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Réfuter les représentations ambiantes et questionner les discours politiques sur l’allaitement ouvre sur la pesée des critères de choix, les normes, les marges de manœuvre. C’est ce qu’explore le dernier numéro de Nouvelles Questions féministes.
Le monde entier vient de passer de longs mois en confinement ou semi-confinement. De nombreuses personnes ont pris conscience de l’importance de la nourriture. Et si l’on remonte l’histoire individuelle de chacun·e, la première nourriture est le lait maternel. Ou pas.
S’intéresser à l’allaitement est une bonne porte d’entrée pour revisiter les injonctions paradoxales faites aux femmes. Les déterminants socio-économiques du choix de la nature de notre première bouchée prennent toute leur place. Les sacro-saints discours sur la parentalité prennent également le train en marche.
Le Grand Angle de la dernière parution de Nouvelles Questions Féministes propose des pistes de réflexion diversifiées. Celui-ci donne à lire des enquêtes de terrain tout en comparant les lieux de naissance. Une mise en perspective historique accompagne les témoignages.
Allaiter ou pas allaiter tient du choix cornélien et le chemin pour une réflexion sereine pointe à peine son nez. Cette réflexion concerne tout aussi bien les mères que l’ensemble de la collectivité. La chercheuse Christina Young rapporte ainsi cet incident survenu en décembre 2014 à Louise Burns : pendant qu’elle allaite sa fille de douze semaines dans le luxueux Hôtel Claridge de Londres, cette femme est priée de se couvrir d’une grande serviette.
« Couvrez ce sein, que je ne saurais voir. » Tartuffe avait déjà ouvert la voie à toute une florissante gamme de produits cachant cette poitrine nourricière et objet de tant de désir. Toutefois, le désir s’habille d’ambivalence. Comme le souligne Christina Young dans son article « Corporéité « déviante » et acte d’allaiter : une théorisation », l’ambivalence produit une déviance implicite. Considérer les seins allaitants comme à la fois sexuels et nourriciers revient à effacer l’accommodante dichotomie culturelle entre la maternité et la sexualité. C’est la porte grande ouverte aux sentiments de rejet dont Louise Burns, entre autres, a fait les frais.
En analysant le regard sexuellement objectivant sur les femmes qui allaitent, la scientifique fait le lien avec la timidité des campagnes de santé publique. Ces dernières se limitent en effet à encourager l’allaitement maternel. Par contre, elles échouent à prendre en compte la complexité du contexte culturel dans lequel les mères sont amenées à faire leur choix.
D’autres déconstructions s’en suivent, comme le regard biomédical. La décision de ne pas allaiter est considérée comme un choix irresponsable au vu des bénéfices sur la santé du bébé. Personne n’échappe aux campagnes de l’OMS en la matière et il semble bien difficile de pouvoir faire abstraction des messages de promotion de la santé dans les discours ambiants.
Ce « biopouvoir », pour reprendre les termes de Michel Foucault, révèle une autre composante importante de l’analyse du contexte. Dans la société néolibérale, tout porte à croire que les choix des personnes reposent sur la seule volonté individuelle. Or, analyser les différents « regards » avec lesquels chacun·e conjugue, bon an mal an, ou se construit, tout aussi bon an mal an, pousse la politisation intense et passionnelle de l’allaitement hors de son impasse.
L’article de Caroline Chautems et Irene Maffi, intitulé « Mère et pères face à l’allaitement : savoirs experts et rapports de genre à l’hôpital et à domicile en Suisse » prend en compte la questions du contexte. Les deux chercheuses concluent que le contexte socio-politique génère une homogénéité inattendue entre les savoirs pratiques d’allaitement des sages-femmes, qui adhèrent au modèle de naissance naturelle, et ceux du personnel soignant qui travaille en contexte hospitalier.
Les deux chercheuses mettent également en lumière que les pères restent encore exclus du savoir et des pratiques de l’allaitement. Quant aux mères, elles sont toujours prises dans une naturalisation de leur rôle. Il est ainsi aisé de pathologiser leurs comportements. Troubles somatiques ou psychiques trouvent, dans cette logique, leur origine dans la pensée qui est ancrée dans le corps des mamans.
L’introduction récente du congé paternité pourra peut-être amener une redistribution des rôles, des savoirs, des responsabilités, même en matière d’allaitement. Quand les politiques familiales bougent, le quotidien voit ses gestes changés.
(LC)
Nouvelles questions féministes, vol. 40, N°1, Alix Heiniger, Marianne Modak, Clothilde Palazzo-Crettol, Isabelle Zinn : Editions Antipodes, 2021, 229 pages