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Écrire la ville pour ménager les lieux qui comptent

Lundi 20.11.2023
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La participation habitante est devenue incontournable à la fabrique de la ville. Pour renforcer l’inclusivité des dispositifs participatifs, des méthodologies créatives émergent. Récit d’une recherche-création genevoise récente.

Par Laurent Matthey, professeur associé, Université de Genève, et Simon Gaberell, professeur associé, Haute école de travail social de Genève (HES-SO)

De la Bologne rouge des années 1960 aux actuels projets d’aménagement, la participation citoyenne s’inscrit comme un impératif de la fabrique de la ville. Tant les promesses que les limites de cette participation ont donné lieu à de nombreuses recherches.

Les critiques [1] ont notamment ciblé la faible délégation de pouvoir accordée aux citoyen·ne·s et la relative absence de représentation des catégories dites populaires dans les différentes arènes participatives du projet urbain. D’autres ont décrit comment un sentiment d’illégitimité conduisait certaines catégories sociales à se taire lors de discussions publiques. D’autres, enfin, ont analysé les effets de cadrage résultant du genre de questions posées aux habitant·e·s. Tant la formulation des interrogations, que l’anticipation, par les participant·e·s, des attentes des animateurs et animatrices des ateliers participatifs induisent en effet un certain type de réponses.

Ces critiques ont stimulé un renouvellement des méthodes participatives. Dans le champ de l’aménagement du territoire, chercheur·e·s et praticien·ne·s ont par exemple travaillé au développement d’approches plus inclusives [2], lesquelles laissent plus de place à la créativité ordinaire. Certaines de ces expérimentations empruntent parfois la voie du dialogue art-science, s’inscrivant dans un paradigme de recherche-création.

Les méthodes issues de la recherche-création semblent en effet indiquées lorsqu’il s’agit de limiter les effets d’autocensure (« je ne suis pas compétent, mon avis n’a pas d’intérêt ») liés au sentiment d’illégitimité (« je ne maîtrise pas le sujet, que vais-je aller y raconter ? »). Elles paraissent également susceptibles d’amoindrir les effets d’orientation liés à l’anticipation des attentes des organisateurs et organisatrices, ou bien encore aux cadrages des grandes thématiques mises en discussion par les animateurs·trices d’ateliers participatifs.

Ces expérimentations sont souvent le fait de collectifs interdisciplinaires composés de chercheur·e·s, de professionnel·le·s de l’action sociale ou de l’aménagement et d’artistes. Elles débouchent sur des délivrables divers, contribuant tant à la connaissance dite scientifique, qu’aux savoirs opérationnels, à la cohésion sociale ou à l’art.

Tester une méthode créative en urbanisme

C’est dans ce contexte que le projet « The narrative making of the city » (NMC) [3] a expérimenté, entre 2020 et 2023, des méthodes créatives centrées sur la production de différents types de récits [4]. L’expérimentation, conduite par des chercheur·se·s issu·e·s de la Haute école de travail social de Genève, de l’Université de Genève et de l’École polytechnique fédérale de Lausanne, ainsi que par des architectes actives dans le champ de la participation (atelier Olga) et des écrivain·ne·s (collectif AJAR) a cherché à saisir, de manière collaborative, les contours d’une ville à venir.

Cette expérience conduite dans le cadre du projet NMC a postulé, d’une part, qu’un détour par une activité non directement en lien avec l’urbanisme pouvait représenter un levier d’une plus grande inclusivité du dispositif. D’autre part, cette recherche a présupposé qu’il est plus fécond de laisser émerger les thèmes pertinents pour les personnes concernées à partir d’activités créatives lointainement en lien avec le problème considéré.

Décrire et raconter pour partager le sensible

Entre novembre 2021 et février 2022, des ateliers d’écriture ont ainsi été organisés dans divers quartiers genevois, permettant d’approcher des publics peu présents dans les démarches organisées par les autorités. Les participant·e·s, 110 au total pour cette première étape, s’y sont retrouvé·e·s plus pour écrire que pour décider de l’implantation du prochain collège ou de la densité d’un futur quartier.

Au gré d’activités en groupe ou individuelles, ces personnes ont été amenées à décrire des itinéraires quotidiens, puis à les enrichir de notations plus spécifiques, mobilisant plus explicitement ce qui relève du sensible (« quels bruits perçoit-on ? »). Les participant·e·s ont ensuite progressivement exploré des dimensions plus singulières, relevant des désirs (« que voudrais-tu y voir ? ») ou de la fantaisie (« qui peuple ce territoire ? »). Ils et elles ont exploré une ville potentielle, née de situations inattendues (« imagine la réaction d’un personnage confronté à quelque chose d’inhabituel dans le paysage du quartier »).

La discussion collective des textes produits a organisé une forme de partage des imaginaires. À l’exemple du partage du sensible théorisé par Jacques Rancière, cette discussion a donné « à voir en même temps l’existence d’un commun et les découpages qui y définissent des places et des parts respectives » (Rancière 2000, 12). L’eau s’est révélée omniprésente dans les récits créés par les participant·e·s. On rêvait d’un territoire vivant au rythme de son bassin versant, animé par ses cours d’eau, libéré de certains carcans de la modernité, qui a canalisé et enterré les rivières. Le lac pulsait non loin. On sentait l’odeur des rivières, partout rendues à l’air libre. On entendait l’eau couler. On rêvait d’une ville sillonnée de canaux. Mais la hantise de l’isolement — sans doute issue des confinements Covid — paraissait également massive : on évoquait de manière soutenue les lieux de rencontre, les espaces de nature et de « liberté ».

Imaginer le futur pour dire les qualités du présent

Pour les romancier·e·s membres du collectif de recherche, il a été évident que ces imaginaires pouvaient alimenter une fiction. Un storyboard a commencé à circuler, ébauchant les grandes orientations d’un livre à venir. Celui-ci radicaliserait les figures d’espace esquissées dans les productions littéraires issues des ateliers d’écriture. Il développerait ce que pourrait être une métropole genevoise complètement ennoyée, gagnée par une forme d’atomisme social. Il activerait de manière assumée tous les signaux de la fiction spéculative. Le roman à venir explorerait un monde futur, caractérisé par un changement radical des conditions naturelles, impulsant d’autres manières d’être ensemble.

Toutefois, la démarche ne consistait pas à organiser des ateliers d’écriture pour que des auteur·e·s contemporain·ne·s trouvent matière à roman. Les ateliers en question devaient permettre de comprendre ce qui, aujourd’hui, importe à une partie de la population qui, souvent, ne parle pas et ne se déplace pas quand il lui est proposé de participer. Il fallait donc renverser la perspective. Plus que la dimension prospective d’une fiction, ne serait-il pas plus judicieux d’en appeler au futur pour révéler les qualités du présent ?

La fiction imaginée par le collectif littéraire a ainsi alimenté une autre série d’ateliers d’écriture. Le monde futur imaginé par les écrivain·ne·s a contextualisé de nouvelles consignes d’écriture : « Racontez les lieux qui vous manqueront » ; « De quelles histoires ont-ils été le théâtre ? ». Les textes produits par les participant·e·s, aussi brefs que des haïkus, ont esquissé les contours d’une géographie très intime. L’exercice de nostalgie anticipée a progressivement ouvert à une cartographie des lieux d’attachement.

Chemin faisant, l’idée est venue d’étendre plus largement le cercle des publics concernés par cette expérience. Ainsi, les ateliers d’écritures se sont transformés en installations dans l’espace public. Des photomontages, interpellant les passant·e·s, ont restitué l’ambiance de la Genève d’après la grande submersion imaginée par les romancier·ère·s. Ceux et celles qui le désiraient ont eu la possibilité de réagir aux moyens de papiers collés à même les images, partageant leurs histoires de lieux avec d’autres personnes.

Lentement, une archive des espaces auxquels la population genevoise tient s’est constituée, puis a pris de l’ampleur. Cent quatre-vingts contributions ont en effet été collectées durant l’expérimentation. Retranscrites dans un fichier, puis géolocalisées, celles-ci ont soutenu la proposition d’une carte, appelée à devenir contributive au moyen d’un site internet, des lieux qui comptent pour les habitant·e·s de la région. Une carte susceptible d’être mobilisée, à terme, dans le cadre d’une planification territoriale qui prendrait soin des infinis auxquels on s’attache, chemin faisant.

Une recherche-création pour une ville plus inclusive

L’expérimentation conduite durant près de deux ans à ses limites (nombre de ses livrables finaux auraient pu donner à plus de cocréation). Néanmoins, elle contribue à dégager quelques enseignements sur les apports des méthodologies créatives aux savoirs et pratiques tant des sciences de la ville, que du travail social ou de l’aménagement du territoire.

D’abord, les récits récoltés lors des ateliers d’écriture constituent une ressource documentaire importante sur la vie ordinaire des quartiers concernés, à la date de leur production. Ensuite, ils laissent apparaître des questionnements et des visions de la ville du futur peu présents ou manifestés quand on demande à des habitant·e·s d’imaginer la ville de demain. Ces récits révèlent par exemple une inquiétude puissante sur la capacité de l’urbain à perpétuer, dans un proche avenir, le lien social. Enfin, la méthode favorise l’identification des espaces que les outils usuels de l’urbanisme peinent à circonscrire — ce qui explique sans doute que cette dimension soit aujourd’hui absente des processus d’aménagement du territoire. Or, le repérage de ces lieux d’attachement s’avère sans doute l’un des présupposés d’une pratique aménagiste qui s’inscrirait dans un paradigme du care, au sens où il prendrait soin des « riens » nécessaires à l’inscription spatiale des plus fragiles.

C’est donc bien parce qu’il permet d’arpenter des dimensions souvent invisibles des espaces ordinaires et qu’il favorise l’expression d’inquiétudes refoulées ou illégitimées dans d’autres configurations que le dispositif élaboré durant cette expérience de recherche-création peut favoriser une planification plus inclusive. Mais également parce qu’il rend possible l’identification d’un patrimoine ordinaire, auquel la population est attachée.

Références bibliographiques

  • Blondiaux, L. 2008. Le Nouvel esprit de la démocratie. Actualité de la démocratie participative. Paris : Seuil.
  • Berger, M and J. Charles. 2014. Persona non grata. Au seuil de la participation. Participations 9 : 5-36.
  • Forester, J. 1999. The Deliberative Practitioner. Encouraging Participatory Planning Processes. Cambridge, MA : MIT Press.
  • Godbout, J.T. 1983. La participation contre la démocratie, Éditions coopératives A. Saint-Martin
  • Lee, C.W., M. McQuarrie and E.T. Walker. 2015. Democratizing Inequalities. Dilemmas of the New Public Participation. New York, NYU Press
  • Sandercock, L. 2003. Out of the closet. The importance of stories and storytelling in planning practice. Planning Theory & Practice 4(1) : 11–28.
  • Van Hulst, M. 2012. Storytelling, a model of and a model for planning. Planning Theory 11(3) : 299–318.

[1] Par exemple, Blondiaux 2008 ; Berger and Charles 2014 ; Godbout 1983 ; Lee, McQuarrie and Walker 2015.

[2] Par exemple, Forrester 1999 ; Sandercock 2003 ; Van Hulst 2012.

[3] Ce projet a été financé par le Fonds national suisse (FNS). En savoir plus

[4] Le projet s’est déployé parallèlement à différentes démarches initiées par les pouvoirs publics genevois dans le cadre de la préparation du Plan directeur cantonal 2050.


Lire également :

Cet article appartient au dossier Durabilité

Comment citer cet article ?

Laurent Matthey et Simon Gaberell, «Écrire la ville pour ménager les lieux qui comptent», REISO, Revue d'information sociale, publié le 20 novembre 2023, https://www.reiso.org/document/11643