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Les stigmatisations dont restent victimes les mères travailleuses du sexe sont nombreuses. Carine Maradan, collaboratrice scientifique du réseau national de défense des droits et intérêts des travailleur·se·x·s du sexe, décrypte les enjeux.
[1] a publié un magazine sur le travail du sexe et la maternité. Dans ce numéro, la stigmatisation dont les femmes travailleuses du sexe (TdS) font l’objet est pointée à plusieurs reprises. Pourquoi l’inconscient collectif considère, encore aujourd’hui, qu’une travailleuse du sexe ne peut pas être une bonne mère ?
(REISO) Carine Maradan, en fin d’année dernière, ProCore(Carine Maradan) Comme l’explique la chercheuse Giovanna Gilges, les images de la « sainte » et de la « putain » sont diamétralement opposées dans nos imaginaires, empreints de religion et de morale. Dans la même idée, une femme ne peut pas être à la fois « mère » et « putain ». Les stéréotypes en lien avec le travail du sexe ont la vie dure. La vision que la société a du travail du sexe est souvent très limitée : une femme qui travaille la nuit dans un « bordel », qui consomme de l’alcool et des drogues. On n’attribue généralement pas aux TdS la capacité de s’organiser et le sens des responsabilités. Je me rappelle d’une femme qui me disait qu’elle était plus présente et disponible pour sa famille en travaillant dans la prostitution qu’en faisant des ménages. Ces propos restent encore difficilement acceptables pour une majorité. À cause du stigmate de la « pute », il est impossible d’être vue comme une « bonne mère ».
Dans une interview, une travailleuse du sexe bulgare parle de l’image qu’elle souhaite donner à sa fille, et de la façon dont elle veut la protéger de ce qu’elle vit par son travail. Est-ce que leur travail et les représentations qui y sont liées sont une pression importante qui pèse sur les épaules de ces femmes ?
Vraiment. La stigmatisation est souvent intériorisée. Des TdS ont honte d’exercer cette profession qui leur permet pourtant de vivre et de subvenir aux besoins de leurs proches. Elles vivent avec la peur d’être « outée » sur internet ou dans l’espace public. La révélation de leur activité peut avoir de graves conséquences pour elles comme la perte de leur logement ou même de la garde de leurs enfants.
Certaines témoignent avoir commencé le travail du sexe après la naissance d’un·e enfant, afin de pouvoir subvenir à ses besoins. Est-ce une situation fréquente ?
Il est difficile de répondre à cette question. Nous n’avons pas de données statistiques, mais comme pour toutes les autres femmes, subvenir aux besoins de ses enfants est une des motivations des TdS à avoir un travail rémunéré. Des personnes choisissent le travail du sexe comme projet temporaire. D’autres car elles n’ont pas beaucoup d’autres options sur le marché par manque de formation, d’expérience professionnelle ou de réseau en Suisse, à cause de leur situation administrative ou leur statut de mère célibataire… Toutes les situations personnelles sont bien entendu différentes.
Le travail du sexe est à la fois une cause, une conséquence et un risque de pauvreté pour les femmes.
Vous soulevez la question de la précarité de ces mères, très souvent issue de la migration. Pourquoi les travailleuses du sexe migrantes sont-elles particulièrement concernées par la pauvreté ?
De manière générale, les femmes migrantes sont surreprésentées dans la population précaire. De plus, les TdS migrantes sont victimes de discriminations multiples liées au sexisme, au racisme, au classisme et à la putophobie. Leur accès à des prestations sociales, aux soins et à la justice s’avère difficile malgré le soutien d’associations spécialisées. Si elles ne sont pas hautement qualifiées, elles ne sont susceptibles de trouver du travail que dans des secteurs mal payés comme le travail du care, le nettoyage ou encore le travail du sexe. Comme mentionné dans le magazine, le travail du sexe est à la fois une cause, une conséquence et un risque de pauvreté pour les femmes.
Une chercheuse évoque les difficultés que rencontrent ces personnes lorsqu’elles se séparent, faisant face aux préjugés de juges souvent « paternalistes et sexistes ». En tant que Réseau national pour les droits des travailleur·se·x·s du sexe, entendez-vous mener des actions pour faire évoluer les mentalités ?
Un de nos objectifs 2024 est justement de développer des lignes directrices contre la stigmatisation des TdS à l’attention des autorités (santé, justice, police, migration, etc.). Des TdS participeront à des ateliers pour apporter leurs expériences et leur expertise. Lors de la publication de ce guide, nous proposerons des temps de sensibilisation aux administrations. Nous espérons que le milieu judiciaire sera sensible à notre offre.
Finalement, le magazine se concentre sur les mères travailleuses du sexe, et ne parle pas de la question de pères travailleurs du sexe. Est-ce parce qu’ils n’existent pas ?
Ils existent, mais sont minoritaires. Nous avons fait le choix rédactionnel de mettre en lumière les mères pour plusieurs raisons. Aujourd’hui, le souci parental et le travail du care incombent encore majoritairement aux femmes. Des enjeux spécifiques sont liés aux conditions de vie et au statut de mère célibataire. Finalement, nous trouvions important de relayer des voix féminines rarement entendues dans l’espace public et médiatique comme celle d’une mère TdS avec un parcours migratoire.
(Propos recueillis par Céline Rochat)
Lire le magazine « Travail du sexe ; La mère, la sainte et la putain », ProCoRe, 2023, 24 pages
[1] ProCoRe est le réseau national qui défend les droits et les intérêts des travailleur·se·x·s du sexe en Suisse. Association d’utilité publique, basée sur les droits humains, politiquement et confessionnellement neutre, ProCoRe s’engage pour l’amélioration des conditions de vie et de travail des travailleur.euse.x.s du sexe et lutte également contre l’exploitation, la traite des êtres humains et la stigmatisation du travail du sexe. Elle reconnaît le travail du sexe comme un fait social et comme un travail.