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Recension par Jean Martin
L’Arbre-monde de l’écrivain américain R. Powers, très préoccupé par la dégradation de l’environnement et de la biodiversité, est une fiction inspirée par des démarches militantes aux Etats-Unis dans les années 1980-1990. Une épopée qui a reçu le Prix Pulitzer 2019.
Ce roman suit les parcours de neuf jeunes gens qui s’engagent suite à des événements de vie divers. Parmi eux : l’arrière-petit-fils d’immigrants norvégiens dans l’Iowa au XIXe siècle, une ingénieure qui fait carrière dans une multinationale, fille d’un immigré de Shanghai, un sociologue thésard, un vétéran du Vietnam, une fille charismatique qui abandonne ses études, une botaniste et chercheuse qui a découvert les vertus et propriétés des arbres. Quand elle explique qu’ils communiquent entre eux, voire ont une « intelligence », elle fait penser à Peter Wohlleben, le réel auteur de « La vie secrète des arbres » dont on sait le succès. Il y a aussi un génie de l’informatique qui fait fortune dans les jeux vidéo, sorte de rappel, en toile de fond, de ce qu’un nombre croissant d’entre nous vivent en mode virtuel.
D’abord, Powers décrit individuellement les protagonistes, leurs enfance et famille, études, emplois. Puis comment chacun·e part vers l’Ouest et se retrouve dans la résistance à l’abattage de la forêt séculaire. Par des engagements forts fondés sur la non-violence, ils obtiennent quelques succès: ainsi, le couple qui prend une résidence de deux semaines en principe sur une plateforme bricolée à 60 mètres de haut dans un séquoia géant, « patriarche » exemplaire, et qui va finalement y vivre dix mois avant que l’obstination des bûcherons et de la police ne les déloge.
Déçus, frustrés de la non-écoute et de la brutalité des exploitants comme des autorités (pour qui croissance quantitative et efficience sont les critères déterminants indiscutables et l’utilité toujours à maximiser), ils ont eux-mêmes quelques actions violentes (dont un incendie qui entraîne la mort d’une des leurs) avant de se disperser. On les retrouve vingt ans plus tard : certains réintégrés dans « le système », d’autres marginaux. Par (mal)chance, le FBI tombe sur une trace, remonte à certains qui sont incarcérés mais ne regrettent rien. Tous se souviennent.
Quelques extraits : « La richesse a besoin de barrières [et l’Amérique n’en veut pas]. Il ne reste rien sur le continent pour seulement suggérer ce qui a disparu. Tout est remplacé à présent par des milliers de kilomètres de fermes et de jardins contigus. Le sol se rappelle, un peu plus longtemps, les forêts disparues. » A propos des possibles capacités des arbres : « Qu’est-ce qui est le plus dingue [incroyable] : des plantes qui parlent ou des humains qui écoutent ? » Ou encore : « Nous ne sommes pas équipés pour percevoir les lents changements de fond. On peut fixer l’aiguille des heures sans la quitter des yeux, et pas une fois on ne la voit bouger. »
L’Arbre-monde tient en haleine. Très bien informé des choses de la nature, l’auteur offre une fresque de vies vécues, de choses réalisées, de réflexions psychologiques et philosophiques substantielles, dans un pays où le (néo-)libéralisme n’a accepté jusqu’ici que tellement peu de limites à l‘exploitation sans scrupule du milieu de vie. « Tous [ces jeunes gens] essaient d’écoper l’océan du capitalisme avec une capsule de gland », écrit Powers.
Une bonne fiction qui permet de mieux appréhender l’urgence de changements, avec des enjeux qui survivront au Covid quand le vaccin nous aura aidés.
L’Arbre-monde, Richard Powers, Paris : Le cherche midi, 2019, 741 pages. Traduction par Serge Chauvin. Désormais en poche 10/18