Sortir du modèle biomédical de santé mentale
La prétendue déferlante de troubles psychiques révèle les absurdités de nos sociétés contemporaines. Comment dépasser la vision actuellement dominante ? Avec un renforcement effectif et réel de l’approche psychosociale.
Par Carlos León, Dr en psychologie, Association Parole, Genève
La crise psychique – forme radicale de fragmentation, de courageuse et inconsciente confrontation entre soi et l’entourage – conduit dans certains cas à l’exclusion du monde du travail et à l’obtention d’une rente d’invalidité. Cette mesure qui prend en charge les besoins vitaux, rassure. Dans le même temps, elle formalise l’invalidité. Aux traumatismes de la perte de contrôle, aux échecs de traitements et aux hospitalisations [1] s’ajoutent de nouveaux aspects : une nouvelle identité de personne handicapée, le deuil du « ça va revenir comme avant et je retournerai en emploi », le sentiment d’exclusion de la « société normale ».
Le trouble psychique est sournois. Il n’est pas permanent, il se manifeste à intervalles irréguliers, à divers degrés et dans certaines circonstances. Il peut faire définitivement de l’ombre au fond salutaire de la personne. Les questions se succèdent : Qui suis-je vraiment ? Que vais-je faire de ma vie ? Comment me rendre utile et occuper mes journées ? De plus, la condition de rentier psychique cumule les préjugés sociaux, interroge un hors norme chargé de sentiments de peur, de révolte, de rejet, de méfiance et de discrimination. Alors que cette mesure de protection par la rente AI est organisée pour mener une vie décente, elle attire la honte, la culpabilité, la stigmatisation et le risque que la souffrance s’implante durablement. Là se situe toute l’absurdité de la situation.
Et en effet, quel parcours étrange que de questionner en acte le cadre social, porter l’étiquette d’une maladie psychiatrique et la responsabilité de devenir rentier, internaliser des sanctions morales pour ce qui n’a pas été un choix volontaire, souffrir d’un échec d’appartenance sociale ! Mais de quelle société parle-t-on ?
Normalité trouble
On nous dit que le trouble psychique fait partie de la vie ; il se serait démocratisé ! Cette expérience ne serait plus le privilège du fou illuminé ou dangereux, possédé, enfermé à l’asile ou prisonnier de son bagage biologique. La souffrance dans nos sociétés est si présente que l’idée des années 60 d’ouvrir les portes des institutions psychiatriques et redonner la ville aux « fous », afin qu’ils s’y soignent mieux, apparaît drolatique !
On nous dit que nous ferons toutes et tous « l’expérience » d’un problème psychique au moins une fois dans notre existence, qu’une personne sur six souffrirait d’un ou de plusieurs problèmes psychiques, que l’exclusion du monde du travail pour motif psychique ne cesse d’augmenter [2].
Cette déferlante résulterait davantage de déterminants environnementaux et sociaux interconnectés agissant sur nos seuils de résistance. Ce ne serait certainement pas une affaire de personnes fragiles et improductives dans un monde joyeux, riche, solidaire, bienveillant et plein d’opportunités ! Nous serions heureusement loin de processus massifs de mutation génétique et de désajustement de neurotransmetteurs. En cause :
- Des environnement sociaux et économiques générateurs de désadaptation. Il serait une rude épreuve que de rester en équilibre avec les diverses sources de stress, la précarité, l’exclusion, les ruptures, le chômage, la dureté du monde du travail (burn-out, anxiété, dépressions réactionnelles, mobbing).
- L’individualisme et l’intolérance aux écarts sociaux. La souffrance de l’autre résonne sur nos parts d’ombre, fait peur. Notre société contemporaine applique des stéréotypes et stigmatise. Elle enferme l’individu dans une catégorie pathologique de déficiences en lui attribuant des caractéristiques d’irresponsabilité, incurabilité, dangerosité. On se protège en excluant.
- La médicalisation de la vie et la prédominance sociale des représentations très limitées de la santé mentale. Le monopole du pouvoir médical dans la hiérarchie de soins facilite la propagation d’un lexique et de croyances inquiétantes proposant d’appréhender un humain selon ses déficiences. Le risque de sur-diagnostic est évident, le moindre écart de comportement et les vicissitudes de l’existence sont insérés dans des catégories de maladie mentale. Du DSM-1 au DSM-5, le nombre de conditions menant à un diagnostic de maladie mentale a augmenté de 350%.
L’analyse infirme le modèle biomédical prônant qu’un déséquilibre chimique propre à la maladie cause les dysfonctionnements. Ce modèle s’avère réducteur pour rendre compte des problématiques de santé publique. Le monopole biomédical, dominant dans les programmes de santé mentale, conditionne de haut en bas les références « scientifiques », l’analyse de problèmes, les recommandations, les moyens financiers, les actions, les représentations et les traitements de « la personne malade ».
Reconnaître que le travail peut, dans certaines conditions, être pathogène et que la santé mentale est profondément ancrée dans le social rencontre bien des oppositions d’ordre politique et idéologique. Soutenir que la santé ne dépend pas que de l’individu ou de sa chimie, accepter que certains contextes provoquent la détresse, altèrent la santé, donnent lieu au malaise existentiel : cette approche pose les bases d’un important besoin de changement sociétal et d’orientation thérapeutique car la qualité des relations et de l’entourage s’avèrent aussi importantes pour le rétablissement que le travail individuel.
Conscientes de ces faits, les récents plans stratégiques en santé mentale proposent des alternatives au modèle traditionnel [3]. La position dominante de la profession médicale n’y est pas remise en question et les références provenant des sciences sociales restent absentes. Mais, dans les faits et les réflexions stratégiques, l’air du temps « autoriserait » à la pensée psychosociale d’affirmer à part entière ses visions et ses actions « positives » dans le domaine de la santé mentale. Intervenir en aval sur le terrain pour renforcer les ressources individuelles et groupales gagne en légitimité et ouvre la possibilité et le pouvoir de réfléchir et d’agir autrement dans les pratiques. Cette nouvelle vision comporte un important enjeu éthique vis-à-vis des usagers des services de santé.
Aller mieux : attention danger
Soutenue par l’art.74 de la LAI [4], l’Association Parole, à Genève, amène des réponses psychosociales à la question identitaire du rentier pour troubles psychiques. Si notre pensée institutionnelle se trouve fort éloignée du modèle prédominant de « la maladie », ce n’est pas le cas pour la plupart des « malades » psychiques, donc de nos utilisateurs. Ils sont enfermés dans une forme de dépendance et de loyauté avec le système psychiatrique. Ils sont éduqués à la maladie et se pensent en termes de déficiences et de défaitisme. Envahis par la peur d’aller bien, de la crise maniaque, de la perte possible de leur rente, familiers des attitudes condescendantes, en manque de psychothérapie, engourdis par les médicaments, ils affichent la souffrance et la déception comme une obligation.
Comment faire avec ces personnes ayant internalisé l’identité du malade et la culpabilité sociale ? Comment faire avec le tabou d’accomplissement de soi ? Comment les aider à développer leurs besoins d’estime de soi, développement, curiosité et plaisir ? En ont-ils le droit ?
Pour ce qui est de notre approche de la relation d’aide, elle s’inspire des psychologies humanistes et existentielles et des mouvements d’usagers et de survivants de la psychiatrie ayant trouvé les voies du rétablissement. L’enjeu de l’intervention est de nous autoriser, professionnels et utilisateurs, à l’émergence des représentations et des actions basées sur les prémisses de l’autodétermination et du pouvoir de soi.
En vingt ans de pratique, notre écosystème d’accueil a forgé sa propre culture solidaire et participative. Nous y cultivons au quotidien l’exercice de l’agentivité [5], de la croissance personnelle, du aller mieux. Face à la tendance vers la passivité et au laisser aller dans la prise en charge, nous luttons pour empêcher la personne de se réduire à son diagnostic. Nous évitons l’inaction des postures relationnelles de compassion condescendante. Nous nous méfions des appels à ces attitudes – paternalistes, éducatives, verticales, d’experts sauveurs – qui les empêcheraient d’opérer en autonomie dans les activités proposées d’accueil et d’atelier.
Pour l’utilisateur non prévenu, cette approche relationnelle interroge fortement ses croyances. Il trouve une place à l’exercice de son droit à exister avec dignité et à maintenir une qualité de vie hors du monde du travail lucratif, dans sa condition de rentier.
Nous avons constaté par expérience qu’à l’intérieur de leur zone de sécurité psychique, ces personnes peuvent éviter des rechutes et des hospitalisations douloureuses et aller bien dans le long terme.
Le changement d’un paradigme est long à se produire. Nous sommes au début du passage d’une vision spécifique, focalisée sur l’individu et ses déficiences à une autre vision globale, systémique, reconnaissant ressources, potentiel de résilience et développement personnel.
Faire la place à la personne et non à la maladie est plus qu’une vue de l’esprit. C’est un choix thérapeutique et éthique. L’empowerment individuel et collectif est au cœur de la réduction de la souffrance et du vrai passage de l’enfermement à la liberté de soi.
[1] Groupe DEBRIEFING 2007. Le traumatisme lié à l’expérience de la crise psychique aigüe et sa prise en charge institutionnelle. Le point de vue des personnes concernées, des proches et des professionnels. Site du Grepsy/documents, format pdf en ligne
[2] OFSP (2015). Santé psychique en Suisse. Etat des lieux et champs d’action. Office fédéral de la santé publique (OFSP). Mai 2015.
[3]National prevention strategy : America’s plan for better health and wellness. National Prevention, Health Promotion and Public Health Council, 2011, p. 1.
APA (2013). Guidelines for prevention in psychology. American Psychological association. First published, novembre 4, 2013.
DEAS (2015). Projet du concept cantonal de promotion de la santé et de la prévention. République et canton de Genève. Service de communication et information. Roman A. Genève, le 17 novembre 2015
[4] Art. 74 LAI : « L’assurance alloue des subventions aux organisations faitières de l’aide privée aux invalides - aide spécialisée et entraide - actives à l’échelle nationale ou dans une région linguistique, en particulier pour l’exercice des activités suivantes :
a. conseiller et aider les invalides ;
b. conseiller les proches d’invalides ;
c. favoriser et développer l’habileté des invalides en organisant des cours spéciaux à leur intention. »
[5] Traduction de agency, conscience d’avoir un pouvoir d’action à la fois limité, et réel. Capacité d’agir pour obtenir, se mobiliser, atteindre des choses au lieu de rester dans une attente passive.