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Pour contribuer à construire une politique de santé publique autour de la mort qui réponde aux attentes des citoyen·ne·s vaudois·ses, un colloque va explorer la fin de vie au mois d’octobre. Rosette Poletti y interviendra. Interview.
Pour contribuer à construire une politique de santé publique autour de la mort qui réponde aux attentes des citoyen·ne·s vaudois·ses, un colloque va explorer la fin de vie au mois d’octobre. Rosette Poletti y interviendra. Interview.
Propos recueillis par Céline Rochat
(REISO) En 2022, la mort continue à faire peur. Comment l’expliquez-vous ?
(Rosette Poletti) Depuis le fond des âges, la mort fait peur. C’est normal, et on n’enlèvera jamais cette peur. La mort, c’est aller vers l’inconnu, c’est la fin de l’existence. J’ai accompagné plus d’une centaine de personnes dans cette étape, et je peux vous dire que je n’ai jamais vu de happy death. Même si elle est vécue dans la sérénité, elle reste un événement dramatique : peu de personnes ont vraiment envie de partir ; on préférerait rester avec ceux et celles que l’on aime.
La mort, immatérielle par excellence, est-elle plus difficile à appréhender dans notre société si matérielle ?
Cela joue sans doute un rôle. Je pense aussi que la baisse des croyances a une incidence. Dans les précédentes générations existaient beaucoup plus de connaissances religieuses et de foi. Les gens s’appuyaient des convictions fortes, ils « savaient où ils allaient », ils avaient sans doute moins la sensation de trouver un possible néant. En ce sens, les nouvelles spiritualités, qui parlent d’aller vers la lumière et l’amour, ressemblent à ces croyances et peuvent diminuer les craintes de mourir. Mais comme je l’ai dit, une part d’angoisse subsistera toujours.
Ces dernières années, le Covid est venu remettre la mort au centre de nos vies de manière abrupte et violente. Ces décès traumatisants vont-ils laisser des traces dans l’inconscient collectif ?
Les personnes qui ont vécu le décès d'un·e proche sans pouvoir lui dire au revoir portent en effet un traumatisme. Avoir eu recours au numérique, c’est mieux que rien, mais ce n’est pas naturel du tout. Ces grosses blessures ne sont pas cicatrisées, les gens en parlent encore. Ce sont des séquelles à prendre en charge.
Nous assistons aussi à une évolution dans la manière de vivre sa mort : les personnes émettent toujours plus le souhait de mourir à la maison. Qu’est-ce que cela signifie ?
Il y a une recherche de prise de responsabilité sur la vie et sur la mort. Ce qui est paradoxal en Suisse, c’est qu’on insuffle la mentalité de se débrouiller tout au long de sa vie, mais au moment de la mort, on prend en charge les individus, à l’hôpital et aux soins palliatifs, sans leur proposer d’autres alternatives. Or, les gens veulent décider de comment ils vont mourir et beaucoup émettent le désir de quitter cette terre depuis chez eux, en entendant leurs petits-enfants jouer ou en écoutant leur musique préférée. Ils et elles ne veulent pas changer d’environnement au moment de tout laisser derrière eux.
Ce que vous mentionnez là relève en fait de la liberté de choix à laquelle chacun·e peut aspirer...
La liberté est le plus beau cadeau que l’on peut recevoir, à n’importe quel moment de la vie. J’ai un beau souvenir d’un accompagnement durant lequel la dame avait fait venir un chaman. Il a dansé et chanté dans sa maison. J’ai souri durant ce moment, parce que ce n’est pas banal, mais aussi parce que ses rituels étaient tellement sonores que cette femme n’aurait jamais pu vivre ça ailleurs que chez elle.
Quel est le rôle de la société dans cette évolution ?
La société doit faire en sorte que ces désirs soient possibles en adaptant les assurances, ainsi que l’offre médicale et soignante. Les gens rejettent l’interventionnisme, ils veulent pouvoir prendre en main leur mort comme ils ont pris en main leur vie. Comme je le mentionnais, on se montre très exigeant vis-à-vis des individus tout au long de leur vie, on attend d’eux qu’ils se prennent en charge. Mais il reste deux domaines où ce n’est pas le cas : la médecine et la fin de la vie. Là, on exige encore que les individus obéissent, sans poser trop de questions, sans donner leur avis. Voyez par exemple le placement en EMS après une fracture du col du fémur : régulièrement, pour des questions de disponibilité, les aîné·e·s accidenté·e·s sont placé·e·s dans un établissement situé hors de leur commune, parfois loin de leur domicile. Cette décision d’office et définitive suscite beaucoup de détresse, pour la personne concernée comme pour le·a conjoint·e, qui voit sa vie se compliquer pour rester auprès de son compagnon ou sa compagne. Il serait pourtant tellement plus humain et acceptable de transférer la personne dans une institution choisie ou proche de sa famille lorsqu’une place se libère. Mais on ne le fait pas, avec pour seul argument le « c’est comme ça ». Ce manque de souplesse n’est plus acceptable aujourd’hui.
Cette « rigidité » se trouve aussi dans la légitimation du deuil par la société, où seuls les liens du sang sont reconnus...
Maintenant qu’on a le mariage pour tous, il faut effectivement instaurer le deuil pour tous ! Perdre un·e ami·e peut être beaucoup plus affectant que perdre quelqu’un de sa famille avec qui l’on n’avait plus ou peu de liens. Pourtant, on n’a pas le droit d’avoir congé pour aller dire au revoir à cet·te ami·e si important·e. On ne devrait pas être administratif en matière de deuil, mais reconnaître les liens du cœur.
Rosette Poletti en six dates
1938 Naissance à Payerne. Durant son adolescence, vit à Londres, aux Etats-Unis et en Inde.
1961 Achève des études d’infirmière. Après une licence en sciences de l’éducation et un diplôme de théologie à l'Université de Genève, elle s'occupe de patient·e·s en fin de vie en milieu hospitalier
1965 Départ aux USA. Obtient un un doctorat en sciences de l'éducation, effectue des travaux en recherche clinique infirmière sur le deuil et l'accompagnement de fin de vie
1998 Fonde l'association Vivre son deuil Suisse, qui organise des conférences, séminaires et des cafés-deuil
2003 Publie Vivre son deuil et croître
2009 Publie Comment se dire adieu... : rupture, séparation et deuil
2022 Participe à la formation d’une nouvelle volée de thanadoulas
Revenons à la fin de vie et aux choix personnels : il existe aujourd’hui la possibilité de se faire accompagner par des doulas de fin de vie. Quel est leur rôle ?
Dans les siècles précédents, il y avait toujours des femmes expérimentées qui venaient au chevet des mourant·e·s et qui accompagnaient les proches. Par exemple, lorsque ma grand-mère est morte, je me souviens qu’on a appelé la sage-femme du village. J’ai regardé cette scène en tant que petite-fille — peut-être qu’elle a joué un rôle par rapport à ce qui m’a habité ensuite — et j’ai perçu toute la sécurité que sa présence apportait. Elle connaissait, elle savait ce qui allait se passer, et comment ça pouvait se passer, elle n’avait pas peur. Les thanadoulas ont repris ce rôle, qui existe par ailleurs dans toutes les cultures. Ces personnes, dotées de beaucoup de maturité, ne sont pas des professionnelles de la santé, mais elles sont formées à l’accompagnement et se tiennent présentes à la demande.
Doulas de naissance, thanadoulas, auparavant sages-femmes qui veillaient les personnes en fin de vie : ce sont de puissants symboles du cercle de la vie...
C’est ça. Elles offrent un accompagnement qui place l’humain au centre, elles partagent leur expérience, elles rassurent. Les thanadoulas ont assisté à beaucoup de façons de partir et, durant leur formation, ont beaucoup réfléchi à leur propre issue. Ces compétences leur permettent de pacifier les derniers instants. Elles savent, par exemple, que la respiration peut être perturbée et peuvent rassurer le proche présent sur ces imprégnations physiques de la mort sur le corps. Elles sont un humain présent pour un autre humain, qui apporte notamment de la sérénité face à l’angoisse.
Une sérénité qui se répercute alors sur la personne qui s’en va...
Bien sûr ! Nous sommes des êtres énergétiques, dont les vibrations se transmettent à l’autre. Pour cette raison aussi, l’environnement dans lequel se trouve la personne en fin de vie est important.
Les thanadoulas sont un humain présent pour un autre humain, une présence qui rassure et apporte de la sérénité face à l'angoisse
Elles utilisent aussi le toucher, cet élément essentiel qui fait défaut avec les moyens numériques...
Exactement ! Le sens tactile est tellement important. Dans la formation, toute une série d’approches est enseignée aux doulas. À la demande de la personne accompagnée, elles peuvent par exemple masser doucement les pieds, le crâne : ces gestes font tant de bien quand il y a des douleurs... Nous avons un corps, il faut l’habiter, jusqu’au dernier moment.
Le deuil et son processus s’avèrent très personnels. Ne devrait-on pas parler des deuils ?
Au Québec, ils utilisent une expression que j’aime beaucoup. Ils parlent des « brisures de la vie ». Je trouve cela très juste, car le deuil n’est pas forcément lié à la mort. Il peut s’agir d’une faillite, d’une séparation. Le départ d’un animal de compagnie peut engendrer aussi beaucoup de souffrances. Tous ces événements sont autant de processus de deuil différents et c’est extrêmement personnel. Cette expression imagée des Québécois·es le relève et je l’ai adoptée.
À 84 ans, vous avez accompagné des centaines de personnes vers leur mort, formé de nombreuses thanadoulas, étudié le deuil. Ressentez-vous encore des angoisses à l’idée de votre propre départ ?
Non, je n’ai plus d’angoisses, mais de la tristesse. J’aime les gens avec qui je vis (ndlr : Rosette Poletti vit avec des réfugié·e·s tibétain·ne·s depuis 2014), j’ai envie de voir grandir ces enfants, moi qui n’en ai jamais eus, et de partager encore longtemps des moments avec elles et eux. Si je pense à cette notion du départ, je suis triste, car je resterai bien volontiers, mais je ne ressens aucune peur. Je crois aussi en la force de survie et j’ai confiance. On verra bien !
Quatre jours de colloque
Colloque Les couleurs de la mort, du 5 au 8 octobre à Lausanne. Sur inscription
Conférence de Rosette Poletti, vendredi 7 octobre 2022