Sortir du cadre pour favoriser la participation
En Suisse, la Constitution vise l’inclusion des personnes en situation de handicap. Quels freins l’empêchent d’atteindre ce but ? Pistes pour sortir du cadre imposé par l’environnement et les habitudes.
Par Monique Richoz, directrice, et Jacques Domeniconi, responsable du Groupe de politique handicap, Pro Infirmis Vaud
L’interpellation de REISO pour le dossier intitulé « Sortir du cadre » n’a pas manqué de susciter la réflexion au sein de notre association sur la manière dont elle est transposée au quotidien. Comment faire pour que les personnes en situation de handicap jouissent d’une participation pleine et effective à tous les domaines de la vie [1] ? Comment se mettre à leur disposition afin qu’elles puissent quitter la place qui leur est assignée, historiquement et traditionnellement à l’écart, dans un contexte spécialisé, pour les amener à occuper davantage de place au cœur de la société civile ?
Pour répondre à ces questionnements, la notion de « participation sociale » paraît plus constructive que celle d’intégration ou d’inclusion. Comme le relève Philippe Weber [2], « nous pourrions dire que le principe d’inclusion a été adopté dans la Constitution mais que le peuple a refusé la mise en œuvre de mesures efficaces d’intégration participative ». En effet, l’initiative « Droits égaux pour les personnes handicapées », rejetée par le peuple en 2003, aurait été de nature à offrir un environnement légal permettant à une notion telle que l’inclusion de se développer. La Suisse n’a pas ce cadre. C’est la raison pour laquelle la « participation sociale », très aboutie dans la réflexion qui la sous-tend, est de nature à dynamiser le système d’action.
Cette notion découle du modèle québécois de Processus de production du handicap. « Une situation de participation sociale correspond à la pleine réalisation des habitudes de vie, résultant de l’interaction entre les facteurs personnels (les déficiences, les incapacités et les autres caractéristiques personnelles) et les facteurs environnementaux (les facilitateurs et les obstacles) » [3]. Ce modèle, que Pro Infirmis Vaud s’est approprié depuis une vingtaine d’années, dessine un paradigme qui peut à son tour inspirer des prestations et des projets [4].
L’environnement comme obstacle
Des questions reviennent de manière lancinante lorsque l’adéquation des prestations est mise en regard du paradigme. Elles concernent l’environnement. Est-il suffisamment adapté pour permettre aux personnes en situation de handicap de quitter le cadre spécialisé qui leur est dévolu ? Evolue-t-il en concordance avec les aspirations des personnes handicapées et de leurs proches ? Se montre-t-il suffisamment hospitalier pour les différents groupes de personnes concernées ?
Il est permis d’en douter. D’abord pour une raison juridique, à savoir la portée réduite de la législation suisse en matière d’égalité. Ensuite, pour une raison pratique analysée par le rapport BASS sur l’évaluation de la LHand [5], qui constate que les progrès sont circonscrits à un domaine particulier. La LHand a eu « une influence très positive sur la situation des personnes handicapées dans le domaine important de l’accessibilité physique. Mais d’autres barrières restent plus marquées, par exemple dans l’accès à la formation post-obligatoire, au marché du travail, à la participation à la vie sociale, à l’acceptation par la société et aux prestations de services telles que les offres de loisirs ».
Ce constat d’experts fait parfaitement écho à ce qui est observé sur le terrain dans les différentes prestations. Dans bien des habitudes de vie, des « activités courantes ou […] des rôles valorisés par la personne ou son contexte socioculturel selon ses caractéristiques (l’âge, le sexe, l’identité socioculturelle, etc.) » [6], la participation sociale ne va pas de soi et les différentes législations en vigueur ne sont pas toujours de nature à la favoriser.
L’exemple de l’accès au logement
A titre d’exemple, les dispositions actuelles de la Loi sur les prestations complémentaires sont susceptibles de limiter le choix du logement. Ainsi, environ 30% des personnes seules ou des couples ne parviennent pas à couvrir leur loyer au moyen des montants maximaux pris en compte à ce titre [7]. Pour compenser ce manque, les moyens financiers destinés à couvrir les besoins vitaux doivent donc être amputés du montant nécessaire au paiement du loyer. Une réforme, visant à augmenter ces montants est certes en cours d’examen, mais ne constituerait pas à elle seule, et pour autant qu’elle soit acceptée par les chambres fédérales, le seul remède permettant de faciliter l’accès à un logement pour ces personnes.
Les services de conseil social constatent bien trop souvent les difficultés rencontrées lorsqu’il s’agit de convaincre des régies immobilières ou des propriétaires d’établir un bail au nom de bénéficiaires de prestations complémentaires et ce, même dans les situations où des revenus suffisants existent. Qu’advient-il des personnes présentant une déficience intellectuelle qui souhaitent vivre dans leur propre logement mais prolongent leur séjour au sein de leur famille ou dans un établissement socio-éducatif faute de se voir accorder un bail à loyer ? Comment adapter les prestations à de telles situations ?
L’exemple de la contribution d’assistance
Une seconde illustration concerne l’accès à la contribution d’assistance, prestation en vigueur depuis le 1er janvier 2012, pour les personnes présentant un besoin d’aide dans leur quotidien. Leur situation doit répondre à certains critères, et les modalités de mise en œuvre de cette prestation sont précises. Pour ne citer que deux écueils, les bénéficiaires d’une allocation pour impotent de l’assurance-accident en sont exclus, malgré des besoins similaires mais dont l’origine est différente. Par ailleurs, les dispositions réglant cette prestation ne permettent pas la reconnaissance financière des aides fournies par un parent en ligne direct ou un organisme.
Si chacune de ces limitations a sa raison d’être, il n’en demeure pas moins qu’elles écartent toute une série de personnes de l’accès à un facilitateur pouvant favoriser une plus grande participation sociale, et les placent ainsi dans une position de handicap. De quelle manière ces personnes peuvent-elles donc adapter le mode d’aide aux règles de financement ? Quels autres moyens financiers peuvent-ils être mobilisés et sous quelles conditions ? Quelles prestations développer pour soutenir la recherche de solutions personnalisées ?
L’exemple de l’école et du para-scolaire
La scolarisation en milieu ordinaire d’un enfant présentant une déficience constitue un troisième exemple qui souligne la nécessité de questionner la pertinence et la portée du cadre législatif. Elle ne se réalise pas sans voir apparaître toute une série de besoins particuliers. Ces derniers peuvent parfois s’apparenter à ceux que rencontrent tout enfant et sa famille, mais leur forme est bien souvent spécifique et leur intensité est décuplée. Ces besoins prennent place dans un quotidien où les parents et les familles sont déjà fortement sollicités. Dans ce contexte, les structures d’accueil de jour parascolaire peinent à tenir compte de ces besoins spécifiques et à y répondre.
Selon une enquête réalisée sur un panel de situations accompagnées par le service de conseil social spécialisé, Besoins spéciaux de la petite enfance de Pro Infirmis Vaud, moins de la moitié des enfants scolarisés en milieu ordinaire fréquente les lieux d’accueil parascolaire conventionnel. Quelle solution de garde trouver lorsque la structure d’accueil de jour déclare ne pas être en mesure de répondre aux besoins ? Lorsque l’organisation des thérapies nécessite des adaptations spécifiques de l’horaire d’accueil ? Ou dans les situations où un enclassement mixte existe ? Les prestations spécialisées ont-elles pour vocation de répondre à ces besoins et de suppléer ainsi aux structures habituelles ?
Sortir du cadre ? Une nécessité
« Sortir du cadre » est avant tout une nécessité pour les personnes qui s’adressent aux associations. Il ne s’agit pas de répondre à l’individualisation d’une problématique plus large, ce qui aurait tendance à rendre stérile toute adaptation d’un environnement par définition partagé, chacun posant sa revendication irréductible et parfois exclusive. Il importe plutôt de créer une forme d’« individuation » de la réponse aux besoins générés par l’interaction des facteurs personnels, des facteurs environnementaux et d’un parcours de vie. En faisant part de leurs petits et grands projets, les personnes nous interpellent afin de les aider à déplacer le curseur sur ce continuum qui part d’une situation de handicap et mène à une situation de participation sociale complète. Elles obligent ainsi à continuellement adapter les prestations proposées et en créer de nouvelles si nécessaire.
En définitive, la question demeure de savoir si l’environnement au sens large, et y compris législatif, ne devrait pas avoir pour vocation d’offrir des conditions facilitant une pleine participation sociale pour toute personne en situation de handicap. Force est de constater que le défi est de taille.
[1] Principes directeurs, Association suisse Pro Infirmis, 2014.
[2] Travail social et handicap : de l’inclusion à la participation sociale, Philippe Weber, Développement humain, handicap et changement social, volume 13, no 1-2, octobre 2004.
[3] Classification québécoise Processus de production du handicap, Patrick Fougeyrollas, RIPPH/SCCIDIH, Québec, 1998.
[4] Une nouvelle approche de la différence – comment repenser le « handicap ». Sous la direction de Raphaël de Riedmatten. Editions Médecine & Hygiène, Genève, 2001.
[5] Evaluation de la loi fédérale sur l’élimination des inégalités frappant les personnes handicapées, Communauté de travail BASS/ZHAW, Berne, août 2015.
[6] Réseau international sur le Processus de production du handicap (RIPPH). (2016). Les habitudes de vie. Récupéré du site internet RIPPH.
[7] Rapport explicatif sur la modification de la loi fédérale sur les prestations complémentaires à l’AVS/AI (LPC), OFAS, Berne, 2014.