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Compte rendu par Jean Martin, médecin de santé publique et bio-éthicien
Les soins à ceux qui sont systématiquement précarisés du point de vue de leur santé, qu’on rassemble aujourd’hui sous le terme de populations vulnérables : cela n’est pas nouveau. Les dernières décennies ont toutefois vu une « cristallisation » de ces préoccupations et l’émergence d‘une clinique qui s’enracine sur les caractéristiques et besoins particuliers de ces groupes. Ce développement est lié aux acquis scientifiques de la santé publique : inégalités, inéquités et écarts majeurs de santé au sein d’une même collectivité, déterminants sociaux, rôle de l’environnement de vie [1], inégalités dans l’accès aux soins, parmi d’autres. Ces réalités sont également un fondement de l’action de l’OMS et elles doivent aujourd’hui figurer au premier plan des politiques de santé, pas seulement dans les pays pauvres mais partout [2].
Vulnérabilités, équité et santé est publié sous la direction de P. Bodenmann, titulaire depuis 2016 de la Chaire de médecine des populations vulnérables, première du genre en Suisse, à la Policlinique médicale universitaire de Lausanne, H. Wolff, chef du Service de médecine pénitentiaire de Genève, et Y. Jackson, de l’Institut de santé globale, Genève [3] . L’ouvrage propose des vignettes cliniques et de nombreuses références. Il met à contribution 120 co-auteurs, de Suisse en grande majorité.
Dans l’introduction : « Ce livre a pour objectif de présenter les différents concepts de vulnérabilité en lien avec les inégalités de santé, dans un cadre ancré dans la pratique médicale. Il propose une revue des compétences requises et offre des conseils pratiques. Nous visons à sensibiliser les professionnels de la santé et du social à ces besoins spécifiques, y compris au plan éthique. » A noter la définition donnée de la précarité : « Un état d’instabilité sociale caractérisé par l’absence d’une ou de plusieurs sécurités, notamment celle de l’emploi, permettant aux personnes et familles d’assumer leurs obligations et de jouir de leurs droits fondamentaux. »
Michael Marmot, une des figures actuelles de l’épidémiologie et de la santé publique (University College, Londres), a rédigé la préface. Extrait : « En cherchant à influencer les politiques, nous avons rencontré des problèmes. […] les médecins s’intéressent à la santé mais, dans l’ensemble, pas aux conditions qui mènent à la maladie. Le secteur de la santé, y compris les ministères, est centré sur les soins». Et le médecin anglais de rappeler la question initiale qu’il pose également dans son livre The Health Gap :
Pourquoi traiter les gens et les renvoyer dans les conditions qui les ont rendus malades ?
Sans tenter de résumer cet ouvrage (au reste, les auteurs n’ont pas de prétention à l’exhaustivité), je cite des titres de chapitre pour montrer l’étendue et la diversité des thèmes:
Les situations interculturelles. L’approche proposée par J. Sanchis Zozaya et coll., notamment en cas de troubles psychiques, est pragmatique. Elle comporte une série de questions à la fois simples et pertinentes :
L’approche « syndémique ». Je partage ma découverte de ce terme qu’on doit à l’anthropologue médical américain Merrill Singer. Cette approche introduit les contextes social, politique et économique comme facteurs de maladies. Dans le chapitre sur la pandémie du syndrome métabolique, J. Ruiz et coll. écrivent : « L’approche syndémique met au même niveau l’environnement socio-culturel, les comportements et la biomédecine et suggère une approche holistique. Elle propose aussi d’introduire d’autres partenaires de soins, tels les médiateurs culturels et travailleurs sociaux, pour avoir une approche centrée sur les racines du mal. » Noter que, en 2017, Lancet a publié une série sur la théorie syndémique. Là encore, on est au cœur de ce que souhaite et demande la santé publique.
Certificats médicaux. On sait les questions éthiques et pratiques autour de ce genre de documents où les valeurs du médecin peuvent entrer en contradiction avec les demandes de tierces personnes ou les autorités. Pourtant, sous le titre « Pour une clinique du certificat » dans un chapitre sur les migrants, M. Saraga et coll. relèvent : « Le cas de l’aide d’urgence invite à reconsidérer la position largement répandue [que ce travail administratif détourne les médecins de leur activité propre]. La rédaction d’un rapport permettant d’améliorer les conditions de vie concrètes d’un patient peut aussi être envisagée comme un acte clinique. Que puis-je faire pour cette personne, quelle position puis-je prendre, qu’ai-je à apporter, comme médecin? »
Y aurait-il lieu de tolérer les inégalités de santé ? Question interpelante posée par Samia Hurst. « Avec John Rawls notamment et au nom du principe de différence, il est devenu classique d’admettre qu’un degré d’inégalité est une bonne chose. En est-il ainsi des inégalités de santé ? Clairement non. Espérer que des inégalités stimulent les efforts individuels pour la santé présuppose la liberté et les moyens de faire ces efforts. Or c’est précisément cela dont le manque soutient les inégalités que l’on constate ». La bioéthicienne propose également une nouvelle définition intéressante de la vulnérabilité : «une probabilité accrue de subir un tort, n’importe quel tort, pour n’importe quelle raison. »
Dans sa post-face, le Dr S. Spycher, vice-directeur de l’Office fédéral de la santé publique, écrit : « Le thème de l’équité des soins en Suisse est inconfortable pour beaucoup ; il est même inimaginable en raison de notre richesse (…) L’OFSP prend cette question très au sérieux. Notre compréhension du besoin d’agir est que nous ne pouvons pas améliorer la qualité de soins sans en améliorer l’équité. [Ceci] relève d’une responsabilité partagée des différents acteurs. »
Vulnérabilités, équité et santé comble à l’évidence une lacune. Il existe des ouvrages de santé publique et communautaire mais pas, jusqu’ici chez nous, de traité qui établisse de manière substantielle et diversifiée le lien avec la clinique quotidienne, toujours complexe, auprès des populations vulnérables. Son poids (un kilo !) ne permet guère de l’avoir dans la poche, mais ne l’empêche pas d’être un instrument de référence qu’on aura près de soi. Pour le consulter sur les questions et défis de la relation, pour la prise en charge de personnes et groupes qui sont à l‘écart : à cause de leur manque d’insertion dans le « mainstream », à cause (lire ci-dessus) de « l’absence d’une ou plusieurs sécurités », avec une « probabilité accrue de subir un tort ». Les professionnels francophones sont ainsi chanceux de disposer de cette somme, dont on souhaite, pour ce qui concerne notre pays, qu’elle puisse bénéficier d’une traduction allemande.
[1] Des aspects magistralement étudiés au siècle dernier par le Britannique Th. McKeown, voir notamment son An Introduction to Social Medicine de 1966.
[2] J’ai vécu vivement les mutations nécessaires dans mes connaissances et mon image de moi. Parti, il y a longtemps, à 28 ans et après trois ans d’assistanat ici, œuvrer dans un hôpital de brousse en Amérique latine, j’ai pris en pleine figure la réalité que le milieu, au sens le plus divers et le plus large, déterminait très largement la santé – la maladie – des gens. Chose que les études de médecine chez nous, que j’avais appréciées par ailleurs, ne nous avaient pas vraiment appris.
[3] Lire notamment : Patrick Bodenmann et al., «Dispositif sanitaire pour les nouveaux migrants», REISO, Revue d’information sociale, mis en ligne le 2 janvier 2016. Yves Jackson et al., «Du sport pour les personnes sans statut légal», REISO, Revue d’information sociale, mis en ligne le 23 novembre 2017.