Les stagiaires, piliers qui ne devraient pas l’être
Une étude sur les pratiques fribourgeoises des crèches et structures d’accueil extrascolaire montre que les stagiaires leur sont souvent indispensables pour des raisons financières, engendrant un décalage en matière de formation.
Par Marie Girard, secrétaire générale de la Fédération des crèches et garderies fribourgeoises, Fribourg
Il existe un décalage entre les pratiques en matière de stages et les directives cantonales et fédérales : si la loi sur la formation professionnelle autorise l’accès à l’apprentissage dès la sortie de l’école obligatoire, les études menées [1] démontrent que les stages d’une année avant de débuter la formation d’assistant·e socio-éducatif·ve constituent une pratique courante, et même majoritaire. Une enquête, menée par la Fédération des crèches et garderies fribourgeoise avec le soutien de l’OrTra santé-social Fribourg, confirme ce point et met en exergue des éléments structurels l’expliquant.
La recherche révèle que si les structures font au mieux pour formaliser leurs pratiques d’encadrement, il existe des inégalités de traitement et des flous notamment par rapport aux temps de suivi, aux tâches déléguées, aux objectifs fixés ainsi qu’aux évaluations des stages.
Ainsi, si 43% des institutions font un retour une à deux fois par semaine à leurs stagiaires, 19% d’entre elles ne le font qu’une à deux fois par mois. De même, 49% des structures accordent au moins une heure par semaine de suivi à leurs stagiaires, alors que 37% leur attribuent une à deux heures par mois. La qualité n’est donc pas identique et peut questionner le rôle formateur que jouent ces expériences pratiques. Cela est corroboré par le fait que 28% des lieux d’accueil déplorent le manque de temps dont ils disposent pour les suivis des stagiaires.
Une hypothèse expliquant ces différences est la possibilité, ou non, de bénéficier de temps de travail hors présence enfant (THPE). Ce temps n’est pas reconnu à ce jour dans le canton de Fribourg et certaines structures n’arrivent pas à le mettre à disposition de leurs équipes, ou à un taux trop faible.
Les autrices recommandent ainsi d’ajouter du THPE dans les directives cantonales afin d’améliorer la qualité de travail et de permettre aux structures de fournir un encadrement et un suivi de qualité. Il est également conseillé de créer des lignes directrices et d’homogénéiser les procédures de suivi et d’orientation des stagiaires.
Un biais structurel
La recherche souligne que dans près de 75% des cas, l’année de stage fait partie du processus d’engagement d’apprenti·e. Ainsi, 41% des lieux demandent qu’un an de stage soit effectué préalablement, tandis que 34% d’entre eux privilégient l’engagement de leurs stagiaires internes.
De plus, un prérequis pour être engagé·e comme stagiaire est d’être majeur·e. Cela permet en effet d’être comptabilisé·e dans les quotas d’encadrement, les normes de la Direction de la santé et des affaires sociales indiquant que : « Tout·e stagiaire, dès 18 ans révolus, sera pris en compte à 50% de son temps de présence effectif dans le quota du personnel auxiliaire ». Ainsi, en s’assurant les services des stagiaires majeur·e·s, les lieux d’accueil limitent les coûts en personnel, ce qui rend ces jeunes indispensables à leur bon fonctionnement. Le recours aux stagiaires contribue à faire face à des impératifs financiers pour 46% des répondant·e·s et à des besoins en personnel pour 59%, bien que des objectifs de formation soient à la base de ces stages.
Quelque 74% des structures comptent systématiquement les stagiaires majeur·e·s dans leurs quotas, alors que 26% d’entre elles ne le font pas, ou pas systématiquement. De même, 29% d’entre elles reconnaissent confier, ou parfois confier, aux stagiaires des tâches qui devraient normalement revenir au personnel qualifié.
Pour pallier cela, il est recommandé de mettre en place des stages plus courts et formalisés. Il est également préconisé de prévoir des dotations en personnel suffisantes sans le recours aux stagiaires et d’attribuer des subventions supplémentaires pour l’engagement de collaboratrices et collaborateurs. Reconnaitre les stagiaires comme des employé·e·s surnuméraires permettrait d’éviter que le facteur « âge » ne prenne le dessus sur des éléments tels que la maturité ou l’intérêt et favorise un renforcement de la qualité d’accueil des enfants. Cette situation, déjà en cours en Valais, à Genève et dans le canton de Vaud, réattribuerait au stage son rôle originel. Une telle démarche aurait néanmoins un coût, qui devrait être pris en charge par les collectivités publiques.
Une inadéquation entre offre et demande
La recherche révèle par ailleurs un manque de places d’apprentissage par rapport aux demandes de stage pour le métier d’ASE. Ainsi, tous les répondant·e·s mentionnent qu’ils reçoivent plus de demandes de stages qu’ils n’ont de place, 19% indiquant même en recevoir plus de dix par mois. Dans 86% des situations, les stages se déroulent à temps plein. Ils sont rémunérés dans 93% des cas.
Ne pas engager leur stagiaire comme apprenti·e au terme de l’année de stage est déjà arrivé à 70% des répondant·e·s. Pour 47% d’entre elles et eux, cela est dû à un manque de places d’apprentissage. Ainsi, même si les entreprises sont formatrices, elles n’ont pas toujours suffisamment de capacité de formation pour engager leurs stagiaires l’année suivante. Les compétences et la maturité jugées inadéquates pour l’apprentissage représente la deuxième raison de non-engagement, soit 28% des cas.
Enfin, 87% des structures disent n’avoir jamais engagé un·e apprenti·e directement à la sortie de l’école obligatoire. Ces situations sont problématiques car la loi cantonale [2] n’autorise qu’une année de stage. Ainsi, ces jeunes n’auront plus la possibilité de démontrer leurs compétences par ce biais à un autre employeur et risquent de devoir renoncer à leur formation d’ASE. Il semble donc important de procéder à un recensement et un contrôle des places de stage et d’apprentissage disponibles afin de s’assurer que les structures proposant un stage annuel s’engagent à former un·e apprenti·e l’année suivante.
Afin de promouvoir l’engagement d’apprenti·e·s ayant effectué leur stage dans un autre établissement sans y obtenir de place d’apprentissage, il est recommandé d’élaborer des certificats de travail ou de compétences complets et précis. Cette démarche déboucherait sur une évaluation plus rigoureuse des compétences acquises par les stagiaires et pourrait favoriser leur mobilité entre les structures.
Abréger les stages non-concluants
De plus, il est nécessaire d’aborder la question de l’interruption du stage dès que la structure sait qu’elle n’engagera pas le·a jeune, et ne pas maintenir systématiquement un stage d’une année. Cela laisserait l’opportunité au jeune de faire d’autres expériences et peut être, de refaire un stage de neuf à six mois par la suite. Cela permettrait également de proposer la place de stage à une autre personne.
De même, les autrices recommandent que les structures soutiennent les jeunes dans leur recherche d’apprentissage, que du temps de travail leur soit libéré pour le faire, et qu’ils et elles soient guidé·e·s vers un service d’orientation scolaire et professionnel dès la décision de non-engagement prise. Ces pratiques éviteraient qu’ils et elles ne se trouvent sans solution à la rentrée. Pour assurer la traçabilité des procédés, il est également conseillé de monitorer les situations de ces personnes. Enfin, la communication à ce sujet devrait être développée, afin de sensibiliser les jeunes et leurs familles à la problématique et aux enjeux.
Cette recherche a encore souligné que 76% des lieux d’accueil extra-scolaire ne forment pas d’apprenti·e·s, alors que ce secteur pourrait représenter une manne de nouvelles entreprises formatrices. Néanmoins, cela n’est pas toujours possible, le niveau de formation des intervenant·e·s et le nombre d’heures d’ouverture ne répondant pas aux exigences d’engagement d’un apprenti·e.
Se libérer de la dépendance aux stagiaires
Il ressort de cette recherche que les directives relatives aux quotas d’encadrement, associées aux faibles capacités financières des structures rendent ces dernières dépendantes de la présence des stagiaires majeur·e·s pour leur bon fonctionnement, bloquant par là même l’entrée en formation des jeunes directement à la fin de l’école obligatoire. Ceci représente un frein à la visée formatrice du stage et au désir des structures de transmettre le métier d’assistant·e socio-éducatif·ve, les poussant à engager des stagiaires pour des raisons financières plutôt que dans une perspective de formation.
Ce biais structurel a également une incidence sur la qualité de l’accueil des enfants et des suivis des stagiaires, les professionnel·le·s qui les supervisent ne disposant pas forcément du temps de travail payé ou prévu pour les encadrer.
La nécessité que les structures puissent maintenir leurs services sans l’intervention des stagiaires est une problématique connue de longue date. Néanmoins, un tel changement structurel nécessite des subventions. En effet, comme le précise Kibesuisse [3], lorsque les stagiaires sont remplacé·e·s par du personnel formé, les coûts augmentent de 20% au minimum. De ce fait, l’intervention des pouvoirs publics s’avère nécessaire.
Les différentes recommandations émises exigent notamment des modifications de normes, de directives cantonales et impliquent une pluralité d’acteurs. Pour cette raison, les autrices ont proposé de créer un groupe de travail afin d’approfondir ces recommandations.
[1] INSOS Suisse (2018) Prise de position stages indépendants ; SAVOIRSOCIAL (s.d.) Assistant socio-éducatif CFC
[2] Direction de la santé et des affaires sociales (2017) Directives sur les structures d’accueil préscolaire
[3] Kibesuisse (2017) Positon de kibesuisse par rapport aux jeunes
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Marie Girard, «Les stagiaires, piliers qui ne devraient pas l’être», REISO, Revue d'information sociale, publié le 8 septembre 2022, https://www.reiso.org/document/9542
Bravo pour cette recherche qui permet de mettre à jour un système « d'exploitation » des stagiaires dans le domaine de la petite enfance. Il serait intéressant que quelqu'un croise ce travail avec ceux de Lynn Mackenzie pour déterminer à qui profite ce recours abusif à des stagiaires (ou le fait de les encadrer insuffisamment). Aux collectivités peut-être, mais certainement encore plus à l'économie privée qui profite pleinement des crèches, sans participer de manière suffisante à leur financement, dans le Canton du Jura en tout cas (réf. volonté exprimée en 2012 et jamais réalisée du Service de l'Action Sociale d'aller chercher 1 mio de francs auprès des entreprises privée pour financer les crèches).
J'espère que ce travail sera largement diffusé, qu'il va permettre une prise de conscience et des changements. Par ailleurs, il serait intéressant d'aller voir dans d'autres domaines du travail social et de la santé ce qu'il en est en matière de stages...
Silvère Ackermann,
travailleur social et ancien conseiller communal en charge de la maison de l'enfance de la commune de Courroux