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Symposium, Fribourg, 27 juin 2018
Les «marchands de maladie» entravent les mesures de prévention contre les addictions à l’alcool, le tabac ou les jeux d’argent. L’argument de la liberté individuelle ne doit pas faire oublier les autres responsabilités de l’Etat.
Par Dr Jean Martin, ancien médecin cantonal (Vaud), ancien membre de la Commission nationale suisse d’éthique
ndlr Cette intervention a été présentée lors de la séance d’ouverture du Symposium international sur le jeu excessif à Fribourg le 27 juin 2018. L’auteur résume en quelques points forts les enseignements de son parcours professionnel mené dans la santé publique et la prévention.
Je vais relever quelques éléments généraux en termes de santé publique et de politique de santé. Ils résultent de mes diverses expériences en tant que médecin cantonal et concernent les addictions, alcool, tabac et substances illégales, mais également les enseignements tirés de la saga du VIH/sida ou d’autres enjeux politiques et économiques récurrents.
1. Les sociétés libérales comme la Suisse ne sont pas très intéressées à mener des actions préventives précoces et fortes. Ces actions de prévention primaire souhaitent mettre des barrières, au moins une distance, entre les éléments menant à l’addiction et les personnes à risque ainsi que le public en général. Dans ces sociétés, les décideurs et autres influenceurs tendent à minimiser les risques et demandent des preuves catégoriques et en quantité avant de se laisser « émouvoir ». Avant d’affirmer clairement les dangers liés aux comportements ou substances et avant d’y consacrer des ressources. C’est notamment à cette réticence, cette tendance à dire « attendons de voir les dégâts, on avisera ensuite » qu’on peut attribuer le refus par le parlement national, il y a quelques années, d’une loi fédérale sur la prévention.
2. Le prétexte grossièrement exagéré à cet égard est celui de la liberté individuelle. L’argument est que les citoyens sont adultes et responsables et qu’ils savent choisir. Le cas échéant, ce n’est pas à l’Etat de les empêcher de vivre à leur guise, même si cela représente des risques majeurs pour leur santé, risques pour lesquels toutefois les pouvoirs publics devront payer quand ils se concrétisent en maladies. S’agissant spécifiquement des addictions chez les mineurs, des questions doivent sérieusement se poser sur leur autonomie et leur influençabilité. Autre point important : se souvenir que notre libre détermination est bien plus influencée par les matraquages publicitaires multiples nous incitant à des comportements et des consommations délétères que par les efforts pédagogiques de la santé publique. Cette dernière dispose de peu de moyens alors que, de l’autre côté, on ne voit guère de limite aux ressources consacrées à faire passer « fake news » et messages attrayants.
3. On tend à négliger les effets délétères des addictions sur l’entourage. Pour le moins, ils ne reçoivent pas assez d’attention. La santé publique a appris que maladies et accidents dépendent largement du milieu dans lequel ils surviennent. Les dommages ne concernent pas seulement celles et ceux qui sont directement touchés mais aussi leurs proches : précarité sociale voire misère, déstructuration familiale, difficultés psychosociales et scolaires, violences multiples. Nous devons marteler qu’il est impératif d’avoir une vue systémique et de considérer la causalité multifactorielle des situations pathologiques. Il faut rappeler que la liberté, dont certains se réclament à grands cris, consiste à pouvoir tout faire ce qui ne nuit pas à autrui, selon l’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme de 1789. Or, les addictions à des comportements ou substances font beaucoup de tort à autrui… en particulier aux proches des personnes concernées elles-mêmes.
4. Pour accélérer l’action publique, j’aimerais souligner l’importance de la militance, notamment celle des milieux de la société civile. On connaît les « Anonymes » (Alcooliques, Narcotics, Nicotine, Gamblers), ils sont en général discrets. Mais certains sont beaucoup plus vocaux, comme le montre par exemple le film « 120 battements par minute », de Robin Campillo (2017), qui décrit la lutte forte, bousculante, d’Act Up en France dans les années 1980. Cette association a confronté les pouvoirs publics à leur manque de décision et même leur manque de conviction dans le traitement et la prévention du VIH/sida. J’ai vivement vécu comment l’épopée sida nous a beaucoup appris sur l’action de prévention et d’« advocacy » au sein de la société. S’agissant des dégâts spécifique du jeu excessif, il est probablement difficile d’être aussi percutant que, il y trente ans, devant la mort de tant de personnes jeunes dans des conditions qui marquaient les esprits.
5. Il importe de parler des « marchands de maladies», les «disease mongers ». Ils manufacturent, offrent, rendent attrayant et poussent à consommer. Ici à nouveau, c’est le grand combat entre la liberté, y compris celle de faire de la publicité, et la santé avec son volet prévention. Big Tobacco n’a montré aucune retenue dans ses campagnes et ses guerres pour discréditer les études épidémiologiques sérieuses et catégoriques et financer des recherches biaisées. Aujourd’hui encore, les marchands de maladies financent des évènements artistiques et même sportifs. Ce qui est tout de même un comble ! Pour le jeune professionnel engagé que j’étais il y a longtemps, voir comment ces entreprises pathogènes ne reculaient devant pratiquement rien (falsification des faits, mensonges, corruptions, manœuvres dilatoires) pour s’opposer à toute limite raisonnable, décente, mise au marketing de leurs produits a été un véritable choc. Je croyais encore à un minimum d’éthique, y compris dans le business. Des décennies plus tard, cela continue. Et, à cet égard, les ressources semblent inépuisables pour minimiser les dégâts, pour nier, pour influencer et s’opposer à la protection de la santé.
6. Les démarches de lobbying néfaste, bien souvent clandestin, s’étendent au plus haut niveau. On a bien démontré comment Big Tobacco, entre autres, a pu infiltrer commissions d’experts, milieux universitaires, y compris près d’ici à Genève, et des instances internationales comme l’OMS. Big Food, y compris Big Sugar, ne sont pas en reste : on voit en ce moment la grande difficulté, aux Etats-Unis par exemple, à introduire des mesures simples et pourtant efficaces pour limiter les conséquences délétères d’une alimentation trop riche en sucre. Les lobbys de l’alcool sont actifs eux aussi et, dans un pays comme le nôtre, bénéficient de trop de bienveillance. Big Gambling n’échappe pas à la règle. C’est une lutte dure, de tous les jours. Trop souvent on se croirait dans un roman de John Le Carré.
7. La vigilance et l’« advocacy » restent de mise même lorsque des ressources sont rendues disponibles pour la prévention et le traitement. Les politiques et les milieux des jeux de hasard et d’argent ont obtenu qu’un pourcentage des recettes soit consacré à ces programmes. Les choses se sont développées dans une atmosphère de bonne compagnie. Mais il faut se souvenir que les secteurs commerciaux concernés ne vont jouer le jeu (si je peux ici utiliser cette expression !) que s’ils sont constamment maintenus sous pression. Dès que le suivi se relâcherait, les bonnes dispositions affichées s’affaibliraient rapidement.
8. Une question à évoquer enfin, du point de vue de la responsabilité des pouvoirs publics, est de savoir s’il est judicieux ou non que la prise en charge de préoccupations de santé et sociales qui peuvent toucher tout un chacun soit financée par des contributions affectées en provenance des secteurs «marchands de maladie». D’un côté, il y a une logique à le faire, analogue à celle du pollueur-payeur. Mais de l’autre, on peut penser que les taxes que prélève l’Etat sur des activités ou produits menant à l’addiction devraient entrer dans ses recettes générales plutôt que d’être d’emblée spécifiquement attribuées. La bonne détermination va dépendre des lieux et circonstances. Les deux modèles peuvent être jouables si la démarche est adéquatement suivie et encadrée.