Déterminants sociaux de la santé des migrantes
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En Suisse, le risque de mortalité maternelle est plus élevé chez les femmes migrantes que chez les Suissesses. Une étude a fait le point sur l’impact des inégalités sociales en santé dans le contexte des soins périnataux.
Par Emma Louise Leavy, Master en Sciences de l’Environnement, Bachelor en Soins infirmiers, Collaboratrice scientifique HES, Haute Ecole de Santé HES-SO, Genève
La maternité reste aujourd’hui un problème de santé publique dans le monde. Les disparités sociétales exercent une influence sur la santé, notamment celle des femmes, en Suisse, face à la grossesse et l’accouchement. Comment diminuer ces différences de risque pour la santé chez les groupes de population socialement et économiquement différenciés ? Est-ce que le concept des inégalités sociales en santé est réellement considéré dans le système de soins genevois ? [1]
Vers une approche globale de la santé
Dans toutes les sociétés, l’espérance de vie est plus courte et les maladies sont plus fréquentes lorsque le niveau de classe sociale est bas. La politique de santé doit se confronter aux déterminants sociaux et économiques afin de promouvoir la bonne santé pour toutes et tous.
En 1974 ont été posés les jalons pour une approche élargie et intégrée de la santé. Dans son rapport sur la santé des Canadien·ne·s, s’intéressant aux facteurs de risques en termes de mortalité et de morbidité, Lalonde (1974) définit la biologie humaine, l’environnement, les habitudes de vie et l’organisation des soins de santé comme les quatre éléments principaux du domaine de la santé. Une perspective d’approche globale favorise une population vieillissante plus saine, une meilleure économie et davantage d’équité.
Pour donner suite au modèle Lalonde, au début des années 90, Dahlgren et Whitehead (2006) développent le concept des inégalités sociales en santé définies comme « des différences systématiques en matière de santé entre différents groupes socio-économiques au sein d'une société. Comme elles sont produites par la société, elles sont potentiellement évitables et sont largement considérées comme inacceptables dans une société civilisée » (1) [2].
En 2005, l’OMS répond aux inquiétudes des inégalités sociales par la création de la Commission des déterminants sociaux de la santé (CDSS). Celle-ci vise à réunir l’ensemble des connaissances en matière de déterminants sociaux de la santé. Le cadre théorique de cette institution se décline en trois composantes :
- Le contexte socio-économique et politique — ce sont les facteurs sociétaux et non individuels comme la gouvernance, les politiques sociales et publiques, la culture, les valeurs sociétales et les conditions épidémiologiques ;
- Les déterminants structurels des inéquités de santé et le statut socio-économique — la stratification sociale et la classe sociale. L’état de santé peut être expliqué à 70% par les déterminants structurels ;
- Les déterminants intermédiaires de santé — les circonstances matérielles, psychosociales, les facteurs biologiques et comportementaux, ainsi que le système de santé.
Il est important d’effectuer la distinction entre les déterminants sociaux de la santé pour l’ensemble de la population et les déterminants sociaux des inégalités en santé. A ce titre, une politique orientée vers l’égalité en santé plutôt que l’amélioration de la santé générale de la population est à privilégier (2).
Les disparités en santé périnatale
En Suisse, le risque de mortalité maternelle s’avère quatre fois plus élevé chez les femmes migrantes que chez les Suissesses. Les premières, en situation précaire, ont en effet plus tendance à abandonner la chaîne thérapeutique et se sentent souvent inhibées en raison d’un manque de soutien social (3).
Une étude révèle une forte limitation dans les soins prodigués aux requérantes d’asile, malgré la gratuité des soins en santé sexuelle et reproductive. Alors que les personnes clandestines ne disposent souvent pas de suffisamment de moyens pour se procurer une assurance-maladie, ces dernières ne sont également pas suivies régulièrement en période de grossesse (4). Selon une étude bernoise, surmonter les obstacles linguistiques, obtenir le soutien nécessaire pour comprendre le système de santé et recevoir des informations adéquates sur les processus périnataux sont les trois priorités pour améliorer les conditions des femmes migrantes (5).
Entretiens avec huit femmes issues de la migration
L’entretien compréhensif et semi-directif aide à comprendre le vécu de cette population, dans l’idée de faciliter la mise en place de programmes sociaux et de stratégies de politiques publiques adaptées aux besoins. La CDSS démontre que les inégalités sociales en santé sont dues à une insuffisance de programmes sociaux au niveau politique. Elle affirme également que l’état de santé peut être expliqué à 70% par les déterminants structurels (stratification sociale) et l’entretien compréhensif permet de faire émerger un ensemble de conséquences plus large dû aux différences structurels.
Deux grilles d’entretiens ont été construites, l’une en vue des échanges avec les mères issues de la migration et l’autre avec des professionnel·le·s de santé. L’ensemble des entrevues, réalisées entre février et avril 2021, a été enregistré avec le consentement oral des interviewées. Les données ont été récoltées à la suite de la retranscription des entretiens. Ceux-ci ont été intégralement fragmentés en verbatims codifiés et catégorisés, qui se présentent sous forme de phrases ou paragraphes, et le code attribué relève du concept principal qui s’en dégage.
Huit femmes d’origines afghane, albanaise, indienne, congolaise et iranienne ont pris part à la recherche. Elles sont toutes issues d’une migration datant de moins de cinq années et partagent le vécu d’une grossesse et d’un accouchement à Genève (cf. tableau 1). Cinq professionnelles de santé ont également accepté de participer à cette étude, trois sage-femmes, une infirmière et une cheffe de clinique, employées sur le territoire genevois et expérimentées dans le domaine des soins communautaires (cf. tableau2).
Facteurs de santé externes au système de soins
Le type de permis de séjour qui découle du motif de l’immigration va avoir un important impact sur les conditions de vie et de santé des femmes migrantes. L’autorisation est soit provisoire (réfugiées, requérantes d’asile, clandestines), soit durable (permis d’étude, de travail ou motif de regroupement familial). En principe, les requérantes d’asile bénéficient d’une assurance-maladie grâce aux aides sociales (4), toutefois la structure des soins diffère selon les cantons. Des barrières structurelles peuvent également empêcher les femmes de recevoir des soins adéquats dans les centres pour requérant·e·s d’asile.
Certaines primo-arrivantes se présentent aux autorités afin d’être prises en charge pour une demande d’asile, une procédure qui peut prendre plusieurs mois [3]. Un permis N provisoire pour requérant·e·s d’asile permet de vivre légalement dans le pays jusqu’à plusieurs années. Au 31 mai 2021, environ 59% des personnes inscrites dans le processus d’asile en Suisse étaient admises provisoirement jusqu’à plusieurs années.
Une réponse négative après plusieurs années d’intégration, durant lesquelles les requérant·e·s s’intégrent socialement, envoient leurs enfants à l’école et apprennent la langue du pays, est perçue comme une forte injustice. Après l’angoisse vécue pendant l’attente et l’énergie dépensée pour favoriser l’acculturation survient un effondrement, un sentiment de rejet et une destruction des repères. Le bien-être de l’individu est fortement touché et sa santé se trouve alors mise en péril.
Un statut légal provisoire confronte les migrantes à une exacerbation de stress dû à l’accumulation de difficultés d’obtention d’un permis. De ce fait, la femme se révèle fragilisée sur le plan psychologique. La transition associée à la migration engendre des risques élevés de dépression chez les migrantes en période de grossesse ; 38 à 50% de femmes migrantes présentent un état dépressif après l’accouchement contre 10 à 15% chez les femmes de la population générale (7).
Influencer l’équité en santé
La CDSS défend l’importance de considérer l’équité durant la grossesse, un facteur important pour le développement du fœtus. Pourtant, le stress de la mère, une malnutrition ou dénutrition, le milieu de vie incertain et instable sont vécus à Genève par la population issue de la migration et représentent des facteurs d’inégalités sociales en santé. Une pratique équitable en matière d’emploi ainsi qu’un travail décent sont défendus par la CDSS comme pouvant fortement influencer l’équité en santé. Pourtant, la population sans-papiers est amenée, par l’absence de droit, à effectuer une activité lucrative peu décente.
Il a été entendu que ce phénomène se traduit par de l’esclavage moderne (6) dans le canton de Genève, puisque les sans-papiers acceptent d’être rémunérés au plus bas. Il s’avère donc urgent d’agir contre cette tendance pour offrir une meilleure protection légale à ces personnes.
Les professionnel·le·s de santé confirment que la situation de vie peut impacter une santé mentale déjà fragilisée (8). Au niveau de la politique de migration et de l’asile, une action peut être menée en faveur d’une meilleure santé mentale des mères issues de la migration – par la lutte contre la stratification sociale par exemple - plutôt qu’au sein du secteur de soins.
Bibliographie
- 1 Cantoreggi N. Étude réalisée dans le cadre de l’élaboration d’un modèle de déterminants de la santé pour la Suisse. Étape 1 : Rapport final. Genève : Université de Genève ; 2010. 58 p.
- 2 Dahlgren G, Whitehead M. Levelling up (part 2): a discussion paper on European strategies for tackling social inequities in health. Copenhagen: WHO Regional Office for Europe; 2006. 144 p.
- 3 Kurth E, Jaeger FN, Zemp E, Tschudin S, Bischoff A. Reproductive health care for asylum-seeking women - a challenge for health professionals. BMC Public Health. 2010 Nov 1;10:659. doi: 10.1186/1471-2458-10-659. PMID: 21040588; PMCID: PMC2988736
- 4 Ratcliff BG, Sharapova A, Suardi F, Borel F. Factors associated with antenatal depression and obstetric complications in immigrant women in Geneva. Midwifery. 2015 Sep;31(9):871-8. doi: 10.1016/j.midw.2015.04.010
- 5 Cignacco E, Berger A, Sénac C, Wyssmüller D & Hurni A. Soins de santé sexuelle et reproductive dispensés aux femmes et soins à leurs nourrissons dans les centres d’hébergement pour requérants d’asile en Suisse (RÉFUGIÉES) : Analyse de la situation et recommandations. Haute école spécialisée bernoise ; 2017. 10 p.
- 6 OIT & RHSF. Regards sur le travail forcé. Genève: Organisation internationale du Travail ; 2021.
- 7 Zelkowitz P, Schinazi J, Katofsky L, Saucier JF, Valenzuela M, Westreich R, Dayan J. Factors associated with depression in pregnant immigrant women. Transcult Psychiatry. 2004 Dec;41(4):445-64. doi: 10.1177/1363461504047929.
- 8 Doré, Isabelle et Jean Caron. Santé mentale: concepts, mesures et déterminants. Santé mentale au Québec, volume 42, number 1, spring 2017, p. 125–145.
[1] Cet article est issu du travail de mémoire « Les inégalités sociales en santé dans le système de soins genevois ; Le vécu des femmes issues de la migration dans le contexte des soins périnataux ». Mémoire présenté par Emma Louise Leavy, Bachelor universitaire en Soins infirmiers, Sous la direction de Nicola Cantoreggi, 2021. Lien vers le mémoire
[2] La traduction de la citation est celle de l’autrice de cet article.
[3] La Loi du 26 juin 1998 sur l’asile règle le statut des requérant·e·s ainsi que les personnes à protéger.
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Emma Louise Leavy, «Déterminants sociaux de la santé des migrantes», REISO, Revue d'information sociale, publié le 16 juin 2022, https://www.reiso.org/document/9195