Vers l’auto-découverte de l’intime
Dans une société en mutation, il n’est pas simple, pour les professionnel·le·s du travail social, de donner un espace à l’intime des accompagné·e·s. Revoir les pratiques et s’ouvrir à la diversité permet de mieux répondre aux besoins.
Par Christine Fayet, formatrice en santé sexuelle, accompagnatrice de l’intime
Une partie des enjeux de notre société en mutation, portés à travers les voix des minorités, fait référence à l’intimité, au corps et à la sexualité. On peut citer à ce sujet la bataille des femmes contre les violences sexuelles avec le mouvement #Meetoo ou les formes multiples de rencontres, à travers les nouveaux médias, largement expérimentés par les adolescent·e·s qui s’envoyent des fichiers à caractère sexuel. Il se trouve également les nombreuses revendications à une sexualité axée sur le plaisir pour tous et toutes sans discrimination : ces manifestations, très présentes dans l’espace public, bousculent les normes en vigueur et revendiquent une évolution des codes établis dans le domaine de l’intimité et de la sexualité.
Si, face à ces enjeux, chacun·e d’entre nous est amené·e à s’interroger et à se positionner régulièrement, ces interrogations sont particulièrement présentes et souvent sources de préoccupations pour l’ensemble des professionnel·le·s en relation d’aide, de soin, d’éducation, d’apprentissage et d’accompagnement.
En effet, on constate qu’une partie d’entre eux·elles disent être parfois bousculé·e·s, en perte de repères ou insuffisamment formé·e·s pour travailler autour de ces questions. Ils·elles se sentent vaciller.
S’il n’est plus question aujourd’hui de nier les dimensions du corps, de l’intimité et de la sexualité comme faisant partie des cahiers des charges des métiers de la relation, il apparaît néanmoins impératif d’accompagner ces professionnel·le·s à être suffisamment en confiance pour s’assurer de leur engagement dans ce domaine.
Des formations à l’intention des personnes qui travaillent autour des thèmes de la sexualité, des droits et de l’éducation sexuelle existent depuis de nombreuses années. Pourtant, malgré des avancées, et parfois même des engagements forts des institutions au travers de chartes ou projets visant à favoriser l’accompagnement d’une sexualité libre et consentie des bénéficiaires, des bénéficiaires et des professionnel·le·s non spécialistes, le plus souvent non revendicatrices, ne voient pas d’ouverture autour de l’intimité dans leur quotidien.
Les personnes formées maintiennent l’équilibre du système en place en accueillant celles et ceux qui manifestent fortement. Elles le font toutefois le plus souvent avec des propositions connues, suggérées par un positionnement, parfois nommé hétérocentré, validocentré, normé. Et rien ne bouge.
Il existe toujours, dans les structures de prise en charge, des personnes non reconnues comme séduisantes, désirables, désirantes, aimables, sensuelles. Pourtant, elles possèdent aussi un imaginaire érotique et des possibilités d’explorations sensorielles. La dimension de l’intime, comme source d’élan du vivant en chacun·e, se trouve alors niée. De ce point de vue, les institutions peuvent apparaître comme des structures performantes, productives et normatives.
L’ensemble des interpellations des minorités invite à re-considérer cette non prise en considération. En effet, chaque voix d’expression autour de l’intimité, de la sexualité et du corps est une façon de dire « Regarde-moi, écoute-moi… J’existe à travers mon corps, mes sensations, mes voix d’expression … Un univers intime m’est propre. Je ne cherche plus à vous plaire, mais à me plaire tel·le que je suis, laissez-moi prendre ma place ! »
Pour être en accord avec la mutation en cours, il se révèle donc opportun de repenser le focus, la forme et les outils des temps de formation à l’intention des professionnel·le·s sur ces questions. Cette démarche favorisera l’engagement de l’ensemble des acteurs·trices au sein des institutions dans un processus co-créatif de transformation.
Le focus
Majoritairement, ces questions autour de l’intimité et du corps sont abordées sous l’angle de la sexualité et se limitent à un vécu sexuel. Ce parti pris induit rapidement une structure de pensées, un magma de savoirs et d’actions dicté par un inconscient collectif bien trop chargé émotionnellement pour s’ouvrir à d’autres sources d’inspiration complètement hors des cadres. Le jeu de la recherche de solutions et de propositions est ainsi biaisé. Tout est limité dans un contenant sécurisé.
Une autre perspective d’approche pourrait être d’aborder l’intime comme une dimension vivante de l’être humain, car c’est le point nodal des expériences singulières de chacun·e en lien avec le corps et la sexualité. Des sensations, des ressentis et des expériences intimes vont en effet représenter la base de la création de l’univers intime de chaque individu. Ensuite, il deviendra possible d’explorer individuellement et collectivement son chemin d'une sexualité libre et consentie.
Aussi, il semble pertinent de concevoir des formations, à l’intention des professionnel·le·s, où il sera question de ré-enchanter les pratiques pour laisser l’intime prendre place au centre des modèles d’accompagnement. Cette approche permettra à « tout le monde » de se découvrir en auto-exploration pour sentir cet espace ressource d’élan de vie. Cela constitue une étape préalable indispensable à toute future rencontre.
La forme
Notre société contemporaine invite à faire preuve d’ouverture à l’autre dans le domaine de l’intime, par un déplacement des règles en vigueur, d’un ajout de lettres, de cases, de modulation du langage, de se dire libertin ou en polyamour, mais pas seulement.
L’appel est de transformer l’ensemble des systèmes existants, ou plutôt d’entrer dans un processus co-créatif. Cela aura comme impact un effritement des structures obsolètes, pour laisser la place à l’émergence de l’intime comme une dimension vivante de l’être, et ainsi ouvrir les institutions à ce qui se vit pour l’ensemble des personnes présentes, inclu·e·s les professionnel·le·s.
Cette transformation passe par un ré-enchantement, c’est-à-dire par la conscience d’appartenir et d’œuvrer à quelque chose de plus grand que soi. Il s’avère important d’y donner du sens et de garder présente la part mystérieuse de l'intime en l’enveloppant dans sa dimension sacrée.
Il devient alors question de s’engager dans des temps de partages qui cultivent le vivant et enrichissent chacun·e. Il ne s’agit plus de proposer des solutions spécifiques à l’intention de minorités, mais bien d’imaginer la mise en place d’espaces co-créés pour faciliter des modèles multiples d’accompagnement dans le domaine de l’intime. Toutes et tous en sont responsables, ce qui garantit l’accès à des possibilités d’expérimentations qui vont ouvrir des voies pour l’ensemble des individus.
Pendant ces temps de formation, il serait demandé aux professionnel·le·s de participer à ce qui est enseigné, en apportant leurs savoir engagés. Ils et elles s’impliquent ainsi à nourrir et à créer le contenu enseigné dans une perspective d’enrichissement collectif.
Ce processus co-créatif, d’où émergera le nouveau, demande aux acteur·trice·s de plonger, de lâcher le connu, de reconnaître leur ignorance, de laisser traverser le vivant, d’oser sentir que tout est possible, de goûter l’impermanence, d’être touché, de créer pour soi, en soi et ensemble. La transformation remet en jeu la hiérarchisation des savoirs, les espaces et les voies d’expression, les modèles dans le domaine de l’intime et de la sexualité. C’est un peu vertigineux et aussi enivrant.
Les outils
Un autre pas à franchir est de transférer des outils comme le « Sôma » (le corps sujet de l’expérience), la méditation, l’expression artistique, le toucher ou le mouvement, pour oser lâcher le mental. Si l’activer est parfois très opportun, il est aussi le contenant d’un ensemble de croyances acquises, qui agitent et ouvrent uniquement sur des solutions connues. Le mental raisonne à l’inconscient collectif, il bloque l’accès à de nouvelles perceptions et à la construction d’autres réalités. S’ouvrir à l’univers intime de l’autre demande d’oser passer dans d’autres registres d’expériences, qui elles-mêmes seront sources d’enseignement.
A travers l'exploration somatique, notamment, il est possible de faire l'expérience d'une immersion en soi, qui ouvre au déploiement de l’être dans sa globalité de sensations vivantes. Sentir le corps comme vecteur d’être et comme source de création aide à développer une intelligence cellulaire à laquelle il est important d’apprendre à faire confiance. Le corps devient ainsi un précieux outil. Il est possible de faire alliance avec lui pour rester aligné·e dans son espace et oser rencontrer l’autre dans sa singularité, sans vaciller, sans perdre pied ou se noyer. Bien au contraire, au fil du temps, il va s’agir d’apprendre à faire confiance et se réjouir de rencontrer cet autre si différent dans sa façon de se mouvoir, d’imaginer, de sentir, de désirer, indépendamment de son appartenance ou non à une minorité, comme si chacun·e était une planète à explorer.
En plus, d’être un allié, le corps reste un espace de créativité, de ressources et d’enseignement : s’ancrer, se rencontrer et habiter sa sphère intime, être en soi avant d’aller vers les autres, facilite un positionnement clair dans la relation professionnelle.
Et pour finir, être en lien avec son corps et avec son intime règle naturellement la question des limites. Plus besoin d’aller chercher une validation à l’extérieur pour savoir et prendre la responsabilité de ce qui est accepté et ce qui ne l’est pas. Les droits, les normes et les conventions sautent.
Le flux du mouvement actuel pousse chaque être vers quelque chose de nouveau à inventer. Au fil des expériences, de nouveaux savoirs collectifs se tisseront dans la justesse de ce qui se déroule individuellement et collectivement. Ils ouvriront à des expériences inédites, où naîtront des possibles inattendus et porteurs de sens, et qui redonneront à l’intime sa dimension « ça crée ». C’est là, la magie du ré-enchantement des pratiques.
Cet article appartient au dossier Intimité(S)
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Christine Fayet, «Vers l’auto-découverte de l’intimes», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 19 avril 2022, https://www.reiso.org/document/8854