Handicap et autonomie : ce qu’en disent les jeunes
La question de l’autonomie est fondamentale dans la pratique du travail social. Une recherche s’est intéressée aux représentations que les personnes ayant une déficience intellectuelle se font de leur propre autonomie.
Par
Line Lachat, responsable du Service de Formation à la Vie Autonome, Pro Infirmis Vaud
Murielle Martin, professeure à la Haute Ecole de travail social et de la santé, Lausanne
Loraine Matthey, étudiante à la Haute Ecole de travail social et de la santé, Lausanne
En collaboration avec la Haute Ecole de travail social et de la santé de Lausanne, le Service de formation à la vie autonome (SFVA) de Pro Infirmis Vaud a suggéré une thématique pour un travail de Bachelor. Il semblait en effet utile aux formateurs et formatrices du SFVA de connaître les représentations de l’autonomie des apprenant.e.s, afin de pouvoir répondre de manière encore plus adaptée à leurs besoins. Dans le cadre de sa formation en travail social, Loraine Matthey a opté pour ce thème. Elle a ainsi interrogé trois apprenant.e.s du SFVA âgé.e.s de 24 à 25 ans (Lise, Jean et Marc [1]) au sujet : de leurs représentations de l’autonomie ; de la manière dont ils.elles se sentent autonomes (ou non) dans leur vie quotidienne ; et de leurs projets d’avenir.
Le terrain de recherche de ce travail de Bachelor [1] était particulièrement intéressant pour aborder la notion d’autonomie. En effet, une des valeurs fortes de Pro Infirmis est de permettre aux personnes en situation de handicap de jouir d’une participation pleine et effective dans tous les domaines de la vie. Le SFVA, quant à lui, a pour objectif d’accompagner des adultes ayant une déficience intellectuelle à réaliser leur projet d’autonomisation. Afin d’avancer dans ce projet, ce service propose un dispositif de formation individualisée sur une durée moyenne de trois ans. Par l’articulation de formations collectives et de suivis individualisés, le SFVA apporte non seulement les compétences pratiques utiles à la vie indépendante (autonomie fonctionnelle) mais soutient également l’apprenant à faire ses choix et prendre des décisions éclairées (autodétermination).
Cet article présente les principaux résultats auxquels cette recherche a abouti ainsi que les pistes d’intervention qui se dessinent au niveau des établissements socio-éducatifs (ESE) et du SFVA en particulier.
L’autonomie : valeur essentielle du travail social
L’autonomie est une valeur fondamentale qui guide l’action socio-éducative. De ce fait, elle est visée par une majorité des ESE [2]. Or, si les professionnel.le.s travaillent avec leur représentation de l’autonomie, les bénéficiaires en ont également une. Ce dernier aspect est généralement peu exploré (Gremaud et Petitpierre, 2013 [3]).
Dans cette recherche, l’autonomie a été envisagée sous l’angle de ses deux facettes : l’autonomie fonctionnelle [4] et l’autodétermination – aussi appelée autonomie du jugement [5]. L’autonomie fonctionnelle est la capacité d’un organisme à survivre en s’adaptant aux conditions de son environnement [6] ; elle renvoie à la capacité à effectuer de manière indépendante les actes de la vie quotidienne (se lever, s’alimenter, se déplacer, etc.). L’autodétermination représente quant à elle la capacité à prendre des décisions en tenant compte de soi, des autres [7], du contexte et des conséquences potentielles [8|.
Afin d’aborder l’autonomie des interviewé.e.s, le cadre de référence du Processus de Production du Handicap (PPH) [9] a été adopté. Ce modèle donne notamment des repères pour évaluer la manière dont une personne exerce les différentes activités de son quotidien. Ces dernières sont appelées habitudes de vie, et sont classées en 12 domaines : Nutrition, Condition corporelle, Soins personnels, Communication, Habitation, Déplacements, Responsabilité financière, Relations interpersonnelles, Vie communautaire, Education, Travail, Loisirs. Chaque personne a donc été interrogée sur la manière dont elle se sent autonome dans ces domaines, sur son degré de satisfaction, ainsi que sur ses projets d’avenir.
L’autonomie : ce qu’en disent les trois personnes interrogées
Pour Lise, Marc et Jean, l’autonomie est synonyme d’indépendance (alors que théoriquement ces deux notions sont distinctes, l’autonomie étant un processus interne à la personne et l’indépendance se jouant dans la relation avec son environnement [10]) ; elle représente un état à atteindre (selon la littérature, il s’agit d’un processus jamais terminé [11]). Ils.elles abordent des éléments se rapportant aux deux facettes de l’autonomie, avec un accent mis sur l’autonomie fonctionnelle ; la prise d’indépendance semblant passer par la capacité à effectuer ses activités seul.e au quotidien. Ainsi, voici la définition de Marc : « On vit ce qu’on a envie, on peut choisir ce qu’on fait le jour même. On peut choisir nos week-ends. On peut choisir, prendre nos jours de congé. Quand on est au travail, justement quand on est autonome, on n’est pas sans arrêt surveillé. On fait plus de tâches intéressantes, et non pas juste peler des patates en cuisine ou faire des ateliers où on ne bouge pas. »
Dans le même sens, les personnes interrogées expriment une grande envie de pouvoir réaliser les actes du quotidien de façon indépendante. Lise l’exprime clairement : « Parce que je n’aime pas trop qu’on me surveille, qu’on me lave moi, je ne suis pas un bébé. Je suis grande et je me débrouille. » Jean renchérit : « J’aime mieux faire seul. » Vivre avec un minimum d’accompagnement éducatif au quotidien semble être une envie partagée.
Les entretiens ont également confirmé le fait que les personnes concernées souhaitent être reconnues comme des adultes à part entière et être actrices de leur vie. « Je préfère que je décide moi. Je n’aime pas quand les gens décident pour moi. On croit que je suis une serviteuse. Tu fais ci, tu fais ça, et moi je ne suis pas d’accord » dit Lise. A l’instar de Marc, les interviewé.e.s sont d’ailleurs mécontent.e.s de certaines formes d’accompagnement reçu en milieu familial et/ou institutionnel : « J’étais même assez indépendant avant de venir à l’institution [ESE fréquenté avant de venir au SFVA]. J’ai toujours été à l’AI, mais j’étais quand même indépendant. Je prenais mes médicaments chez moi… et tout. Puis, en institution, j’ai fait un pas en arrière, parce qu’on m’a retiré toutes ces libertés. » Cet accompagnement peut ainsi parfois être vécu comme de la surveillance, de l’infantilisation ou encore un abus de pouvoir.
Des pistes pour les travailleurs et travailleuses sociales
Nous l’avons vu, Lise, Marc et Jean souhaitent devenir « autonomes au quotidien ». Il semble donc important de réfléchir à la manière dont les travailleurs et travailleuses sociales pourraient favoriser de manière encore plus efficace ce processus. Parmi les nombreuses pistes existantes, deux ont été retenues plus spécifiquement.
- Permettre à la personne d’être actrice de son accompagnement :
Il serait important de permettre aux personnes de vivre davantage à leur manière, et pas seulement selon les lignes dictées par l’organisation institutionnelle et/ou les personnes qui les accompagnent ; et par là leur permettre d’exercer leur autonomie du jugement. Pour Ricœur [12], cela est faisable en reconnaissant l’individu comme « homme capable », et donc en respectant sa capacité à concevoir des buts, des engagements et des objectifs.
Il s’agit également pour les professionnel.le.s du travail social d’être bienveillant.e.s, non dirigistes et d’intégrer la personne tant dans les décisions qui la concernent au quotidien que dans le choix de ses projets et objectifs de vie. L’idéal serait de tenir compte du désir du sujet, sans parler ni faire à sa place.
- Développer les offres de formation :
La formation dispensée au SFVA est très appréciée des interviewé.e.s. Selon leurs dires, elle leur donne la chance de ne pas vivre totalement encadré.e.s, d’être plus libres, de faire davantage ce qu’ils.elles souhaitent et de développer de nouvelles compétences dans la manière de mener leur vie.
Ces apports et avantages de la formation amènent à se questionner sur la possibilité de renforcer ce type de formations au sein des ESE. Tenant compte des deux facettes de l’autonomie, elles pourraient proposer des offres de cours axées à la fois sur le développement des habilités quotidiennes et sur la capacité à se connaître, se positionner, prendre des décisions. Marc le suggère d’ailleurs : « Certaines personnes qui peuvent être indépendantes, mais qu’on ne veut pas écouter, perdent leur temps en institution, parce que c’est un gâchis, je veux dire. Quand elles ont les capacités à être autonomes, il faut, au contraire, les préserver et les entraîner. C’est bien qu’il y ait une formation comme ça. »
Dans le même sens, les chercheuses Gremaud et Petitpierre estiment qu’« il est important pour les personnes ayant une déficience intellectuelle (DI) de pouvoir continuer à apprendre tout au long de leur vie et pas seulement durant leur scolarité. En effet, à leur majorité, elles peuvent continuer à tirer un bénéfice de soutiens divers favorisant à la fois leur développement et leur connaissance. » [3]. La formation permettrait ainsi aux personnes de continuer à développer leurs capacités cognitives, affectives et psychomotrices ainsi que les compétences utiles à la vie de tous les jours.
Une grille d’auto-évaluation et une recherche auprès des parents
Le bilan est positif à plusieurs niveaux. En premier lieu, cette recherche a mis en évidence le fait que la clientèle du SFVA recherche une autonomie correspondant à celle véhiculée dans la société : vivre en appartement, choisir ses repas ou encore gérer son budget. Les apprenant.e.s ont donc les mêmes attentes de fond que tout un chacun. Elle a également confirmé l’importance de permettre aux personnes d’être véritablement actrices de leur projet de formation.
Puis, dans le prolongement de cette recherche, un nouvel outil a été développé sous la forme d’une grille d’auto-évaluation. Cette dernière est actuellement utilisée par les apprenant.e.s pour identifier où ils.elles se situent au niveau de leur processus d’autonomisation (progrès, forces et difficultés). Déjà mise en place, la grille leur apporte une motivation supplémentaire pour entrer dans les apprentissages nécessaires à leur projet de vie. Actuellement en cours de tests et d’améliorations, elle s’avère déjà un outil précieux de collaboration entre les professionnel.le.s, les apprenant.e.s et leurs familles.
L’autonomie se définit différemment selon la réalité vécue, les aspirations et les besoins des personnes. Si cette recherche a permis de mieux identifier les représentations que les apprenants se font de l’autonomie, ils ne sont cependant pas les seuls acteurs de leur projet d’indépendance. Il est donc important pour le SFVA de poursuivre cette réflexion par une recherche traitant des représentations que se font leurs parents de l’autonomie.
Références bibliographiques :
- Travail de bachelor réalisé en 2014 par Mme Loraine Matthey dans le cadre de sa formation à la HETS&Sa-EESP : « L’autonomie : qu’en disent les personnes avec une déficience intellectuelle ? Représentations de trois apprenants du Service de Formation à la vie autonome de Pro Infirmis à propos de leur autonomie ». Cette mini-recherche s’est déroulée dans le cadre du Service de Formation à la vie Autonome de Pro Infirmis (SFVA), dont Mme Lachat est responsable ; et a été dirigée par Mme Martin, professeure à la HETS&Sa-EESP.
- Coquoz, J. (1996). Autonomie et socialisation, deux valeurs obligées ? Petite Enfance, 58, 11-21.
- Gremaud, G & Petitpierre, G. (2013). Les apprentissages à l’âge adulte, qu’en disent les personnes avec une déficience intellectuelle ? Récupéré du site Déficiences intellectuelles
- Terme utilisé en premier lieu par Claparède : Claparède, E. (1931). L’éducation fonctionnelle. Neuchâtel et Paris : Delachaux & Niestlé.
- Terme utilisé en premier lieu par les philosophes stoïciens : Pesqueux, Y. (1998). Pour une lecture stoïcienne de la contrôlabilité.
- Autonomie. (1984). In Dictionnaire général des sciences humaines. Paris : Ciaco.
- Fuchs, E. (1995). Comment faire pour bien faire ? Introduction à l’éthique. Genève : Labor et Fides.
- Ninacs, W. A. (2003). Citoyenneté au quotidien : ouvrir des espaces et des possibles. Montréal : La Clé.
- Fougeyrollas, P., Cloutier, R., Bergeron H., Côté J. & St Michel, G. (1998). La Classification québécoise, Processus de Production du Handicap. Québec : RIPPH.
- Adant, G. (1994). Autonomie et indépendance : quelle différence ? Revue Québécoise d’Ergothérapie 1(3), 23-25.
- Meirieu, P. (2003). Frankenstein pédagogue. Paris : ESF.
- Svandra, P. (2007). L’autonomie comme expression des « capabilités ». Éthique et santé, 4(2), 74-77.
[1] Prénoms modifiés