Avec la mode inclusive, tu es canon!
La justice sociale passe aussi par la mode. Des démarches innovantes sont lancées par les milieux de l’art, du social, du stylisme et de la formation. Elles visent à créer une mode accessible à toutes et tous. Manifeste pour amplifier cette tendance.
Par Teresa Maranzano, ASA-Handicap mental, Genève
La mode inclusive prend en compte les particularités anatomiques dues à un handicap. Elle a le pouvoir de rendre à la différence dignité et beauté. Cette tendance suscite aujourd’hui un certain engouement car tout le monde réclame son droit à avoir du style. Elle a été au cœur des débats lors du colloque « Tu es canon. Pour un manifeste de la mode inclusive » organisé par ASA-Handicap mental [1].
En fait, la mode dit en même temps l’appartenance et la distinction. Elle signale la conformité à un groupe aussi bien que la singularité des individus. Comme tout un chacun, les personnes en situation de handicap cherchent, à travers la mode, une manière de plaire à soi-même et aux autres. Si peu et si mal représentées dans notre société, elles souhaitent avoir accès aux habits qui les valorisent.
Ce constat n’est pas nouveau, et le colloque a permis de rappeler les expériences les plus significatives sur ce changement sociétal en cours. Afin de partager et amplifier cette tendance, la parole a été donnée aux personnes et aux organismes issus des milieux de l’art, du stylisme et de la formation, engagés dans des démarches innovantes. Les personnes concernées ont apporté leurs témoignages, leurs revendications et leurs réponses créatives aux mesures à prendre pour que la mode inclusive devienne une réalité accessible à toutes et à tous.
La première expérience
C’est en 2002 déjà que des personnes handicapées ont exprimé leur envie de se démarquer par leur look à travers une recherche créative. Ce souhait a été le point de départ d’un vaste projet porté par la Fondation Cap Loisirs. Accompagné·e·s de professionnel·le·s des différents corps de métier (stylistes, coiffeur·se·s, couturier·ère·s, maquilleur·se·s, plasticien·ne·s, photographes et mannequins), une vingtaine de participant·e·s ont creusé l’univers de la mode sous toutes ses coutures pendant deux ans, à travers des ateliers et des visites thématiques.
César Barboza, animateur du Pôle Culture & Loisirs personnalisés de la Fondation, a expliqué les apprentissages qui ont transformé ces personnes en situation de handicap en expert·e·s, créateur·trice·s et modèles. Les participant·e·s ont découvert la variété de styles existants lors d’une visite du Musée de la mode de la Ville de Paris au Palais Galliera, dans les boutiques des créateurs et les ateliers des stylistes. Ils et elles se sont familiarisé·e·s avec la texture des matières, ont appris la coupe et la couture. Il a aussi fallu inventer son style d’abord à travers le dessin, ensuite par la création textile. César Barboza se rappelle à quel point, au fil de ces expériences, les participant·e·s devenaient des «ambassadeurs du changement » dans leurs institutions. Un nouveau regard sur leur image circulait de bouche à oreille dans le milieu des éducateur·trice·s. Ce long processus a culminé dans un défilé spectaculaire à la Salle Pitoëff de Genève, dont les protagonistes gardent aujourd’hui encore un souvenir ému (photos ci-dessous).
Le shooting de ces modèles d’un jour anticipait de presque vingt ans les nouvelles tendances de la mode. Preuve en est la récente campagne de la marque Gucci, « Unconventional Beauty », où une jeune modèle trisomique a été choisie pour promouvoir un mascara. Sa photo sur Vogue Italia est devenue virale en l’espace de quelques minutes, confirmant l’intérêt du public pour une beauté qui dépasse les canons classiques. L’agence de mannequins qui a propulsé la modèle Ellie Goldstein (portrait ci-contre) l’a bien compris et représente aujourd’hui dans le monde entier des personnes avec des différences visibles.
Un artiste fribourgeois à New York
Les créateurs de mode ont tout intérêt à s’inspirer de l’originalité dont les personnes handicapées font preuve en matière de style, car elles apportent un vent frais et clinquant dans un paysage artistique souvent étouffé par les impératifs de performance et de compétitivité. Laurence Cotting, animatrice d’un atelier d’art différencié [2], a rappelé la collection printemps 2017 que Jason Wu, styliste préféré de Michèle Obama, a créée à New York à partir des dessins de Pascal Vonlanthen. Il s’agissait d’une petite robe en coton, d’une veste en jeans brodée et d’un t-shirt portant les motifs calligraphiques de cet artiste fribourgeois, analphabète, qui s’amuse à transgresser les codes de la typographie (photo ci-dessous).
L’historienne de l’art Elisa Fulco a porté l’exemple des dessins réalisés en 2008 dans l’atelier d’un hôpital psychiatrique en Italie. Les auteurs et autrices s’étaient librement approprié les clichés des publicités de mode et leurs dessins avaient fait l’objet d’une exposition présentée au Musée du Chapeau Borsalino à Alessandria (I).
Dans la même veine, quatre artistes soutenus par le programme Mir’arts d’ASA-Handicap mental ont dessiné leur « Collection particulière », adaptée aux modèles en situation de handicap imaginés par l’illustrateur Reto Crameri. Ces dessins ont été à leur tour réinterprétés par l’apport créatif des participant·e·s au colloque. Ils et elles se sont aussi exprimé·e·s dans le cadre d’un world café animé par Doriane Gangloff et des autoreprésent·e·s. A cette occasion, les personnes en situation de handicap ont fait part de leur envie de choisir librement leurs habits, de les faire adapter à leurs anatomies sans que cela coûte trop cher, de ne pas renoncer au confort lorsqu’elles souhaitent porter des tenues élégantes. Ces personnes réclament des vêtements, des chaussures et des accessoires qui les mettent en valeur, de manière à avoir une bonne présentation et à faire bonne impression en public.
Bien dans ses pompes
Car la mode est une carte de visite. Quand on est bien habillé, on se sent bien dans ses pompes ! La confiance en soi et l’estime de soi sont renforcés. Les autoreprésentant·e·s demandent aussi un plus large éventail de vêtements afin de pouvoir changer de tenue en fonction des situations. De nombreuses personnes en situation de handicap pointent la difficulté d’enfiler et enlever leurs habits. Afin de garder leur autonomie, elles demandent aux marques d’adopter des mesures ergonomiques simples comme, par exemple, remplacer les boutons standards des chemises avec des boutons pression.
Les personnes malvoyantes partagent ce besoin d’autonomie et aimeraient que les étiquettes portent les renseignements principaux sur les vêtements en braille. L’étroitesse des manches pose problème aux personnes qui se soumettent souvent à des prises de sang ou des perfusions. Les élastiques remplaceraient avantageusement boutons et ceintures dans les pantalons. Quant aux fermetures éclairs, elles devraient être plus ergonomiques.
L’infrastructure des magasins a été aussi évoquée, car elle est rarement adaptée aux personnes en situation de handicap. Les cabines d’essayage sont trop petites pour les chaises roulantes. Le bruit constant, la musique, la foule sont perçus par certain·e·s comme une agression qui empêche de choisir tranquillement les vêtements qui conviennent. Les lumières pourraient être plus tamisées.
Qu’on se le dise : de nombreux participant·e·s au colloque se portent volontaires pour aider les stylistes à développer un design adapté à la spécificité de leurs morphologies, dans une forme d’apprentissage mutuel ! En cela, il faudra s’inspirer de l’Open Style Lab à New York, qui agit comme une interface entre les étudiant·e·s du cours de design de mode à la Parson School et les personnes handicapées. Sous la direction de leur enseignante Grace Jun, les étudiant·e·s conçoivent des habits adaptés et sur mesure. Leur consigne de travail est claire : mettre design et technologie au service de l’esthétique et d’un idéal de justice sociale.
Appel aux nouvelles vocations
Natalia Solomatine, chargée de cours au Département Design Mode de la HEAD, à Genève, reconnaît la difficulté d’implanter de telles démarches d’expérimentation dans le cursus scolaire. Néanmoins, des formules ponctuelles peuvent sensibiliser les élèves au thème de la mode inclusive et, qui sait, ouvrir des vocations. Ainsi par exemple, en février 2021, un workshop organisé par ASA-Handicap mental amènera les étudiant·e·s à expérimenter la dimension du corps différent, dans ses limites et ses possibles, à travers la créativité et le partage. Il s’agira d’habiller / habiter la singularité par l’expérience de la contrainte, pour dépasser les limites et découvrir une nouvelle relation au corps en mouvement.
Anna Corda accueille pour sa part toute initiative visant à démocratiser le Musée suisse de la mode dont elle est la directrice. Preuve en est la récente exposition de la marque FAKO au Château d’Yverdon-les-Bains, où deux jeunes créateurs MNA ont présenté leur première collection (photo ci-contre). Un des deux, Gabi Fati, soutenu par l’association NELA, s’est lancé un défi. Il va créer une collection entièrement sur mesure, à partir de modèles amateurs au physique ordinaire ou hors norme. Car tout le monde est canon !
Toutes ces démarches innovantes montrent que la mode est à un tournant. Pour Damien Bonfanti, conseiller administratif à la Ville de Lancy, cette industrie étant l’une des plus polluantes au monde, elle est bien obligée de se réinventer, de revoir son système de production, de distribution et, surtout, de prendre en compte un public plus large. Quitter le vedettariat pour s’approcher des gens ordinaires et aussi de celles, extraordinaires, qui réclament considération et visibilité. Certains stylistes l’ont compris, comme Tommy Hilfiger qui a créé une collection « adaptive ». Le chemin pour un changement durable des mœurs est encore long[3], mais ASA-Handicap mental s’active pour que ces bonnes pratiques de la mode inclusive continuent d’essaimer !
[1] Le 24 septembre 2020 au Petit-Lancy (GE), ce colloque a réuni une centaine de personnes. Il a bénéficié du soutien de la Ville de Lancy, de la Fondation Ernst Göhner et du Fonds Helios. En collaboration avec le Département Design Mode de la HEAD - Haute école d’art et de design, Genève.
[2] Atelier CREAHM, à Villars-sur-Glâne (FR).
[3] Pour l’accompagner, ASA-Handicap mental s’engage encore une année autour de ce thème : un blog sur la mode inclusive permettra de partager avec un large public actualités et approfondissements autour de ce thème ; un groupe de travail rédigera de manière participative le premier manifeste suisse de la mode inclusive qui sera présenté à un deuxième colloque le 27 mai 2021 à la Comédie de Genève. A cette occasion, des cas concrets de bonnes pratiques seront mis à l’honneur, dans l’espoir qu’ils pourront essaimer.
Cet article appartient au dossier Chaudron de culture
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Teresa Maranzano, «Avec la mode inclusive, tu es canon!», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 4 janvier 2021, https://www.reiso.org/document/6813