires car elles sont moins sujettes aux préjugés et favorisent la validation ou l’invalidation d’expériences.
Toutes ces données scientifiques et cliniques ont pour point commun d’examiner l’efficacité d’une approche thérapeutique en fonction d’une indication définie et d’une utilisation précise. Pour ces études, comme pour celles consacrées à des traitements pharmacologiques ou autres, la qualité et la rigueur sont variables. Il est évidemment impossible de dresser un bref catalogue des thérapies qui ont fait leurs preuves et encore moins un hit-parade des médecines complémentaires. Mais des sources documentaires intéressantes sont en revanche dès à présent conseillées par l’Unité de recherche [4].
L’ampleur récente des recherches et leurs résultats scientifiques sont méconnus du grand public. Plus grave : cette ignorance s’étend également à la plupart des soignants et des cadres hospitaliers et universitaires [5]. C’est ici le deuxième rôle de l’Unité : assurer un enseignement de qualité sur les médecines complémentaires. Cet enseignement est actuellement revu dans plusieurs facultés de médecine ainsi que dans la formation continue des médecins. A Lausanne par exemple, six heures d’enseignement ont été intégrées dans le curriculum avec un contenu repensé par l’Unité de recherche. De plus, un nouveau cours à option de 36 heures a été mis en place et fait auditoire comble. Originalité de la démarche : 4 périodes ont été données conjointement à des étudiant-e-s en médecine et à des étudiant-e-s en soins infirmiers.
L’importance de la communication
Cette approche interprofessionnelle est d’autant plus pertinente que les patients « omettent » fréquemment de parler à leur médecin et, un peu moins souvent, à leur infirmière ou à leur pharmacien-ne, des « autres » traitements qu’ils suivent. Plusieurs enquêtes montrent que, en moyenne, trois patients sur quatre n’osent pas dire qu’ils recourent à une médecine complémentaire. Peut-être craignent-ils que leur choix soit mal jugé par le médecin, peut-être pensent-ils que ce traitement est anodin. Cette non-communication est bien sûr dangereuse puisque les médecines complémentaires, même lorsqu’elles sont parfaitement efficaces, ont elles aussi des effets secondaires indésirables ou peuvent interagir avec d’autres traitements.
Cette « omission » peut également être coûteuse. Dans sa consultation privée, le Dr Rodondi a ainsi soigné une patiente pour de fortes démangeaisons. Après l’échec de deux traitements, le détour par un spécialiste de dermatologie qui n’a pas non plus réussi à soigner le prurit, c’est le recours à une biopsie qui a enfin révélé la consommation de compléments alimentaires, ce que la patiente avait oublié de préciser malgré les questions du généraliste. La prise des compléments a été interrompue ; rougeurs et démangeaisons ont disparu en quelques jours.
C’est donc un changement radical d’optique qu’il faut adopter face aux médecines complémentaires. Le temps des opinions pour ou contre ces traitements est révolu. Il s’agit désormais de les envisager comme des instruments supplémentaires, comme un potentiel de nouvelles techniques à disposition pour soulager, soigner ou guérir. Et il importe donc d’en connaître l’efficacité scientifiquement prouvée pour des indications précises. En fait, même lorsqu’un système de pensée décrit un symptôme avec des critères particuliers, pensons par exemple à la « faiblesse du Qi » en médecine chinoise, un diagnostic académique précis peut être posé et, par conséquent, le traitement valablement évalué.
Le combat mondial contre la douleur
Aux Etats-Unis, depuis les années 90 déjà, des centaines de millions de dollars subventionnent les recherches sur les médecines complémentaires. C’est là, comme pour les médecines « conventionnelles » d’ailleurs, que de nombreux praticiens européens vont se former. Durant leur voyage dans les temples les plus réputés de la médecine américaine et allemande, il y a deux ans, les deux chercheurs suisses ont mesuré les vertus de l’attitude pragmatique : pas un seul hôpital qui ne teste de nouvelles méthodes et propose des moyens tirés des médecines complémentaires pour soigner leurs patients. Par exemple la stimulation d’un point d’acupuncture pour prévenir les nausées post-opératoires ou les effets secondaires d’une chimiothérapie ; le yoga pour soigner certaines douleurs dorsales, le biofeedback pour l’hypertension artérielle.
Les médecines complémentaires sont fortement mises à contribution pour le traitement de la douleur. Le centre de chirurgie cardio-vasculaire de la prestigieuse Mayo Clinic, par exemple, dans sa stratégie pour pratiquer une chirurgie sans douleur (pain free surgery), recherche aussi bien de nouvelles molécules pour des médicaments « conventionnels » que des techniques complémentaires. Devant le succès de certaines expériences, les chirurgiens d’autres services les ont testées à leur tour et les résultats sont alors comparés.
Les deux médecins de la nouvelle Unité ont enquêté auprès des hôpitaux de Suisse romande au début de leur mandat. Ils ont été étonnés de constater que, ici aussi, de nombreux établissements recourent aux médecines complémentaires dans certaines situations et évaluent soigneusement les traitements. Pour ne prendre qu’un exemple, au CHUV, le centre des grands brûlés a obtenu depuis cinq ans des résultats spectaculaires et largement reconnus grâce à l’hypnose. Selon les chiffres à disposition, cette technique a permis de soulager les douleurs, c’est le but, mais elle a aussi permis, effet collatéral intéressant, de diminuer le coût des soins de 19’000 francs par patient. La méthode de l’hypnose est également testée avec de bons résultats provisoires dans le secteur de l’oncologie pédiatrique. En gynécologie et obstétrique, c’est l’ostéopathie délivrée par une sage-femme ostéopathe qui a donné des résultats intéressants (à noter que l’ostéopathie ne figure pas parmi les prestations remboursées par l’assurance de base).
Quant aux recommandations que l’Unité de recherche a pour prochaine mission de définir à l’intention des hôpitaux (et qui auront probablement une influence sur le choix des thérapies remboursées par l’assurance de base, ndlr), il faut donner un peu de temps aux deux chercheurs afin qu’ils puissent analyser les essais, les évaluer, les confirmer et les recouper.
Les préjugés sociaux
Sous un angle plus sociologique, Pierre-Yves Rodondi a régulièrement identifié un préjugé selon lequel les médecines complémentaires seraient plutôt utilisées par des femmes, dans la cinquantaine, avec une bonne formation et dans une situation financière confortable. Cette image est fausse ! D’après les études actuelles, il n’existe pratiquement aucune différence liée au milieu socio-culturel et toutes les tranches d’âge sont concernées. Une étude menée auprès de 157 jeunes de 14 à 21 ans sans abri à Seattle a conclu que 70% d’entre eux utilisaient des médecines complémentaires sans toujours avoir accès aux bonnes informations. Des migrants se font parfois envoyer à prix d’or des herbes médicinales de leur pays d’origine. Là aussi, la communication est primordiale et, dans le respect de la culture de chacun, des informations documentées sont utiles [6]. A noter qu’un public spécifique recourt plus souvent que d’autres aux médecines complémentaires : les malades chroniques et les personnes en situation de handicap physique. Elles non plus ne disposent pas toujours de l’information voulue et d’une communication transparente avec le personnel soignant. Cette sensibilisation du corps médical et du public est justement le troisième rôle de l’Unité de recherche.
Finalement, la grande majorité de la population recourt à diverses médecines complémentaires. Ce n’est pas honteux, de loin pas, mais selon un slogan connu : « Parlez-en à votre médecin ! »
[1] Texte rédigé par Marylou Rey, sur la base d’un entretien et des documents des deux médecins
[2] Médecine traditionnelle chinoise, neuralthérapie, homéopathie, médecine anthroposophique, phytothérapie.
[3] Les médecins Bertrand Graz et Pierre-Yves Rodondi travaillent à l’Unité, sous l’égide d’une Commission présidée par le Professeur Eric Bonvin (tous trois à temps très partiel puisque les trois postes réunis correspondent à un 65%).
[4] « La » référence : Ernst E, Pittler M, Wider B, Boddy K. Oxford Handbook of Complementary medicine. Oxford : Oxford University Press, 2008.
Autre ressource : « Existe-t-il des données scientifiques sur l’efficacité clinique des médecines complémentaires ? » Bertand Graz, Pierre-Yves Rodondi, Eric Bonvin.
[5] Enquêtes sur les points de consensus au sujet des MC menées en oncologie au CHUV et auprès d’associations d’étudiants en médecine.
[6] « Ce n’est pas parce que c’est naturel que c’est sans danger… » Cette phrase a beaucoup été entendue il y a quelques années. Les consommateurs de certaines herbes médicinales chinoises polluées au plomb l’avaient appris à leurs dépens. Ils se sont détournés de ces plantes qui ont pourtant un potentiel thérapeutique intéressant. Quand elles sont cultivées sans polluants !