Troubles musculo-squelettiques : le prix du déni
Pourquoi les troubles musculo-squelettiques sont-ils si rarement reconnus comme des maladies professionnelles ? Parce que cette reconnaissance imposerait notamment une réorganisation du travail et des rentes plus généreuses.
Par Isabelle Probst, Dr. en psychologie de l’Université de Lausanne, chercheuse post-doc (FNS), Conservatoire National des Arts et Métiers, Paris
Les TMS, symptômes de l’organisation du travail
Tendinites, syndrome du canal carpien, douleurs aux épaules ou à la nuque… Les troubles musculo-squelettiques ou TMS sont parmi les maladies liées au travail les plus fréquentes. Contrairement à une conception classique (et fort discutable) des risques professionnels, les TMS ne sont en effet pas propres à certains métiers. Ils sont provoqués par des contraintes physiques présentes dans de nombreuses situations de travail, comme les mouvements répétitifs, les postures pénibles et l’usage de la force, ainsi que par des facteurs psychosociaux, par exemple le stress provoqué par un cahier des charges impossible à tenir ou un manque d’autonomie pour organiser son travail [1].
Les TMS sont ainsi intimement liés aux formes contemporaines d’organisation du travail, caractérisées par la flexibilisation et l’intensification du travail (compression des effectifs, production sans stock, etc.), mais aussi par la permanence de contraintes physiques. Ces dernières ne sont d’ailleurs pas toujours reconnues socialement : par exemple, les mouvements répétitifs dans le travail à l’ordinateur ou le port de charges dans les métiers du social et de la santé (patient·e·s, enfants…) sont rarement pensés comme facteurs de pénibilité physique.
Dans plusieurs pays (Australie, Etats-Unis, France, etc.), les TMS ont émergé comme problème public au cours des années 1970 et 1980. En Suisse, ce n’est que récemment que ces maladies ont gagné en visibilité, notamment au travers d’enquêtes statistiques révélant leur fréquence. Ainsi, selon l’Enquête européenne sur les conditions de travail de 2005, 13% des travailleurs·euses interrogé·e·s en Suisse disent souffrir, à cause de leur travail, de douleurs dans les épaules, la nuque ou les membres et 18% de douleurs dans le dos [2]. Dans les instances officielles, ces taux élevés inquiètent à cause des coûts qu’ils engendrent pour les entreprises (absences, perte de productivité) et les assurances sociales (AI, assurance maladie) [3]. C’est pourquoi ces instances s’orientent vers des campagnes de prévention (dont les formes mériteraient d’être interrogées, ce qui est un autre débat), comme celle lancée de manière conjointe par les inspections cantonales du travail, la Suva (assurance accidents et maladies professionnelles) et le Secrétariat d’Etat à l’Economie en 2009.
La laborieuse reconnaissance des TMS comme maladies professionnelles
Paradoxalement, cette attention croissante portée aux TMS contraste avec le nombre très faible de cas reconnus comme maladies professionnelles, c’est-à-dire indemnisés par les assurances accidents au même titre que les accidents du travail. En 2009, moins de 500 cas ont été reconnus en Suisse, dont 17% seulement concernaient des femmes [4]. Ce faible nombre s’explique par une définition légale restrictive, qui entrave la reconnaissance des pathologies multifactorielles. Or, les TMS ne sont pas uniquement liés à des facteurs professionnels. Des facteurs dits personnels peuvent aussi intervenir, par exemple le vieillissement, l’effet de certaines maladies, les sollicitations provoquées par le travail domestique ou encore par une activité sportive. Les assureurs invoquent ces facteurs pour contester la causalité professionnelle des cas de TMS. Ils le font plus facilement pour les femmes, notamment à cause des caractéristiques des emplois qu’elles occupent : travail souvent à temps partiel, tâches considérées comme légères, dont les risques sont rarement étudiés.
Par ailleurs, les assurances accidents se montrent de plus en plus sévères dans leur interprétation des critères légaux : alors qu’en 1992, elles acceptaient 80% des cas annoncés, le taux d’acceptation est tombé à 60% en 2009. On constate de plus une chute des cas annoncés : plus de 2600 en 1992, moins de 800 en 2009. Cette diminution ne reflète pas une amélioration des conditions de travail, mais plutôt la démobilisation d’acteurs qui jouent un rôle clé dans les déclarations, comme les médecins, syndicats et spécialistes de la santé au travail. Nombre d’entre eux·elles hésitent à lancer les personnes souffrant de TMS dans des procédures auprès des assurances, qui leur semblent perdues d’avance ou dont les enjeux ne paraissent pas à la mesure des investissements nécessaires [5].
Maladie professionnelle ou maladie tout court : les enjeux financiers
L’enquête menée dans le cadre de ma thèse [6], basée sur des entretiens approfondis avec dix-sept ouvrières et ouvriers souffrant de TMS, montre que la reconnaissance des maladies professionnelles a des enjeux considérables.
Rappelons tout d’abord que la reconnaissance d’une maladie professionnelle entraîne des prestations moins désavantageuses qu’en cas de maladie ordinaire, du point de vue des frais de traitements, des indemnités journalières et des rentes. Pour plusieurs des ouvrières interviewées, la différence est tangible. Par exemple, Coralie s’est retrouvée sans aucun revenu en attendant une décision de l’AI, la couverture du salaire en cas de maladie étant limitée dans le temps. Si son cas avait été pris en charge par l’assurance accidents, celle-ci aurait continué à lui octroyer des indemnités journalières. Autre exemple, celui de Barbara qui, devenue invalide, ne touche que de faibles rentes de l’AI et de la caisse de pension : si son cas avait été reconnu comme maladie professionnelle, elle recevrait une rente supplémentaire de l’assurance accidents.
Par ailleurs, les coûts des maladies professionnelles reconnues sont assumés par les employeurs par le biais des primes de l’assurance accidents. Historiquement, les représentants du patronat ont souhaité instaurer cette assurance afin d’éviter des conflits sociaux autour de la responsabilité des atteintes dues au travail. Toutefois, ils refusent aujourd’hui tout élargissement de la définition des maladies professionnelles qui entraînerait pour eux une augmentation des primes d’assurances. Dans la situation actuelle, on assiste donc à une sorte d’externalisation, par les entreprises, des coûts des maladies qu’elles contribuent à produire [7]. En tant que groupe social, les salarié·e·s auraient intérêt à faire payer ces coûts aux entreprises, plutôt que d’en assumer une grande part, soit directement, soit par le biais des primes d’assurance maladie ou d’autres contributions aux assurances sociales.
Reconnaître des maladies pour transformer les conditions de travail
Au-delà de ces enjeux immédiats, les effets indirects de la (non-)reconnaissance des maladies professionnelles sont tout aussi importants. En effet, reconnaître des maladies professionnelles, c’est aussi les compter officiellement au nombre des atteintes dues au travail et rendre socialement visible le lien entre des conditions de travail nocives et une dégradation de la santé.
En l’absence d’une telle reconnaissance, les TMS sont aujourd’hui souvent considérés comme des problèmes privés. Ils sont gérés principalement sur un plan médical, à grand renfort d’opérations, piqûres, médicaments, physiothérapie, etc. Les personnes interviewées rapportent en revanche très peu d’interventions sur les conditions de travail, qu’il s’agisse d’adapter les postes, ralentir la cadence, varier le travail, etc. Certaines d’entre elles n’osent même pas parler de leurs problèmes de santé dans l’entreprise. Hélène explique ainsi que, par peur du licenciement, elle a multiplié les piqûres de cortisone pendant des années plutôt que de prendre un arrêt de travail pour se faire opérer du syndrome du canal carpien. D’autres personnes se heurtent à des remarques méprisantes de la hiérarchie ou des collègues lorsqu’elles se plaignent de la pénibilité du travail : « vous êtes des vieilles », « vous êtes souvent absente, on ne peut pas compter sur vous »… Les TMS étant des maux invisibles, ils sont de surcroît facilement réduits à des problèmes psychologiques, voire à de la simulation. Dans ces conditions, il est difficile pour les ouvrières et ouvriers de rendre crédibles les causes professionnelles de leurs douleurs, de démontrer la nécessité de changements dans le travail et d’agir – individuellement et surtout collectivement – pour les obtenir.
A l’inverse, une reconnaissance accrue des TMS comme maladies professionnelles favoriserait leur prise en compte comme un problème sérieux dans les entreprises, de la part des collègues, des représentant·e·s du personnel et de la hiérarchie. Elle fournirait un point d’appui précieux pour transformer les conditions de travail, que ce soit par des négociations internes aux entreprises ou par la mise en place de dispositifs légaux de protection de la santé plus efficaces que ceux qui existent pour l’instant.
[1] Bourgeois, F., Lemarchand, C., Hubault, F., Brun, C., Polin, A., Faucheux, J.-M., et al. (Eds.). (2007). Troubles musculo-squelettiques et travail : quand la santé interroge l’organisation. Lyon : ANACT.
[2] Graf, M., Pekruhl, U., Korn, K., Krieger, R., Mücke, A., & Zölch, M. (2007). Quatrième enquête européenne sur les conditions de travail en 2005. Résultats choisis du point de vue de la Suisse. Berne : SECO.
[3] Läubli, T., & Müller, C. (2009). Conditions de travail et maladies de l’appareil locomoteur. Estimation du nombre de cas et des coûts macroéconomiques pour la Suisse. Zurich : SECO.
[4] Données du Service de centralisation des statistiques de l’assurance accidents. Voir aussi www.unfallstatistik.ch
[5] Ferreira, C., Lanza, D., Despland, B., & Frauenfelder, A. (2010). Conditions médico-légales et obstacles à la reconnaissance des maladies professionnelles : le cas des troubles musculo-squelettiques (TMS). Genève : Haute école de santé.
[6] Isabelle Probst (2012). La reconnaissance des troubles musculo-squelettiques (TMS) comme maladies professionnelles : controverses sociales et trajectoires personnelles, thèse de doctorat en psychologie, Faculté des SSP, soutenue le 9 février 2012 à l’Université de Lausanne.
[7] Conne-Perréard, E., Glardon, M.-J., Parrat, J., & Usel, M. (2001). Effets de conditions de travail défavorables sur la santé des travailleurs et leurs conséquences économiques. Genève : Conférence romande et tessinoise des offices cantonaux de protection des travailleurs.