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Recension par Jean Martin, médecin de santé publique et bio-éthicien
Philosophe analytique français, Ruwen Ogien a été opéré d’un cancer du pancréas et subi une demi-douzaine de chimiothérapies. Dans ce récit, il évoque son histoire individuelle mais fait aussi un tour d’horizon bien informé de sociologie médicale. Il décrit les relations soigné-soignant, les rapports entre soignants, la psychologie médicale et les ressentis du malade. Quelques extraits.
Vécu personnel. « Je suis atteint d’un cancer capricieux. Je crois être indifférent à ce qui m’arrive mais suis terriblement inquiet lorsque je dois aller chercher les résultats des analyses. Je me sens plein de compassion envers les autres malades mais ai du mal à supporter leur proximité physique. J’ai l’impression d’être de plus en plus étranger à mon corps alors que je m’intéresse sérieusement à son fonctionnement pour la première fois. Je prétends être ouvert à toutes les thérapies alternatives mais m’arrange pour n’en suivre aucune. J’éprouve de la gratitude et même de l’amour pour le personnel soignant mais ressens aussi souvent de la méfiance et de la crainte à son égard. »
Contre le dolorisme. Ogien s’en prend aux vues de certains auteurs et milieux, religieux par exemple. A son sens, ces réponses « contribuent à discréditer la souffrance des personnes atteintes de graves maladies, à renforcer la violence sociale à leur encontre [liée à ce qu’on voit à la souffrance une vertu « rédemptrice »], et à protéger certaines formes de paternalisme médical. » Il précise : « La souffrance physique est un fait brut qui n’a aucun sens, qu’on peut expliquer par des causes, mais qu’on ne peut pas justifier par des raisons. »
Le statut du malade. « J’avais l’impression que, si je ne voulais pas être perçu comme un ‘déchet’ ne méritant pas des efforts thérapeutiques, je devais présenter une certaine image : celle d’une personne résistant vaillamment, sincèrement désireuse de suivre les recommandations des médecins ».
Sur la résilience. « Au fond, la psychologie positive, dont la résilience est un des piliers, a un côté bêtement optimiste, répugnant aux yeux de tous ceux dont la vie est précaire, marquée par des échecs et des peines profondes. Elle tend à culpabiliser tous les défaitistes en pensée, ceux qui n’ont pas la force ou l’envie de surmonter leur désespoir (…). C’est pourquoi la tendance à présenter les maladies comme des défis susceptibles de nous faire grandir m’est devenue quasiment insupportable. Si résilience et autres notions positives méritent sans doute de retenir l’attention, il faut aussi entendre la crainte que ce discours puisse augmenter le malheur des ‘paumés’. »
Une idée iconoclaste. « Le fait que les médicaments anticancéreux n’ont pour objectif que de prolonger la survie donne l’impression d’un grand déficit de l’institution médicale. Ceci devrait être un aiguillon pour revenir à un but plus classique, la guérison. Mais l’invasion des maladies chroniques fait tellement les affaires de l’industrie pharmaceutique qu’on peut se demander si cette dernière ne contribue pas à laisser les choses en l’état. Certains chercheurs font même l’hypothèse que c’est la relative impuissance des médicaments à guérir la maladie qui en font tout le prix pour l’industrie. »
Enfin, un point délicat. « Sans tomber dans un utilitarisme calculateur, je me demande, comme devrait le faire tout citoyen ‘raisonnable’, si prolonger ma vie de quelques semaines au prix de dépenses énormes en vaut vraiment la peine (…) Est-ce que je trouverais juste de dépenser tout ce qui me reste à la banque pour cela, en privant ma famille ou une organisation caritative de cette somme qu’ils pourraient consacrer à un bien-être plus durable. Je suis en train de perdre mes certitudes ‘déontologiques’, ma croyance que l’impératif de me maintenir en vie prévaut sur toutes les autres considérations. »
Bibliographie. Il y a beaucoup d’érudition dans « Mes Mille et Une Nuits », y compris une bibliographie de 120 titres avec une sélection d’ouvrages académiques d’Europe et d’Amérique du Nord, les livres de l’Américain Talcott Parsons (Eléments pour une sociologie de l’action. Paris : Plon, 1955) et des Français Adam et Herzlich (Sociologie de la maladie et de la médecine. Paris : Armand Colin, 1994) et des classiques littéraires comme Mars, de notre compatriote Fritz Zorn, ou Une mort très douce, de Simone de Beauvoir.