Le deuil ne s’arrête pas aux portes de l’entreprise
© Kittyfly / Adobe Stock
La mort dans le monde du travail est une réalité peu discutée, relevant à la fois de l’idée que le deuil se vit en famille, mais aussi d’un malaise des directions, des ressources humaines et des cadres face à ces situations.
Par Aurélie Masciulli Jung et Melissa Ischer, assistantes HES, Haute école de travail social et de la Santé Lausanne (HES-SO) [1]
Depuis les années 1970-1980, la conception psychologique du deuil domine aussi bien dans les discours que dans l’accompagnement des personnes endeuillées. Les notions d’étapes, de travail ou de processus sont les traductions langagières de cette perspective focalisée sur les manifestations émotionnelles (colère, tristesse, culpabilité) et physiques (manque d’appétit, fatigue) d’un état individuel. Or, si le deuil se vit intimement pour une part, l’individu reste inscrit dans des faisceaux de relations, que ceux-ci soient familiaux, amicaux, associatifs, culturels ou encore professionnels. Le monde du travail participe alors au vécu de cet événement : il renforce négativement ou soutient positivement le processus personnel de l’employé·e touché·e.
Aucune recherche quantitative n’a été menée en Suisse pour dénombrer le nombre de personnes en deuil dans le monde professionnel, ni le nombre d’employé·e·s décédé·e·s alors qu’elles et ils se trouvaient sous contrat. La recherche menée par Berthod et Magalhães De Almeida (2011, pp. 99-101) permet toutefois d’estimer qu’entre 10% et 15% de la population active est touchée par la perte d’un·e proche, que 40% des congés spéciaux sont accordés pour un décès et qu’environ 8% des employé·e·s ont pris un congé en raison d’un décès dans l’année.
En France, une étude mandatée en 2021 par l’association Empreintes (CREDOC, Empreintes & CSNAF, 2021) avance des chiffres encore supérieurs ; une personne active sur quatre vit un deuil et un individu actif sur deux y est confronté sur son lieu de travail durant sa vie professionnelle. Si les employé·e·s font face au deuil, ce sont bien les directions, les ressources humaines et les cadres qui sont responsables de définir la politique de gestion et d’accompagnement de ces situations dans les entreprises.
Toujours selon cette enquête, un·e cadre sur trois est amené·e à accompagner des circonstances de deuil au cours de sa vie professionnelle, et cela sans formation au préalable. Actuellement, 63% des salarié·e·s français·e·s disent ne pas avoir reçu de soutien lors de la perte d’un·e proche. Plus grave encore, 80% des collaborateurs et collaboratrices endeuillées estiment que le soutien des ressources humaines était inadapté, inutile ou inexistant. Dans les faits, ces situations échappent souvent à ces départements, notamment lorsqu’elles sont invisibilisées et non identifiables sous le couvert des arrêts maladie.
De nombreuses sociétés, tant au niveau des ressources humaines que des cadres, ne disposent que de peu de repères organisationnels documentés, voire transmissibles, pour soutenir les collègues endeuillé·e·s. En règle générale, ces services s’appuient sur l’expérience et le savoir-faire des professionnel·le·s déjà en poste pour gérer ces situations, souvent au cas par cas en fonction des événements qui se présentent (Berthod, 2009). Sur la base de ce constat, il semble opportun d’inviter les différents milieux du travail, en fonction de leurs réalités et possibilités, à anticiper la gestion de ces circonstances et de thématiser la question de la mort et ses enjeux. Cette réflexion collective devrait, par ailleurs, inclure les personnes concernées par le deuil et leur entourage professionnel.
Deuil et bien-être au travail
La question de la santé mentale dans le milieu professionnel est habituellement plutôt traitée sous l’angle de la qualité de vie en entreprise et de la souffrance liée à l’emploi. Certaines formes de précarisation du travail, les mauvaises conditions d’activité, le risque d’accidents ou de maladies professionnelles, la déshumanisation, les inadaptations de valeurs de production aux aspirations des salarié·e·s sont fréquemment dénoncées. Le deuil, lui, n’est que peu théorisé et problématisé, à l’exception de situations plus exceptionnelles ou médiatiques, comme les suicides dans les bureaux ou sur un site de la société.
En conditions de deuil, le travail peut être à la fois vécu comme un risque amenant à un redoublement de la peine (vécu difficile de cette période et malaise face à des pressions professionnelles), mais aussi comme une source de bien-être et donc de ressourcement pour la personne touchée. Les directions doivent donc faire preuve d’attention à la façon dont l’employé·e concerné·e endure sa situation, en tenant compte de ces possibles variations d’appréhension du travail. Les individus endeuillés font parfois face à de vrais impacts sur leur productivité.
De fortes pressions peuvent être ressenties lors du retour au travail lorsque les circonstances ne sont pas prises en compte par les cadres ou par les collègues. Le deuil, en tant que facteur de risques physique, psychique et social engage donc la responsabilité des employeur·e·s en termes de protection de la santé au travail. Les directions peuvent être amenées à prendre des mesures spécifiques pour veiller au bien-être des employé·e·s.
Dans la pratique, lorsque la ou le salarié·e ne montre pas de baisse de performance, la perte est appréhendée comme relevant de la sphère privée et il passe sous silence (Berthod & Magalhães De Almeida, 2011). Dans le cas de dysfonctionnement au travail — difficultés à se concentrer, irritabilité, sentiment d’impuissance, faible capacité à se décider — l’individu est rapidement catalogué comme vivant un deuil pathologique. Dans ce deuxième cas, il ou elle est encouragé·e à consulter un·e thérapeute pour être soutenu·e ; l’entreprise externalise alors la situation devenue problématique. Une voie médiane à ces deux extrêmes semble possible : en prenant en compte les besoins des employé·e·s concerné·e·s et en adaptant les conditions de travail selon des modalités discutées conjointement, le deuil devient reconnu comme risque psychosocial. Les entreprises limitent de fait des arrêts de travail ou des pertes de productivité sur le long terme.
Le risque de hiérarchiser les peines
Lorsqu’une mort survient dans le monde du travail, le risque de hiérarchiser les décès, et donc les peines, s’avère important. La question se pose concrètement au regard des jours de congés spéciaux octroyés lors d’une disparition, puisque ceux-ci sont accordés en fonction des liens de parenté, selon un barème généralement notifié dans une convention collective de travail (CCT) ou un règlement du personnel. Ces règles excluent donc la possibilité de prendre congé lors du décès d’une personne proche, en dehors de la famille.
Pourtant, les liens d’affection ne sont pas corrélés aux liens de sang. Les recompositions familiales ont aussi fait évoluer les clans et questionnent cette attribution de congés spéciaux en fonction des liens de parenté filiaux ascendants ou descendants. Il s’agirait donc de penser les deuils et les peines au-delà de ces représentations archaïques.
La marge de manœuvre dans la gestion du deuil, pour le moment laissée à la discrétion des ressources humaines et des cadres, peut conduire à des traitements différenciés selon les représentations personnelles que celles et ceux-ci portent sur le deuil. L’entreprise peut alors faire preuve de plus de bienveillance ou, au contraire, se montrer inflexible dans le temps accordé en cas de décès, en fonction de l’appréciation du degré de proximité avec la personne défunte. Le risque de hiérarchiser les décès et les peines devient ainsi important et entraîne potentiellement des situations malaisantes dans les organisations de travail.
Plus que d’imposer des règles et des normes — que ce soit dans la reconnaissance de qui est endeuillé ou non, ou de quels sont les aménagements à mettre en place dès qu’une situation est connue — il convient dès lors, dans les milieux professionnels, de penser ces circonstances avec anticipation et flexibilité, en partant des besoins des personnes en deuil.
Temporalité du deuil et accompagnement
L’embarras de la gestion du deuil dans les entreprises provient en partie du fait qu’il est difficile de penser ce type de situation dans la durée. Si le début du processus est généralement identifiable, le deuil ne connaît pas de fin formelle. Il se vit dans une temporalité longue, avec des périodes d’intensité variables, en pointillé dans le temps (Berthod, 2016 ; Laperle, Achille & Ummel, 2021). Les besoins de la personne touchée évoluent eux aussi, comme le souligne Camille, qui a perdu son conjoint : « Une fois que j’ai démontré que tout va bien, que j’ai repris un taux d’occupation normal, il n’y a plus rien eu… (…) Pourtant, il reste des moments plus difficiles, des dates à passer. Là, je viens de passer une année et ce n’est pas facile. Il faudrait pouvoir à nouveau dire ses besoins » [2] (Masciulli Jung, Ischer, Haunreiter & Berthod, 2022, p. 28).
Ces aléas de la vie et des émotions humaines impliquent une réévaluation dans la durée des situations de deuil par les responsables direct·e·s, les ressources humaines ou les directions. Parce que rester en contact avec les personnes endeuillées et (re)créer régulièrement des espaces d’écoute et de partage s’inscrit comme une mesure de prévention et de protection de la santé mentale au travail.
Une brochure pour les directions d'entreprise
La brochure nationale « Deuil dans le monde du travail. Guide pour les entreprises » [3] (Masciulli Jung, Ischer, Haunreiter & Berthod, 2022) encourage les entreprises à thématiser la question du deuil en favorisant une intelligence collective dans les organisations. Pour cela, il est recommandé de définir institutionnellement les modalités d’annonce de décès et de retour au travail, les aménagements possibles et de suivre les situations de deuil, qu’il s’agisse du décès d’un·e salarié·e ou d’un·e proche d’un·e employé·e, dans la durée.
Bibliographie
- Berthod, M.-A., & Magalhães De Almeida, A. (2011). Vivre un deuil au travail. La mort dans les relations professionnelles. Éd. EESP.
- Berthod, M.-A. (2016). Le paysage relationnel du deuil. Frontières, 26 (1).
- Berthod, M.-A. (2009). Le quasi-accompagnement des employés en deuil au sein des entreprises. Pensée plurielle, 22, 89-98.
- CREDOC, Empreintes & CSNAF. (2021). Les Français face au deuil.
- Laperle, P., Achille, M. & Ummel, D. (2021). The relational landscape of bereavement after anticipated death: An interpretive model. Death Studies
- Masciulli Jung, A., Ischer, M., Haunreiter, K. & Berthod, M.-A. (2022). « Le deuil dans le monde du travail. Guide pour les entreprises ». Haute école de travail social et de la santé Lausanne.
[1] Les autrices de cet article participent au colloque « Les couleurs de la mort », du 5 au 8 octobre 2022, à Lausanne.
[2] Pour des raisons de lisibilité, REISO adapte légèrement les citations orales lors de leur transcription écrite.
[3] Télécharger ce guide, disponible en français, allemand, anglais et italien
Votre avis nous intéresse
Comment citer cet article ?
Aurélie Masciulli Jung et Melissa Ischer, «Le deuil ne s’arrête pas aux portes de l’entreprise», REISO, Revue d'information sociale, publié le 12 septembre 2022, https://www.reiso.org/document/9553