L’interdisciplinarité au service de la fin de vie
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Les personnes avec déficience intellectuelle vivant en institution nécessitent un accompagnement spécifique à l’aube de leur décès. Les professionnel∙le∙s du social et de la santé peuvent y collaborer, ce qui soulève différents enjeux.
Par Amélie Rossier, Master of Arts en Travail social, collaboratrice scientifique, Haute école de travail social, Fribourg (HES-SO) et éducatrice sociale
La fin de vie se définit comme la dernière phase de l’existence avant le décès. Elle n’est pas nécessairement associée au vieillissement, puisque quiconque peut s’y retrouver, quel que soit son âge (Brauchbar, Schönholzer, Streckeisen, Zimmermann, 2017). Lors de cette étape, une approche palliative est préconisée « c’est-à-dire de la médecine, des soins et de l’accompagnement axés sur le soulagement des personnes gravement malades et en fin de vie » (Brauchbar et al, 2017, p.5). Cette approche revendique notamment le respect de la dignité de l’individu, l’autodétermination dans la prise de décision et la reconnaissance de la qualité de vie jusqu’à son issue (Brauchbar et al, 2017, p.5).
Près de 3% des institutions sociales, en Suisse, sont concernées par de telles situations et deux tiers des personnes présentant une déficience intellectuelle institutionnalisées décèdent sur leur lieu de vie (alors que ce n’est le cas que pour 20% de la population globale) (Wicki et al, 2015). Favoriser l’autodétermination des individus concernés, par exemple en leur offrant la possibilité de terminer leurs jours dans l’institution, implique de grands défis pour les institutions sociales, notamment le besoin d’accompagnement en soins (Wicki et al, 2015). Est-ce que les professionnel∙le∙s de ces établissements sont préparé∙e∙s à cette dimension spécifique de l’intervention ? Comment légitiment-ils et elles leur intervention dans un contexte à la fois social et tourné vers le soin ? De quelle manière se déroule leur collaboration ?
Le présent article se base sur une recherche réalisée dans le cadre d’un mémoire de Master of Arts en Travail social (Prélaz, 2019). Celle-ci a porté sur la collaboration entre les professionnel∙le∙s de la santé et du social lors d’accompagnement de fin de vie auprès de personnes présentant une déficience intellectuelle. Onze entretiens semi-directifs ont été réalisés, avec cinq infirmières et infirmiers, cinq éducateurs et éducatrices et une professionnelle ayant la double formation. Toutes et tous travaillent dans une équipe composée des deux professions, dans des institutions sociales fribourgeoises pour personnes présentant des déficiences intellectuelles. L’analyse qualitative des données a été effectuée au moyen du modèle de la niche d’activité professionnelle de Leanza (2011). Celui-ci permet d’analyser les pratiques professionnelles et le sens que leur donnent les professionnel∙le∙s, dans un contexte d’interculturalité (la dimension interculturelle faisant référence ici aux différences de cultures professionnelles).
Un positionnement différent lié à la culture professionnelle
Lorsque les professionnel∙le∙s de la santé et du social sont amené∙e∙s à collaborer dans des situations de fin de vie, ces derniers et dernières perçoivent leur rôle différemment, mettant en évidence les compétences dont elles et ils disposent pour l’accompagnement. Leur pratique professionnelle est fortement empreinte de la culture professionnelle à laquelle ils et elles sont rattaché∙e∙s.
Les infirmières et infirmiers estiment adopter un double rôle : le premier est lié aux soins, en réalisant les actes médicaux, et le deuxième relève de l’accompagnement social, en effectuant les gestes quotidiens et les actions éducatives. Ainsi, certain∙e∙s considèrent être des « éducateurs supérieurs ». La personne interviewée qui dispose des deux formations indique « switcher » entre les deux référentiels de compétences. De leur côté, les éducatrices et éducateurs appliquent également des actes de soins en y intégrant toujours une part importante de dimension éducative, comme le relève une interviewée : « On n’est pas à l’hôpital, ce côté éducatif est important. C’est important qu’on ne fasse pas que des soins et pansements ». De plus, les professionnel∙le∙s du social expriment le besoin de mettre une limite vis-à-vis des soins, car il leur arrive d’effectuer des interventions médico-techniques, telles que des changements de sondes qui normalement sont attribués aux infirmières et infirmiers.
Dans la relation d’accompagnement de fin de vie, les professionnel∙le∙s de la santé expliquent adopter une distance thérapeutique qui implique une relation « cadrée », mais restant empreinte de douceur. Ce lien de distance semble se distinguer de celui qu’entretiennent les éducatrices et les éducateurs dans des situations semblables. Effectivement, ces professionnel∙le∙s mettent davantage l’accent sur l’aspect émotionnel, comme l’avance un interviewé : « Dans le monde institutionnel du handicap, on est des supers palliatifs, des proches aidants. Sur le terrain, on fait comme on peut. Oui, on prend dans les bras, on tutoie, on donne des surnoms et on accompagne jusqu’au bout comme le ferait un parent pour son enfant ».
Enfin, lorsque les professionnel∙le∙s évoquent leur mission, les éducateurs et les éducatrices éprouvent de la difficulté à se représenter l’accompagnement de fin de vie comme faisant partie de cette dernière. D’une part, parce qu’ils et elles perçoivent la mort comme « angoissante » et, d’autre part, parce qu’il leur est compliqué de définir ce que signifie pour eux et elles un tel accompagnement, comme le démontrent ces propos : « ça ne veut pas dire qu’il va mourir demain, mais il peut » ; pour certain∙e∙s, la fin de vie peut durer « des années », ou encore correspondre au moment où la personne se retrouve en soins palliatifs. En ce qui concerne les professionnel∙le∙s de la santé, elles et ils estiment que leur intervention est nécessaire lorsque l’existence touche à son terme, et mentionnent que la mort fait partie de la pratique. La mission reste donc la même, mais l’intention change, comme le met en avant un infirmier : « [Avec un×e patient×e], je serai dans une dynamique d’action pour palier, j’irai dans un sens de stimulation et de mobilisation. Chez une personne en fin de vie, j’irai dans la douceur et le tonus ».
Une complémentarité dans la collaboration
Au travers de la perception de leur rôle et des actions qu’elles et ils effectuent, les professionnel∙le∙s soulignent des différences qui soutiennent la complémentarité de leur collaboration lorsqu’il y a fin de vie. En effet, les compétences respectives de chaque métier semblent être valorisées par l’autre profession. Les éducateurs et éducatrices, par exemple, perçoivent les aptitudes en soins comme indispensables lors des accompagnements de fin de vie, valorisant ainsi la pratique infirmière.
Cette reconnaissance réciproque apparait comme un point clé de la collaboration. Le besoin de reconnaissance par l’autre, ressorti par ailleurs des propos des professionnel∙le∙s, est important à admettre et il s’agit d’y accorder une légitimité (Boumedian, 2012). Toutefois, Boumedian attire l’attention sur le fait que la culture professionnelle peut être source d’enjeux lorsqu’il y a collaboration. Comme le met en évidence Chauvière (2009), la culture professionnelle renvoie à ce qui se partage, mais également à ce qui rend différent·e de l’autre. En effet, les professionnel∙le∙s relèvent qu’il n’est pas toujours évident de se comprendre et de légitimer sa réflexion et son intervention face à l’autre. Une interviewée le confirme : « par exemple pour faire une toilette, on a dû se mettre d’accord, car de manière infirmière ou humaniste ce n’est pas la même chose. On a accepté que chacun le fasse différemment. »
De plus, le contexte et le fonctionnement institutionnel dessinent les contours du rapport à l’autre (Leanza, 2011). En ce sens, plusieurs professionnel∙le∙s trouvent que la fin de vie est un facilitateur de collaboration, car elle génère une organisation dans la répartition des tâches, de l’échange qui favorisent la compréhension de chacun·e, entre autres dans les cas où les équipes bénéficient de supervision.
Toutefois, les infirmières et infirmiers estiment détenir une responsabilité supplémentaire dans la gestion de la situation, devant assumer les actes de soins en plus d’activités socio-éducatives. Pourtant, ils et elles n’ont pas le même statut que les professionnel∙le∙s du social. Cette différenciation peut impacter la collaboration, notamment en raison du manque de reconnaissance en matière de salaire, comme le relève une infirmière : « le niveau de formation est identique [niveau de formation Bachelor HES], la prise en charge est identique, il n’y a pas de raisons qu’il y ait une différence de statut (…). Je trouve que c’est une injustice envers les infirmiers. Pour moi, ça peut être un frein à la collaboration et à la compréhension de l’autre ». Effectivement, dans certains établissements, les infirmiers et infirmières sont engagé×e×s comme tel·le et non comme éducateur ou éducatrice sociale, bien qu’elles et ils réalisent un accompagnement social en plus des responsabilités liées aux soins. Si elle paraît logique, cette distinction entraîne un salaire inférieur, alors que le niveau de formation est équivalent.
Des ressources nécessaires au bon fonctionnement
Les propos recueillis auprès des professionnel∙le∙s mettent en lumière les ressources qui leur paraissent importantes pour l’accompagnement et la collaboration lorsqu’il y a fin de vie.
Tout d’abord, le fait d’avoir déjà suivi plusieurs fins de vie est considéré comme une ressource, les professionnel∙le∙s se sentant ainsi préparé∙e∙s et expérimenté∙e∙s. Ensuite, elles et ils estiment qu’il est nécessaire de pouvoir compter sur certaines qualités de savoir-être, comme l’ouverture d’esprit et la remise en question, l’humour, la tolérance et la valorisation de l’autre.
Au niveau institutionnel, les professionnel∙le∙s du social et de la santé relèvent la nécessité de pouvoir s’appuyer sur des directives et protocoles pour accompagner la fin de vie. Une organisation et un fonctionnement d’équipe clair et défini, impliquant la limpidité du statut professionnel et des rôles, sont perçus comme favorables pour travailler ensemble. Certain∙e∙s interwiewé∙e∙s évoquent la nécessité de suivre une formation en soins palliatifs ou d’avoir un∙e référent∙e palliatif∙ve dans l’institution. Enfin, la collaboration au sein de l’équipe et avec les familles semble indispensable pour appréhender le terme de l’existence dans de bonnes conditions, de même que le recours à des services externes à l’institution et spécialisés dans les soins palliatifs, tels que VALM ou Voltigo [1].
La formation professionnelle est mise en évidence comme un point clé de la collaboration et de l’accompagnement de fin de vie : des compétences et connaissances transversales en matière de soins et de handicap paraissent indispensables, tant pour les professionnel∙le∙s du social que de la santé. Un besoin de cohérence est également relevé au niveau des dispositifs de l’assurance invalidité et des assurances maladie, comme le souligne ce propos : « parfois plus ou moins de moyens sont octroyés pour que les professionnel∙le∙s interviennent ». Ce besoin de cohérence est également mentionné en lien avec le devoir de mise en place de projet éducatif, qui n’est plus adapté lorsqu’il y a fin de vie.
Discussion et réflexions institutionnelles essentielles
Les résultats de cette recherche montrent finalement que les professionnel∙le∙s de la santé se montrent plus prêt∙e∙s à accompagner la fin de vie des personnes en situation de handicap que les éducateurs et éducatrices sociales. Pourtant, chacune des deux pratiques met en avant des aspects propres à sa culture professionnelle, aspects qui semblent favoriser cet accompagnement spécifique ; les professionnel∙le∙s de la santé changeront l’intention de l’acte, tandis que les éducateurs et éducatrices maintiendront les aspects sociaux de la relation dans un contexte de soins.
Ces différences se révèlent être une force dans l’accompagnement de fin de vie. Chacun∙e fait bénéficier à l’autre de ses aptitudes et connaissances respectives, induisant une complémentarité entre les professionnel·le·s de la santé et du social. Toutefois, la collaboration requiert de reconnaitre l’autre dans ses distinctions afin de s’accorder et de légitimer son intervention.
Lors de fin de vie, l’interdépendance entre le champ de la santé et du social ne peut être négligée. Ouvrir la discussion et la réflexion sur cette thématique dans les institutions sociales semble donc pertinent pour continuer à parfaire l’accompagnement des personnes en situation de handicap. Jusqu’à leur dernier souffle.
Bibliographie
- Brauchbar, M., Schönholzer, S. - M., Streckeisen, U. & Zimmermann, M. (2017). Rapport de synthèse fin de vie PNR 67. Berne : Comité de direction du PNR 67 Fin de vie. Fond National Suisse.
- Boumedian, N. (2012). Les enjeux sociaux du travail interdisciplinaire. L'exemple de la prise en charge globale des usagers. Pensée plurielle (30∙31), 191∙206. doi 10.3917/pp.030.0191 :
- Chauvière, M. (2009). Peut-on parler d’une culture professionnelle des éducateurs ? Sociétés et jeunesses en difficulté, (7). Récupéré de
- Leanza, Y. (2011). Exercer la pédiatrie en contexte multiculturel. Une approche complémentaire du rapport institutionnalisé à l’Autre. Chêne∙Bourg : Georg.
- Prélaz, A. (2019). Regards croisés : quand les professionnel∙le∙s de la santé et du social sont amené∙e∙s à collaborer lors de situation de fin de vie de personnes présentant une déficience intellectuelle. Travail de Master dirigé par Prof. Geneviève Piérart. HES∙SO Master en travail social : Lausanne.
- Wicki, T. (Dir.) et al. (2015). Soins palliatifs aux personnes en situation de handicap intellectuel. Interventions requises et mesures proposées. Berne : Office fédéral de la santé publique.
[1] Voltigo est une unité mobile de soins palliatifs qui intervient à domicile et propose des prestations de soutien, conseil, orientation et d’évaluation lors de situation de fin de vie. En savoir plus. VALM « Veiller, accompagner là et maintenant » est une association constituée de bénévoles offrant un accompagnement lors de fin de vie. En savoir plus
Cet article appartient au dossier Intimité(S)
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Amélie Rossier, «L’interdisciplinarité au service de la fin de vie», REISO, Revue d'information sociale, publié le 18 juillet 2022, https://www.reiso.org/document/9294