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Un livre aborde la notion de frontières entre le domaine du social et du médical, et met en lumière les enjeux d’une meilleure coopération. Interview croisée des trois directeur·trice·s de la publication.
L’intervention sociale aux frontières du médical [1] est un recueil de textes qui décrit les interactions multiples, parfois complexes, entre deux domaines amenés à travailler en complémentarité. Des améliorations bénéfiques aux patient·e·s comme aux professionnel·le·s issu·e·s de ces deux secteurs se dessinent au fil des pages.
(REISO) Plusieurs situations décrites dans l’ouvrage que vous avez dirigé montrent une hiérarchisation importante entre le secteur médical et celui du travail social. Pourquoi la figure du médecin est-elle si forte, au détriment de celle du ou de la travailleur·euse social·e ?
[2]) L’origine de cela est avant tout historique. Le travail social est en partie issu du monde médical. Les deux domaines partagent un vocabulaire commun : diagnostic médical ou social, plan de soins ou d’aide. Par exemple, les assistantes sociales étaient, dans la première moitié du XXe siècle, celles qui assistaient le médecin sur la partie sociale de la problématique médicale.
(Yvette MolinaComment faire bouger les mentalités afin que le domaine social soit davantage valorisé et reconnu ?
(Yvette Molina) C’est avant tout un travail politique. Alors que le prestige médical est bien ancré dans les mentalités, celui des métiers du social est faible. Il faudrait une meilleure reconnaissance de ceux-ci.
(Françoise Tschopp [3]) Il suffit de comparer les salaires entre un·e infirmier·e et un·e assistant·e social·e en Suisse pour voir qu’il y a un grand déséquilibre de statut. L’une des pistes seraient de promouvoir des formations communes. Lors de la création des Hautes écoles spécialisées, il y a eu un débat pour savoir si un tronc commun entre les soins et le social allait être créé. Finalement, cela ne s’est pas fait. Cependant, en formation continue, certaines initiatives de ce genre sont prises et permettent une meilleure connaissance des pratiques de chacun des domaines.
Au-delà des instances publiques et politiques, quelles actions peuvent être mises en place sur le terrain pour une verticalisation moins importantes entre ces deux domaines ?
(Yvette Molina) Plusieurs initiatives de coopération se créent spontanément dans certaines institutions car les professionnel·le·s se rendent bien compte de leur complémentarité et du besoin de croiser leurs pratiques. Une meilleure collaboration et une moins forte hiérarchisation passent par une acculturation réciproque et cela dès la formation. A titre d’exemple, les futur·e·s travailleur·euse·s sociaux·ales sont amené·e·s à faire un stage dans un établissement médical, alors que la réciproque n’existe pas : les futur·e·s soignant·e·s ne vont pas passer du temps dans un foyer ou un centre d’accueil pour personnes vulnérables.
Quels sont les domaines où le médical et le social travaillent déjà de manière plus horizontale ?
[4]) Dans certains services, l’horizontalité fonctionne mieux que dans d’autres, notamment dans ceux qui s’occupent de publics très précaires. Les généralistes, par exemple, y sont très en contact avec les métiers du social. Ils et elles travaillent souvent main dans la main. Ce n’est en revanche pas le cas en santé mentale, où les psychiatres ont du mal à partager leur pouvoir. A noter que, dans certains cas, la tendance est inversée. Je pense notamment aux jeunes médecins qui sont parfois très content·e·s de pouvoir s’appuyer sur l’expérience des professionnel·le·s du social.
(Jean-François GasparLa pandémie a montré qu’il y a pénurie de ressources dans les deux secteurs. Pensez-vous qu’elle ait permis de redorer le blason des métiers du social ?
(Yvette Molina) Malheureusement pas. Alors que le personnel soignant était acclamé aux fenêtres pour son travail, les travailleur·euse·s sociaux·ales n’étaient pas considéré·e·s. Elles et ils étaient pourtant au front, par exemple, à la suite de l’augmentation des violences conjugales, à la multiplication des problèmes psychologiques, à l’isolement et ses conséquences. Là encore, ils et elles ont subi un déficit de reconnaissance.
(Jean-François Gaspar) La pandémie n’a pas changé grand-chose. Partout en Europe, il existe une pénurie de travailleur·euse·s sociaux·ales et médico-sociaux·ales. Il devient de plus en plus difficile de trouver du personnel car il n’est pas soutenu, il est parfois même discrédité. Les gens oublient tout ce qu’ils apportent socialement. Il suffit de s’attarder sur les récents événements en France avec les jeunes auteurs et autrices de troubles dans l’espace public. Le gouvernement s’accorde à dire qu’ils et elles doivent être pris en charge par les services sociaux, mais on oublie que les mesures éducatives préventives ont été supprimées pour des raisons économiques, alors que c’est bien moins cher de prévenir que de réparer !
(Françoise Tschopp) La détresse post-Covid à Genève a entraîné un manque de personnel dans les services de psychiatrie, désormais surchargés. Les professionnel·le·s du domaine médical et de celui social sont épuisé·e·s. Cependant, dans de petites structures, certaines initiatives d’interdisciplinarité voient le jour. Elles devraient améliorer le travail de coopération et, par voie de conséquence, la prise en charge de la patientèle.
Votre ouvrage va-t-il permettre de faire avancer la cause des métiers du social ?
(Yvette Molina) Les nombreux textes présentés dans le livre retracent des situations vécues en Suisse, en France, en Belgique et au Canada. Ils contribuent à rendre visible des problématiques, tout comme des ajustements que les personnes intéressées ne connaissant pas forcément. C’est aussi en attirant l’attention que les choses peuvent bouger. Notre livre parle de frontières, mais elles ne sont pas fermées. Elles doivent permettre la circulation des savoirs et des pratiques.
(Propos recueillis par Yseult Théraulaz)
Un vernissage du livre est prévu le 2 octobre à la Haute école de travail social de Genève. Plus d’infos
[1] L’intervention sociale aux frontières du médical, sous la direction de Jean-François Gaspar, Yvette Molina et Françoise Tschopp, Ed. Ies, 2023, 208 pages.
[2] Yvette Molina est docteure en sociologie, directrice du Centre de recherche d’ASKORIA en Bretagne et chercheuse associée au Centre Maurice Halbwachs, à Paris.
[3] Françoise Tschopp est titulaire d’un Master en sciences de l’éducation. Elle a été responsable de la formation continue et chargée d’enseignement à la Haute école de travail social de Genève.
[4] Jean-François Gaspar est docteur en sociologie et responsable du Centre d’études et de recherches en ingénierie et actions sociales, à Namur. Il est également chercheur au Centre européen de sociologie et de science politique, à Paris.