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Multinationales, droits humains et travail social

Jeudi 05.01.2023
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Promouvoir la participation, l'équité ainsi que la justice sociale et environnementale représente autant d’éléments que le travail social vert pourrait apporter au monde des affaires et des droits humains. Pour autant qu’il y soit intégré.

Par Raquel Ricciardi, Assistante de recherche, Haute école spécialisée de la Suisse italienne (SUPSI), Manno

Face aux incertitudes sociale, économique et politique actuelles, les promesses en matière de durabilité se multiplient, en commençant par celles données par le monde des affaires. De nombreuses entreprises affirment vouloir rendre le modèle capitaliste durable, tant sur le plan environnemental que social, notamment en ce qui concerne le respect des droits humains.

D'autre part, un nombre croissant de dénonciations est enregistré de la part de personnes subissant une forte injustice environnementale et sociale. Les femmes autochtones de diverses communautés, par exemple, accusent le capitalisme de divers crimes, dont le racisme, l'écocide, la violence de genre, voire le génocide. C'est à l'intersection de ces deux phénomènes, les changements socio-économiques au niveau macro et les voix des plus vulnérables qui demandent à être entendues au niveau micro, qu’émerge la question de savoir quelle contribution le travail social peut apporter au domaine des affaires et des droits humains, notamment en ce qui concerne le respect des droits des communautés locales. [1]

Pour y répondre, une recherche déployée dans le cadre d’un travail de Master s'est basée sur l'analyse qualitative des rapports de durabilité de l’année 2019 de deux multinationales suisses [2]. Cette analyse s’effectue notamment à travers l’examen des normes relatives au business et aux droits humains publiées par la Global Reporting Initiative [3], utilisées au niveau international pour l’activité de reporting [4] des activités des multinationales. Dans ce cas, l'accent a été mis sur les normes dans le domaine social, en choisissant parmi elles uniquement celles visant les impacts générés vers les communautés locales, à savoir : droits des peuples autochtones, évaluation du respect des droits humains, communautés locales et inclusion des stakeholders [5]. La documentation a été analysée avec un regard critique et sur la base des principes du Green social work, en particulier : la promotion de la justice sociale et environnementale, la participation, l'équité, l'approche holistique, la coopération et la transparence.

Gestion des plaintes : de l'égalité à l'équité

Les deux multinationales analysées utilisent une plateforme en ligne qui donne à quiconque la possibilité de déposer une plainte. Si cette opportunité semble poursuivre une logique d'inclusion et de non-discrimination, ce n'est néanmoins pas tout à fait le cas. En effet, cette approche ne tient pas compte des besoins spécifiques que chaque partie prenante peut avoir. Dans ce système, il est considéré comme acquis que toute personne qui veut déposer une plainte a accès à un support numérique, qu'elle est alphabétisée (y compris numériquement), qu'elle sait formuler une plainte de manière appropriée, mais surtout qu'elle connaît l'existence de ces systèmes de gestion des plaintes. Les deux firmes n'indiquent pas clairement comment les informations sur l'existence et le fonctionnement de ces systèmes sont fournies et à qui.

De plus, et c’est un point fondamental, pour pouvoir se plaindre, il faut être conscient·e de ses propres droits. La première entreprise affirme fournir à toutes et tous les employé·e·s une formation aux droits humains, la deuxième ne la propose qu'aux cadres. Dans le cas des communautés locales, notamment celles issues de milieux déjà vulnérables sur les plans social, politique et économique, la connaissance de ses propres droits ne peut pas être considérée comme acquise.

Tous ces aspects semblent rendre nécessaire l'adaptation des systèmes de gestion des plaintes au contexte local et aux caractéristiques et besoins de chaque partie prenante. Il s’agit de raisonner en termes de connaissance et de formation, d'accessibilité et d’usabilité des systèmes de gestion des plaintes actuellement utilisés, afin de passer d'un raisonnement en termes égalitaires à un raisonnement en termes d'équité.

Droits humains : de la prévention à la réparation

Jusqu'à présent, les deux multinationales étudiées paraissent avoir adopté une stratégie différente en ce qui concerne la promotion de la due-diligence [6] au sujet des droits humains. La première semble avoir mené des audits principalement internes afin d'identifier les risques ou de remédier à une situation de non-conformité en matière de droits humains. De son côté et sur une période de plus de dix ans, la deuxième a mené treize évaluations tout au long de diverses chaînes d'approvisionnement, en faisant appel à des agences externes.

Se tourner vers une agence ou une ONG n’est pas une obligation, et le choix de cette dernière est toujours effectué par la multinationale. Cependant, la réalisation d'évaluations, par opposition aux simples audits internes, permet de disposer d’une vision plus large allant au-delà de savoir s'il existe des lacunes ou des problèmes par rapport aux politiques en vigueur dans l'entreprise. Connaître un secteur plus en profondeur et comprendre au préalable quels sont les risques pourrait donner à la multinationale la possibilité d'agir à l'avance, de mettre en œuvre non seulement des actions correctives, mais aussi des démarches préventives planifiées à long terme. Les audits internes procèdent davantage d’une logique réparatrice et de la nécessité de travailler dans l'urgence et, par conséquent, de manière peu participative lorsqu'une situation de non-conformité est déjà constatée. La connaissance plus approfondie des différents secteurs de production et d'approvisionnement favorise également l’élaboration d’une stratégie plus transparente en matière de droits humains, avec des objectifs plus clairs, fondés sur des évidences et non sur des hypothèses.

Formation : finances et économie en premier

A partir des documents rendus publics par les deux firmes, il est impossible de discerner clairement la ou les formations suivies par les personnes en charge du secteur des droits humains. Dans le second cas, des précisions ne sont fournies qu'en ce qui concerne l’« ESG Sustanaibility Council » [7]. Ce conseil se compose de quinze personnes exerçant une fonction exécutive, disposant toutes d’une formation économique ou en ingénierie. Aucune d’entre elles ne semble dotée d’une expérience dans le domaine social ou des droits humains.

La lecture d’une offre d'emploi [8] pour une poste d'auditrice ou auditeur international·e confirme que la firme ne recherche pas de profils avec une formation spécifique en fonction du domaine d'activité et/ou de l'opération à évaluer. Il est au contraire explicite qu'elles et ils seront confronté·e·s à tous les secteurs d'activité et qu'elles·ils doivent toutes·tous avoir une formation issue des domaines de l'audit, de l'économie, de l'ingénierie ou de la gestion des entreprises. Avec ces informations, on peut déduire que même les auditrices et auditeurs qui effectuent des évaluations en matière de droits humains n'ont pas de qualifications spécifiques dans ce domaine. Ces personnes sont cependant tenues d'élaborer des recommandations d'amélioration en impliquant et en obtenant le consensus des personnes concernées par l'audit ; en même temps, elles·ils doivent avoir la capacité de travailler sous stress et de réaliser leur travail dans des délais très courts. Ces exigences questionnent la légitimité effective de la formation et des compétences requises des auditrices et auditeurs internes pour traiter la question des droits humains. Elles soulignent la logique plus urgentiste et réparatrice de leurs actions, plutôt qu'une logique axée sur la prévention et la planification à long terme.

Compétences : donner de l’espace au travail social

Bien que différentes l'une de l'autre, les stratégies en matière de business et de droits humains que les deux multinationales étudiées souhaitent poursuivre dans les années à venir sont cohérentes avec les valeurs et les principes du travail social. Il s'agit notamment de promouvoir les droits humains et la justice sociale et environnementale, de favoriser la participation de toutes les parties prenantes, de coopérer et de promouvoir l'équité.

Néanmoins, certaines des lacunes mises en évidence dans cette recherche suggèrent que pour que leurs stratégies ne restent pas une simple déclaration d'intention, il est nécessaire qu'elles soient prises en charge par un corps professionnel adéquat. C'est à ce stade que le Green social work pourrait jouer un rôle important. En fait, si ce développement récent du travail social est assez bien délimité au niveau théorique, il connaît encore une carence au niveau pratique, dans les expériences concrètes où ses principes sont appliqués. De fait, le domaine du business et des droits humains pourrait être un nouveau champ à aborder. Les compétences en matière de médiation, de négociation, de résolution de problèmes, mais aussi le souci d'établir des relations de confiance et de promouvoir la participation des plus vulnérables font du travail social une discipline qui pourrait enrichir le monde économique.

Les compétences des professionnel·le·s du travail social peuvent s’avérer utiles à l'interne de l’entreprise, dans le but d'aborder la question des droits humains dans une perspective plus préventive, planificatrice et participative. D’autre part, elles pourraient également apporter un regard utile et critique en rejoignant des organisations externes d'évaluation des droits humains ou en accompagnant des ONG pour signaler d'éventuelles violations des droits humains aux Points de contact nationaux [9] où se trouve le siège de la multinationale, agissant ainsi dans une perspective globale et locale à la fois.

En outre, les droits des peuples autochtones semblent occuper une place croissante dans les stratégies des multinationales en matière de droits humains, bien que la manière de les aborder ne soit pas toujours claire. Cela pose la question de savoir comment établir des relations de confiance avec ces communautés indigènes, mais aussi comment faire dialoguer les connaissances scientifiques et les savoirs populaires afin de trouver des solutions innovantes dans différents domaines. Les compétences du travail social semblent là plus que pertinentes, mais il faut lui donner l'espace nécessaire pour l'expérimenter et le démontrer.

Bibliographie

  • Dominelli, L. (2012). Green social work. Cambridge : Polity Books.
  • Nestlé. (2019). Global Reporting Initiative Index 2019. Vevey : Nestlé.
  • (2019). GRI report index 2019. Baar : Glencore.

[1] Cette question de recherche a guidé le travail de Master dont est issu cet article : Ricciardi, R. (2022). Business and human rights : apporti dal Lavoro sociale. Travail de master sous la direction de Jenny Assi. 81 pages. Lausanne : HES-SO. Disponible sur SONAR|HES-SO.

[2] Ces entreprises sont Glencore et Nestlé.

[3] Organisme international à but non lucratif créé dans le but de définir des normes de rapport sur la performance durable pour les entreprises et les organisations de toute taille, de tout secteur et de tout pays du monde : www.globalreporting.org

[4] Cet anglicisme est utilisé dans le monde des affaires pour désigner les outils de communications utilisés pour transmettre des données.

[5] Un skatehorlder est une partie prenante, soit un acteur ou une actrice, individuel ou collectif, qui est activement ou passivement concerné par une décision ou un projet (Source : Wikipédia)

[6] Le processus par lequel une entreprise peut « savoir et montrer » qu’elle respecte les droits de l’homme.

[7] https://www.nestle.com/sustainability/responsible-business/governance

[8] Offre d'emploi visible sous le lien suivant

[9] Voulues par l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), ces Points de contact nationaux veillent au respect des principes directeurs et discutent, avec les parties intéressées, de toutes les questions qui s’y rattachent, contribuant ainsi à la résolution des problèmes soulevés. En savoir plus

Cet article appartient au dossier Durabilité

Comment citer cet article ?

Raquel Ricciardi, «L'intimité à l’épreuve de la consommation», REISO, Revue d'information sociale, publié le 5 janvier 2023, https://www.reiso.org/document/10086