Les profonds changements de l’assurance invalidité
Certains estiment que l’assurance invalidité n’est pas réformable. Ce point de vue reflète une méconnaissance des profonds changements qui ont marqué cette assurance sociale depuis sa création.
Par Jean-Pierre Tabin, professeur, Haute école de travail social et de la santé · EESP et Université de Lausanne, Isabelle Probst, professeure, Haute école de santé Vaud et Nelly Courvoisier, responsable de recherche, Université de Lausanne et London School of Economics and Political Sciences
La notion de « réadaptation professionnelle » des personnes invalides émerge au cours du XXe siècle en rupture avec les politiques qui considéraient les personnes infirmes comme inférieures et incurables [1]. L’assistance aux infirmes sans ressources fait place à un nouveau consensus autour de l’intégration sociale et économique des invalides que concrétise la création de l’assurance invalidité (AI) en 1959.
Dès l’origine, c’est une définition économique de l’invalidité qui est choisie : il s’agit de « la diminution de la capacité de gain, présumée permanente ou de longue durée, qui résulte d’une atteinte à la santé physique ou mentale provenant d’une infirmité congénitale, d’une maladie ou d’un accident » (art. 4, LAI, 1959). Cette définition marque une distance par rapport au champ médical. L’atteinte à la santé ne suffit pas à définir l’invalidité, il faut en outre ne pas pouvoir occuper un emploi dans son domaine d’activité.
Le politique donne d’emblée la priorité à la réadaptation, les rentes n’étant prévues que « pour les assurés dont la réadaptation n’est pas possible ou ne l’est que dans une mesure insuffisante » (Conseil fédéral 1958, p. 1177) [2]. La conception de la réadaptation qui prévaut alors est celle de la réparation. L’idée est que la capacité de gain peut – au moins dans certains cas – être redonnée, augmentée ou maintenue. Elle est donc perçue comme un objet sur lequel on peut agir de l’extérieur.
Les motivations des années 60
Les prestations proposées par l’AI sont des solutions pensées pour permettre de r-établir et de valoriser la capacité de gain des personnes considérées comme réadaptables.
Ces mesures sont d’inspiration libérale puisque « le droit au placement ne signifie pas le droit au travail et qu’on ne saurait porter atteinte à la liberté contractuelle ni des employeurs, ni des salariés » (Conseil fédéral 1958, 1204). L’insertion professionnelle des personnes invalides n’est donc pas contraignante pour les employeurs. En traitant les personnes invalides de manière identique et en faisant comme si toutes les personnes catégorisées comme réadaptables avaient des chances égales de réinsertion professionnelle, la loi occulte l’effet du travail et des inégalités sociales sur la santé (Bihr et Pfefferkorn 2008). Elle ignore également les effets de la position sociale sur la capacité à suivre une formation dans le cadre d’une reconversion professionnelle.
L’assurance invalidité est bien une assurance, fonctionnant selon une logique économique. Cela implique que les mesures de réadaptation sont conçues comme un investissement. Leur but est de permettre une amélioration notable de la capacité de gain et ce faisant de diminuer les coûts de l’assurance. Les mesures ne sont pas fournies à toutes les personnes considérées comme invalides, mais seulement à celles pour lesquelles l’investissement est rentable : l’assurance participe ainsi à la ségrégation sociale entre personnes considérées ou non comme (ré)insérables.
Dans cette conception originelle de la réadaptation, l’invalidité est une inadaptation et les politiques sociales ont pour objectif de la compenser, lorsque cela semble possible, en donnant ou rendant aux personnes ce qui leur manque pour atteindre ce qui est défini comme la normalité à l’âge actif : l’emploi. Ce faisant, elles ne font pas que reproduire des normes concernant la vie en société, mais contribuent activement à leur production en définissant les comportements acceptables et en imposant des représentations normatives des parcours de vie.
Les conceptions du 3e millénaire
Une conception radicalement nouvelle de la réadaptation se concrétise avec les 5e et 6e révisions de l’AI entrées en vigueur en 2008 et en 2012. Ces révisions ont pour but de diminuer le nombre de rentes : moins 20 % de nouvelles rentes pour la 5e révision, moins 5 % du nombre total de rentes pour la 6e. Ces objectifs chiffrés modèlent la nouvelle politique de réadaptation. De réparation de déficits, la réadaptation devient mobilisation de capacités de travail inexploitées. Il s’agit de responsabiliser les personnes assurées, de changer leurs dispositions face à l’emploi et leur capacité à surmonter leurs problèmes.
Selon cette nouvelle conception, l’incapacité de gain des personnes invalides résulte d’abord de leur appréciation de la maladie et de ses conséquences. Le Conseil fédéral affirme qu’on observerait une évolution de la « conception de la maladie » et que les jugements portés par les malades sur les conséquences de celle-ci seraient souvent erronés. La solution retenue pour résoudre ces problèmes est une nouvelle définition, nettement plus étroite, de l’invalidité qui permet d’imposer aux personnes souffrant de troubles « non objectivables » l’idée qu’elles doivent se réinsérer dans l’emploi.
Le Conseil fédéral veut en effet éviter ce qu’il nomme un processus de « chronification » de l’invalidité. « Ce n’est que lorsque la maladie, son traitement et l’incapacité de travail qui y est liée ont duré un certain temps » que les personnes prennent contact avec un office AI. « Désormais bénéficiaires potentiels de prestations de l’AI », elles ne voient leurs douleurs, « par définition subjectives », que « tardivement évaluées sous un angle autre que celui de leur bien-être » (Conseil fédéral 2005, 238). Le but du Conseil fédéral est de renverser ce processus en mettant la priorité sur l’emploi plutôt que sur le bien-être. La 5e révision décrète qu’« il n’y a incapacité de gain que si celle-ci n’est pas objectivement surmontable » (art. 7, al. 2 LPGA) et rend exigible « toute mesure servant à la réadaptation de l’assuré, à l’exception des mesures qui ne sont pas adaptées à son état de santé » (art. 7a LAI).
L’« accoutumance » et la « stimulation » au travail
Des nouveaux types de mesures visent à transformer les dispositions individuelles face à l’emploi et à la réadaptation. Des mesures d’occupation (pour les personnes sans qualification professionnelle) et des mesures socioprofessionnelles (pour celles qui souffrent de troubles psychiques) visent à maintenir l’« accoutumance au processus de travail » et « la stimulation de la motivation au travail » (art. 4quinquies al. 1, Règlement sur l’assurance invalidité). Une révision périodique de toutes les rentes sous l’angle de la réadaptation est également introduite, même en l’absence de modification notable de l’état de santé ou de la situation professionnelle.
En résumé, cette nouvelle conception de la réadaptation est une réforme majeure. L’action de l’assurance s’organise désormais autour du maintien en emploi ou au moins en activité des personnes atteintes dans leur santé. La cause de l’incapacité de gain sur laquelle il faut agir n’est plus comme auparavant la capacité de travail, mais la difficulté subjective à estimer ou mobiliser une capacité de travail résiduelle.
Contrairement au modèle précédent qui proposait une claire séparation entre deux types de parcours de vie, celui d’invalide et celui de valide, cette nouvelle conception tend à effacer les frontières entre les deux statuts. Elle affecte la définition de l’invalidité par la nécessité de surmonter un état psychique ou somatoforme [3] problématique pour l’emploi. Mais elle affecte également l’emploi par l’instauration de statuts particuliers comme le placement à l’essai (travailler pour une entreprise en étant payé par l’AI).
La première conception prévoyait une séquence de type : incapacité de gain – réadaptation si possible – retour à l’emploi, et exclusion de l’emploi si la réadaptation n’est pas possible. Désormais, les mesures AI sont possibles en l’absence d’incapacité de gain, voire en l’absence d’incapacité de travail, se poursuivent pour les personnes réinsérées dans l’emploi et peuvent être proposées à des personnes considérées comme valides. Aussi bien la définition normative de l’invalidité que celle de l’emploi et de la santé sont donc revisitées.
La stigmatisation des malades psychiques
Selon les discours officiels, la nouveauté des années 1990 ne serait pas l’augmentation du nombre de bénéficiaires de rentes, mais ses causes. Jusqu’alors en effet, l’augmentation du nombre de rentes, considérée comme banale, est attribuée à des facteurs démographiques et à l’amélioration des prestations, par exemple l’introduction du quart de rente.
Selon le Conseil fédéral, le problème vient des maladies psychiques. Les médecins tendraient à surestimer l’incapacité de travail de ces patient·e·s et les mesures de réadaptation seraient moins efficaces pour cette catégorie d’assuré·e·s que pour les autres (Conseil fédéral 2001, 3058-9). Le débat ne s’attarde donc pas sur les facteurs économiques et sociaux qui expliquent l’augmentation des rentes d’invalidité. Il ne porte ni sur les effets possibles de la crise économique sur la santé et l’intégration ou le maintien en emploi de personnes atteintes dans leur santé, ni sur le rôle de la participation accrue des femmes au marché de l’emploi.
La double explication choisie par le Conseil fédéral constitue un groupe spécifique de bénéficiaires de rentes comme problématique du point de vue de l’assurance, la statistique est utilisée pour le démontrer. En un mot, les assuré·e·s catégorisé·e·s comme malades psychiques sont de mauvais risques. C’est sur cette base que se fondent les 5e et 6e révisions visant en premier lieu l’encadrement et l’activation des personnes supposées souffrir de troubles psychiques.
- Lire aussi dans notre revue :
L’analyse de Philippe Graf sur le marché du travail fictif et les problèmes qui en résultent pour les mesures de réadaptation professionnelle : Renvoyé de l’AI vers le « marché du travail équilibré » (2012)
L’article d’Isabelle Probst Troubles musculo-squelettiques : le prix du déni (2012)
L’article de Cristina Ferreira Pourquoi tant de conflits sur l’assurance invalidité ? (2011)
- Lire aussi les prises de position d’Agile Entraide Suisse Handicap. Site internet sur la 6e révision a et b de l’AI.
[1] Article rédigé pour REISO et Services Publics.
[2] Références
- Bihr, Alain et Roland Pfefferkorn. 2008. Les inégalités sociales de santé. Interrogations ? 6 : 60-77. En ligne.
- Breitenmoser, Beatrice, Daniela Foffa, Kathrin Guggisberg, Carmen Rouiller, François Donini et Bruno Nydegger Lory. 1999. Pourquoi y a-t-il de plus en plus de rentiers AI ? Sécurité sociale CHSS, 6 : 288-292.
- Conseil fédéral. 1958. Message du Conseil fédéral à l’Assemblée fédérale relatif à un projet de loi sur l’assurance invalidité ainsi qu’à un projet de loi modifiant celle sur l’assurance vieillesse et survivants (du 24 octobre 1958). Feuille fédérale 2 (45) : 1161-1348.
- Conseil fédéral. 2001. Message concernant la 4e révision de la loi fédérale sur l’assurance invalidité. Feuille fédérale 1 (29) : 3045-3166.
- Conseil fédéral. 2005. Message concernant la modification de la loi fédérale sur l’assurance invalidité (5e révision de l’AI). Feuille fédérale 30 : 4215-4376.
[3] Selon la Classification internationale des maladies (CIM-10), le trouble somatoforme est un trouble mental caractérisé par des symptômes physiques (p. ex. douleurs) sans base organique.