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Dans son roman Born a Crime — Stories from a South African childhood, Trevor Noah transmets une découverte bousculante, dépaysante, d’un autre monde… Difficile à saisir depuis ici.
Recension par Jean Martin
Afrique du Sud, 1984. Trevor Noah naît d’une mère Xhosa, Patricia, et d’un père suisse-allemand, avec lequel il ne peut vivre. L’apartheid est en vigueur depuis 1948, Nelson Mandela n’est pas encore élu président du pays (il le sera en 1994). C’est sa vie d’enfant dans ce contexte difficile, que Noah raconte dans Born a Crime – Stories from a South African childhood.
Le titre du roman s’explique dans ce passage : « Le 20 février 1984, ma mère entra à l'hôpital pour une césarienne programmée. En froid avec sa famille, enceinte d'un homme qui ne pouvait être vu en sa compagnie, elle était seule. Les médecins l'emmenèrent à la salle d'opération, lui ouvrirent le ventre et en tirèrent un nouveau-né moitié-blanc moitié-noir qui naissait en violation d'un grand nombre de lois, ordonnances et régulations. En naissant, j'étais un « crime ».
Trevor Noah détaille ensuite son enfance, passée dans différents quartiers de Johannesbourg. Il narre l’omniprésence des femmes dans son entourage, en raison de « l'apartheid [qui] me maintenait loin de mon père parce qu'il était blanc ». Et d’expliquer que pour « presque tous les enfants que j’ai connus dans le quartier de ma grand-mère à Soweto, l'apartheid avait aussi éloigné leur père, juste pour différentes raisons. »
A propos de l’apartheid, qui durera jusqu’en 1991, l’auteur écrit que : « Le génie de l'apartheid a été de convaincre les gens qui étaient la très grande majorité de la population de se battre les uns contre les autres. C’était l' « apart-hate ». Vous partagez la population en groupes, faites en sorte qu'ils se haïssent et vous pouvez tous les gérer. »
Un des éléments qui étonne (il y en a beaucoup d’autres), dans ce récit est lié à sa couleur de peau. Le jeune homme se rend compte que, à part sa mère, tout son entourage le considère comme blanc. Ainsi, alors que Patricia l'élève « à la dure », châtiments physiques y compris, sa grand-mère et d’autres agissent de manière toute différente, ne lui demandent pas même de rendre des services, parce qu'on ne saurait le faire avec un Blanc (pp. 51-53). A l’inverse et bien qu’il ait le teint clair, il n'est pas considéré comme des leurs par les Blancs. Physiquement, il ressemble aux « colored » (métis entre Afrikaners et certains Noirs) mais leur est totalement étranger.
Grâce à l'indomptable énergie de sa mère, Trevor suit des écoles d'un niveau convenable pour un Noir. Si, par la suite, il joue des tours au bord de la délinquance, passe des jours en prison (une expérience fréquente des Noirs, avec ou sans raison), puis devient spécialiste de la réalisation artisanale clandestine de CD, avec quoi il gagne quelque argent – mais sans économiser. Il fera par la suite une carrière de comédien, rencontrant un succès croissant en Afrique du Sud puis au-delà. En 2014, Noah rejoint aux États-Unis l'équipe de l'émission humoristique The Daily Show.
Noah détaille sa vie dans le quartier à l’adolescence (qu’il appelle « hood » alors que le sens habituel de hood est capuche, cagoule). « Dans le hood, même si vous n'êtes pas un criminel endurci, d'une manière ou de l'autre le crime est dans votre vie. (...) Le quartier m'a fait réaliser que le crime a du succès parce qu'il fait une chose que le gouvernement ne fait pas : le crime s'occupe de vous, prend soin (cares). Le crime s'occupe des jeunes enfants qui ont besoin de soutien, donne des possibilités d'avancer. Le crime est impliqué dans la communauté. Le crime ne fait pas de discrimination. » Il y a là une illustration forte de ce qu'on sait des mafias, de la drogue ou dans d'autres domaines, en Italie du Sud et Sicile, en Amérique latine... La pègre gagne beaucoup d'argent et en consacre une partie à « arroser » les communautés, qui restent sans doute perdantes mais sont aidées au plan matériel.
L’auteur ne manque pas de souligner la vocation sociale de cette sphère : « Le quartier a un magnifique sens communautaire. Chacun connaît tout le monde, depuis la tête brûlée jusqu'au policier. Les gens prennent soin les uns des autres. Ce qui fait que quand une maman quelle qu'elle soit vous demande de faire quelque chose, vous devez dire oui. C'est comme si chacune d'entre elles est votre maman et vous êtes l'enfant de tous. »
Ce roman est un de ceux qu’on découvre trop rarement. Si le plus lourd, pour celles et ceux qui ne sont pas familier de l'apartheid, reste la description de tous les mécanismes mis en place pour empêcher les non-Blancs de déployer leur potentiel — description d’un système pervers dans une multiplicité des sens possibles —, cet écrit est à recommander chaudement pour ses qualités littéraires, historiques, socio-anthropologiques et humaines. Comme Noah l’écrit, « plus que tout, j'ai vu que les relations ne sont pas entretenues par la violence mais par l'amour. L'amour est un acte créateur. Quand vous aimez les gens, vous créez un nouveau monde pour eux. »
Noah, Trevor, Trop Noir, trop Blanc : Une enfance sud-africaine dans la peau d'un métis. Marseille : Editions Hors d’atteinte, 2021, 342 pages
Paru en version orginiale en 2016, Born a Crime : Stories from a South African Childhood