Migrations et diasporas kurdes en Suisse
Les conflits politiques à l’origine de la migration kurde en Occident sont toujours d’actualité un siècle plus tard. La reconnaissance culturelle de cette communauté peut favoriser la construction de la paix en Turquie.
Par Ihsan Kurt, travailleur social, maîtrise universitaire en sociologie : migrations et citoyenneté (UNINE), master en administration publique, UNIL
Sans comprendre l’histoire des Kurdes, il serait difficile de connaître cette nation sans Etat ni les origines de la migration kurde en Occident. En Turquie, où vivent la majorité des Kurdes (20 millions environ [1], soit 24% de la population turque), la situation politique actuelle prend ses racines dans le Traité de Lausanne de 1923. Après la Première Guerre mondiale, durant les longues négociations concernant la question de Mossoul (Irak), les Kurdes sont déçus de voir s’évanouir leur droit de créer un Kurdistan indépendant ou autonome, prévu par le Traité de Sèvres. De 1925 à 1938, toutes les insurrections indépendentistes ou autonomistes kurdes sont réprimées. A partir des années 1960, des mouvements inspirés des idéologies marxistes-léninistes de toutes tendances s’organisent. Mustafa Barzani (Irak), Hô Chi Minh (Vietnam) et Che Guevara deviennent alors des exemples à suivre.
Après le coup d’Etat militaire de 1971, certains militants et intellectuels kurdes quittent la Turquie pour chercher une protection en Europe. D’autres entrent dans la clandestinité ou créent des associations culturelles et estudiantines. Le 12 septembre 1980, l’armée turque réussit un nouveau putsch. Des dizaines de milliers de militants et d’intellectuels kurdes et turcs sont arrêtés, torturés et emprisonnés. Quasiment tous les mouvements nationaux kurdes sont écrasés. Des milliers de personnes cherchent l’asile dans des pays européens, notamment en Allemagne, en France, en Suède et en Suisse. Ainsi, la migration des « travailleurs immigrés » cède sa place à la première migration de masse vers l’Europe.
L’internationalisation de la question kurde
Selon David McDowall [2], cette migration est en même temps le début de l’internationalisation de la question kurde. Les immigrés créent des associations politiques et, en collaboration avec des groupements des droits de l’homme autochtones, débattent du problème kurde et attirent l’attention du public international sur la violation des droits humains en Turquie. Pour Eva Østergaard-Nielsen, l’Etat turc garde un œil vigilant, par l’intermédiaire de ses services secrets, sur les mouvements kurdes en exil. Ankara fait sans cesse pression sur les gouvernements des pays d’accueil afin qu’ils interdisent les activités des Kurdes [3]. Les politiques raciale et sécuritaire de la Turquie ont ainsi contribué à l’internationalisation du problème kurde. En raison des déplacements forcés de la population civile et de la « politique de terre brûlée » pratiquée par les militaires turcs, le bilan officiel s’élève à environ 50’000 morts depuis le déclenchement de la guerre au Kurdistan turc en 1984, dont majoritairement des civils [4].
Des fractures identitaires (Kurdes/Turcs), politiques (droite/gauche) et religieuses (sunnites/alévis) apparaissent entre les nouveaux immigrés de Turquie et ceux installés de longue date sur le territoire européen. Les nouveaux arrivants veulent rapidement gagner des soutiens par la création de médias, d’associations socioculturelles, politiques et religieuses. Interpellés par le conflit croissant dans les régions kurdes, par le flou identitaire entourant la notion d’étranger ou d’immigré, par les violences subies par des membres de leurs familles suite au coup d’Etat, par la guerre entre le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et l’armée turque, certains migrants de Turquie vont ainsi « découvrir » leur origine kurde.
L’origine socio-culturelle des migrants
Qu’en est-il des particularités socio-culturelles des personnes qui arrivent en Suisse et qu’en est-il de leur intégration ? Les premiers migrants originaires de Turquie arrivent dans les années 1960 suite aux accords bilatéraux sur la main-d’œuvre étrangère avec la Suisse. En 1964, l’effectif des Turcs se monte à 4’694, dont 3’800 actifs sur le marché du travail. A la fin de 1979, le nombre des immigrés de Turquie s’élève à 32’968. En 1993, ce chiffe a doublé. D’après Hasan Mutlu et Olivier Tschannen, cette augmentation résulte des nouveaux arrivants ainsi que des regroupements familiaux et des naissances [5].
Les premiers immigrés de Turquie ne connaissent pas la langue du pays d’accueil. Ils y travaillent, mais ont le désir de retourner ensuite dans leur pays d’origine. Ils restent bien souvent en dehors des canaux de la participation politique nationale et s’organisent autour de réseaux de connaissances interpersonnelles pré-migratoires – souvent familiaux, claniques ou villageois. Aujourd’hui, comme c’est le cas ailleurs en Europe, malgré l’arrivée importante des Kurdes de Syrie (Rojava), les migrants originaires du Kurdistan en Suisse viennent de Turquie [6]. Selon l’ambassade de Turquie à Berne, plus de 130’000 citoyens turcs vivent actuellement en Suisse. Plus de 45% des citoyens turcs ont une double nationalité. 90% des ressortissants turcs vivent dans les grands cantons alémaniques.
Une population séculaire et plurielle
Les statistiques sont également lacunaires sur les caractéristiques linguistiques et religieuses des migrants. Au niveau linguistique, la majorité écrasante de la société turque parle le turc, seule langue officielle et langue asiatique, dite « oural-altaïque », alors que les Kurdes ont leur propre langue, indo-européenne, dite de « groupe persan ». Les Turcs sont des musulmans sunnites d’école hanéfite avec une petite minorité alévi-bektashi, tandis que les Kurdes sont majoritairement shafiites et alévis-djhaferi. En 1990 par exemple, 60 mosquées et lieux de prière en Suisse sont fréquentés par les immigrés turcs, dont 20 soutenues par des organisations ou mouvements turco-islamistes [7]. Les autres sont soutenues par des confréries, des mouvements politiques liés aux pouvoirs successifs ou des grandes fondations proches des autorités turques et du Premier ministre [8]. De son côté, la communauté kurde en Suisse n’a pas d’association islamique ni de mosquée propre.
Les associations kurdes et leur image
Il existe plus de quinze partis et organisations politiques kurdes en Europe et en Suisse, dont quasiment toutes de gauche. Plus d’une centaine d’associations proches de ces partis mènent des activités culturelles, sociales et politiques. 80% d’entre elles sont de tendance PKK. Viennent ensuite des groupes proches des partis de la DEM KURD (Associations démocratiques kurdes - anciennement FEKAR), ou proches de la KOMKAR (associations des ouvriers kurdes immigrés affiliées au PSK, Parti socialiste du Kurdistan). Si le PKK défend la luttre armée comme moyen de résistance, le PSK est un mouvement pacifique, mais marginal. Les deux tendances luttent pour l’autonomie ou le fédéralisme comme solution à la question kurde en Turquie. Il existe aussi des associations confessionnelles alévies kurdes d’une culture laïque : elles ne se présentent pas comme des associations kurdes, mais plutôt comme des associations confessionnelles défendant certaines valeurs spirituelles bien distinctes de l’Islam sunnite.
Le fait qu’il n’existe pas de mosquée ni de centre islamique proche des partis ou mouvements politiques exclusivement kurdes en Suisse est dû à deux phénomènes : la sécularité de l’islam chez les Kurdes engagés politiquement à gauche et l’hétérogénéité des confessions, même si la majorité des Kurdes en Suisse est alévie.
Les réseaux d’exilés cherchent à obtenir un soutien financier public et politique autour de la question kurde. Ils jouent aussi un rôle important dans la mobilisation, la politisation ainsi que dans la prise de consience identitaire des migrants kurdes. Par le biais de ces structures associatives, la question kurde est reconnue aujourd’hui comme un problème international. Si les Kurdes parlent des « quatre parties du Kurdistan », on peut y ajouter une cinquième partie constituée par cette diaspora kurde, qui joue un rôle politique transnational.
Pour assurer la mobilisation des exilés, les associations kurdes mettent en place des lieux de rencontres, d’activités culturelles et politiques. Elles développent des moyens de communication et d’information pour favoriser une conscientisation politique, identitaire et éducative. Néanmoins, il faut savoir que les associations kurdes ne se limitent pas aux activités politiques de l’exil. Si les activités de ces structures pour l’intégration sont moins visibles que leurs activités politiques, c’est lié au fait que l’image que donnent ces associations a toujours été politique.
Vers d’autres solutions que la lutte armée
En raison des conflits politiques en Turquie, en Irak et en Syrie, la migration kurde est plus que jamais d’actualité. Chaque année des demandeurs d’asile kurdes arrivent en Suisse. Qui dit asile, dit migration forcée, persécution et traumatismes. Les services sociaux, socio-éducatifs et de santé sont confrontés à une cette réalité fragilisant l’être humain.
En liant les traditions humanitaires et démocratiques et les principes d’un Etat de droit, les pays européens ont la responsabilité éthique de se pencher sur un processus de résolution pacifique et démocratique de la question kurde par le gouvernement turc. A l’heure actuelle, à cause des répressions permanentes, la majorité des Kurdes pensent que, sans l’aide internationale, seule une lutte armée leur permettra de vivre librement leur culture. Dans ce sens, le monde contemporain a le devoir de rassurer les Kurdes et de leur montrer qu’il existe d’autres méthodes que la lutte armée pour résoudre un conflit.
Aujourd’hui, dans le monde globalisé et dans un contexte transnational, la distance géographique à peu d’importance pour montrer la solidarité et le soutien avec le pays d’origine. Grâce aux nouveaux médias, la diaspora devient une actrice incontournable. Les jeunes vivant au pays d’origine et au pays de résidence partagent les mêmes sentiments, les mêmes émotions identitaires. Les médias abattent les frontières physiques et la distance géographique. Une solidarité de la part des pays d’accueil avec la diaspora serait efficace pour la construction de la paix dans le pays d’origine et la cohabitation dans le pays de résidence, avec la reconnaissance culturelle de ses ressortissants.
Sources :
- BOULANGER, Philippe, Le destin des Kurdes, L’Harmattan, 1998, Paris.
- BOULANGER, Philipe, La question kurde en Turquie. Fin de la trêve ?, in Commentaire, no : 112, Hiver 2005-2006, pp. 877-883.
- BOZARSLAN H., « Le groupe kurde », in Hommes&Migrations, No 1212, mars-avril 1998, pp. 24-35.
- MUTLU H., TSCHANNEN O., 1995, Les Anales de l’Autres Islam, no 3, INALCO-ERISM, Paris, p. 153 et p. 165.
- ØSTERGAARD-NIELSEN E., 2005, « Mobilisation politiques des Kurdes et pratiques transétatiques », in Hommes et Migrations, No 1253, janvier-février 2005, pp. 68-77.
- RIGONI Isabelle, 2000,"Med-Tv dans le conflit kurde", in Confluences Méditerranée, no. 34, Eté 2002.
[1] Le kurdologue hollandais, Martin Van Bruinessen, estime qu’en 1975, la population kurde s’élevait à 7.5 millions. La presse turque (1989) indique un chiffre de plus de 8 millions. L’Institut kurde de Paris (1987) avance le chiffre de 12 millions. Turgut Ôzal, le Premier Ministre turc, a cité 12 millions en 1991.
[2] McDOWALL, D. 1992, p. 20.
[3] ØSTERGAARD-NIELSEN E., 2005, p.74, « Mobilisation politiques des Kurdes et pratiques transétatiques », in Hommes et Migrations, no 1253, janvier-février 2005, pp. 68-77.
[4] BOULANGER P., 1998, p. 878.
[5] MUTLU H., TSCHANNEN O., 1995, Les Annales de l’Autre Islam, no 3, INALCO-ERISM, Paris, p. 153.
[6] RIGONI I., 1998, p. 202.
[7] MUTLU H., TSCHANNEN O., 1995, p. 165.
[8] La Tribune de Genève, 18 avril 2016, par Pascal Schmuck, en ligne.